ASSUMER NOTRE HUMANITE : LA NATURE DE L'EXPERIENCE SPIRITUELLE

 

Toutes les fois qu'on me parle de quelqu'un comme étant "très spirituel", j'ai envie de demander: " Qu'entendez-vous par là ? " Je suis en effet profondément sceptique à l'égard de certains modèles de spiritualité adopté par l'Eglise aujourd'hui. Par exemple, est-ce une marque de "spiritualité" de refuser d'être mêlé au "monde" ? de passer la plus grande partie de son temps libre dans l'Eglise ou dans des activités liées à l'Eglise ? d'insister sur le fait que chacun devrait avoir "un temps de méditation" chaque matin ? de ne lire que des livres chrétiens? d'essayer de "mourir à soi-même" comme si le Moi n'avait pas la moindre valeur ? surtout de ne pas s'engager dans les grands "'débats intellectuels" ?

 

J'aimerais suggérer que le modèle que la Bible nous propose est très différent. C'est ce point que je voudrais tenter de clarifier, point qui me semble d'importance évidente. Si notre vision de la spiritualité est fausse sur ce point, notre expérience spirituelle est vouée à l'échec ou du moins risque d'être sérieusement limitée, car ce qui est spirituel recouvre l'ensemble de l'expérience humaine. C'est comme si nous avions une fausse technique pour jouer au tennis: imaginez quelqu'un qui tiendrait sa raquette par la tête ou qui n'aurait que la moitié des cordes à sa raquette. Le jeu entier en serait fâcheusement affecté. C'est pourtant bien ce qui s'est passé tout au long de l'histoire de chrétiens attachés à la Bible : nous avons utilisé un modèle de spiritualité erroné. C'est pourquoi, en dépit de nos efforts bien intentionnés, des diverses techniques censées promouvoir la croissance de l'Eglise ou la croissance individuelle, en dépit des campagnes, des séminaires et de tout le reste, notre expérience présente néanmoins de graves carences.

Malheureusement, certains chrétiens engagés conscients de cette situation, ont réagi d'une manière puérile. Ils se sont fâchés, de sorte qu'ils sont devenus injurieux à l'égard de leur "parent" comme un jeune enfant qui donne libre cours à sa colère. C'est regrettable. Leur diagnostic sur la mauvaise santé du patient (pour changer la métaphore) est fréquemment juste; c'est le remède qui est inefficace. Car très rapidement ils en viennent à remettre en cause les fondements de leur foi, et l'on sait à quoi aboutit leurs révoltes : au naufrage de leur foi ou du moins, de la foi de ceux qui suivent leur exemple.

Il nous faut courageusement réagir contre ces deux tendances. Il n'est guère facile de "confesser nos fautes", comme nous le savons tous.

La nécessité de réexaminer un élément de notre vie aussi fondamental que notre vision de la spiritualité exige de notre part un degré d'honnêteté dont nous préférerions nous passer.

Car nous cabrons devant le brisement qui est le prix de la reconstruction. Nos amis méprennent nos intentions, d'autres repoussent les conclusions que nous tirons des textes bibliques impliqués, ce qui nécessite des efforts supplémentaires pour trouver la vérité. Et, ce qui est encore plus difficile, c'est de rester des instruments de paix tout en recherchant une meilleure spiritualité. Après tout, cela ne nous coûte rien de critiquer. Par contre, il peut être très coûteux d'être constructif, ainsi que l'exprime si clairement ce commentaire sur le déïsme au 18e siècle: "Sa puissance à critiquer surpasse largement sa capacité constructive. " C'est un avertissement à tous ceux qui veulent amener un changement - pour le meilleur, évidemment - car le changement n'est jamais invoqué pour le pire !

Si nous aspirons à un changement, il doit être constructif. Je crois que la base en est fort simple et évidente et qu'elle s'inscrit dans la trame de la Bible toute entière.

Commençons par Genèse 1, qui nous dit que Dieu créa une réalité physique. Il créa une variété infinie: chacune bonne, s'harmonisant de manière remarquable avec le tout. L'homme fut créé à l'image de Dieu, aussi bien l'homme que la femme, de sorte que tous les êtres humains furent créés selon notre ressemblance, dit Dieu (v.26-27). Tout comme la création entière, l'homme a été décrit par Dieu comme très bon (v.31).

Cependant, l'expérience de l'homme était d'ordre "spirituel". Dès l'origine, dès que l'homme fut créé, il se trouva dans un cadre religieux. L'homme était une entité physique, doté d'un corps comprenant une structure osseuse, un système sanguin, des nerfs, un tissu musculaire et le reste. Toutefois, l'homme était plus qu'une entité physique. L'homme était ce que nous appelons aujourd'hui une personne. En tant que personne, l'homme pouvait, dès l'origine, entrer en relation avec tout ce qui l'entourait, avec son semblable et également avec Dieu. Il pouvait penser, aimer, créer, communiquer par le langage, apprécier la beauté et ainsi de suite.

C'était là l'expérience spirituelle de l'homme. Il était tout aussi spirituel en cultivant le jardin d'Eden qu'en communiquant avec le créateur, en donnant des noms aux animaux qu'en aimant sa femme. Ici, il ne faut pas que nous prenions nos distances (pas plus que ne le fit Paul dans le NT, 1 Tim 4.3) : cette relation d'amour entre l'homme et sa femme comprenait leur union sexuelle. C'était là l'intention et le désir de Dieu. Il ne créa pas seulement l'homme pour dominer sur la création, mais aussi pour s'en délecter. Or, en régnant sur le monde et en y trouvant du plaisir, l'homme était spirituel. En fait, il vivait "l'expérience spirituelle" idéale. Pas d'églises, pas de chants, pas d'études bibliques, pas de lectures bibliques, pas d'évangélisation. Et pourtant, Adam et Eve étaient parfaitement spirituels.

En d'autres termes, leur relation avec Dieu s'exprimait dans la totalité de leur expérience humaine. Etre spirituel consistait à être humain et réciproquement. Il n'y avait aucune divergence entre les deux. Adam n'avait pas besoin de sortir de son expérience d'homme ordinaire pour "être plus près de Dieu". Il était aussi spirituel que Dieu voulait qu'il le soit !

Cependant, Adam et Eve choisirent de sortir du cadre moral établi par Dieu. Ce fut à ce moment-là que leur vie commença à se désagréger, entraînant dans cette expérience tous leurs descendants, et même la nature entière.

Le remède à cet état de choses nous est sans doute familier. Nous avons assez souvent entendu l'Evangile pour pouvoir le réciter par coeur (je pense surtout aux églises évangéliques). Mais malheureusement, la Bonne Nouvelle - et assurément elle l'est - de la venue du Fils de Dieu lui-même pour nous sauver de la loi du péché et de la mort a été exprimée d'une façon telle qu'elle rend sa capacité de guérir et de renouveler pratiquement inopérante. Car on a séparé ce qui est humain de ce qui est spirituel.

Certains, par exemple, ont pensé que la chute dans Genèse 3 signifiait pratiquement la fin du caractère humain de l'homme, comme si, pour utiliser une illustration, Adam et Eve avaient sauté du bord d'une falaise et s'étaient trouvés totalement déchiquetés en bas. Certainement que le moment historique de la rébellion d'Adam et Eve eut des effets suffisamment dévastateurs pour mériter une telle description. Cependant, la Bible dit qu'ils continuèrent à exister en tant qu'êtres humains aussi après la chute, c'est-à-dire avec toutes les expériences qui caractérisent la vie humaine. Pour citer l'expression de Jésus: Comme aux jours de Noé, ainsi en sera-t-il à l'avènement du Fils de l'homme. Car.. les hommes mangeaient et buvaient, se mariaient et mariaient leurs enfants (Mat 24.37-38). Cela a toujours été ainsi depuis la chute et le sera jusqu'à la seconde venue de Christ.

La continuité de l'expérience humaine suite à la chute peut paraître un fait si évident à certains qu'ils se demanderont pourquoi ce point mérite d'être souligné. Cependant, c'est d'une importance vitale: car même si l'on doit reconnaître que tout a été bouleversé par la chute, que l'homme est devenu - pour utiliser le terme du livre d'office anglican - "un misérable pécheur", il n'a pas pour autant perdu sa nature propre d'homme. Il n'a pas perdu les qualités qui, depuis la création, le distinguent de ce qui l'entoure. En bref, il n'a pas perdu son attribut essentiel d'être à l'image de Dieu, même si cette image a été horriblement déformée.

On pourrait comparer l'homme à une de ces peintures inestimables, oeuvre de l'un des grands maîtres de la peinture européenne, qui avait été défigurée à en être méconnaissable par un acte de vandalisme insensé. Pourtant, on peut encore reconnaître sa gloire première. Et, ce qui est primordial, elle continue à avoir de la valeur, à tel point qu'une oeuvre de restauration est immédiatement engagée.

 

C'est une des raisons pour lesquelles le rétablissement de l'homme a été entrepris. Dieu n'avait aucune obligation de sauver l'homme, mais choisit de le faire délibérément. L'homme de par sa nature avait une valeur propre qui poussa Dieu à s'engager à le sauver. Dieu a tant aimé le monde signifie que le monde était si précieux aux yeux de Dieu qu'il prépara son rétablissement: l'homme était si précieux pour Dieu que Dieu alla jusqu'à devenir homme lui-même! Retenons bien que la chute, alors même qu'elle défigura l'homme en tant que porteur de l'image de Dieu, ne lui enleva pas son humanité. Cela explique pourquoi tous les hommes ont une conscience (selon Rom 2); pourquoi même des pécheurs peuvent donner des bonnes choses à leurs enfants (comme Jésus le dit dans Mat 7.11); et pourquoi même nos adversaires, qui détestent la vérité de l'Evangile, peuvent découvrir certaines des vérités dans l'univers qui les entoure (Mat 16.3; Rom 1. 19). De ce fait, on trouve dans toutes les sociétés des histoires sur la compassion, l'héroïsme, la loyauté et l'amour. Il y a dans toutes les sociétés des gens qui ont soif de justice, qui exercent des activités créatives, qui ont un sens de l'honneur. Ces qualités et ces accomplissements ne les sauvent pas du jugement, bien qu'ils aient de la valeur. A cause d'eux, le monde est différent et meilleur. Mais s'ils existent, c'est parce que l'homme, bien que déchu, reste à l'image de Dieu.

 

Que signifie dès lors pour nous le salut ? Comment imaginons-nous le processus de restauration, pour reprendre l'image de la peinture endommagée ? Mais avant tout, quels liens y a-t-il entre l'expérience spirituelle et le fait d'être humain ?

 

La réponse est simple : l'oeuvre du salut a pour but principal de faire retrouver à l'homme l'expérience spirituelle qu'il a perdu au moment de la chute. Pour que cela soit possible, il faut un Sauveur. Grâce à lui, l'homme peut rétablir une relation avec Dieu et être accepté par Dieu, même s'il est pécheur, parce que l'expiation est entièrement suffisante. Il est justifié simplement par la grâce en faisant confiance à l'efficacité de l'oeuvre de Christ et à ses promesses; autrement dit, il est justifié par la foi. Cependant il n'est pas justifié pour se dérober à son humanité intrinsèque, mais au contraire pour y être réintégré, pour redevenir ce qu'il était quand l'homme fut créé au commencement.

 

Cette humanité, nous l'avons vu, comprenait tout ce dont la vie ordinaire est faite. Adam n'était pas plus spirituel en priant et moins spirituel en jardinant ou en passant un moment agréable avec Eve. La totalité de son expérience avait été voulue par Dieu et réjouissait son coeur. La vie tout entière était spirituelle. Or, c'est cet idéal de spiritualité qu'il nous faut retrouver maintenant. Nous glorifions Dieu dans les aspects les plus simples de notre vie: lorsque nous avons de bonnes relations avec ceux qui nous entourent; lorsque l'ambiance familiale est heureuse; lorsque nous sommes radieux et créatifs; lorsque nous trouvons des solutions à nos problèmes pratiques; lorsque nous savons savourer les plaisirs que notre corps et la nature environnante nous offrent; lorsque nous jouissons de la beauté et créons ce qui est beau. Il ne s'agit pas de renier notre humanité, ni de l'accepter à contre-coeur, comme s'il était meilleur d'être pasteur ou évangéliste qu'artiste ou jardinier, meilleur de passer notre temps à des activités "spirituelles" que "profanes". Nous devons absolument refuser une attitude pareille. Elle doit être extirpée de notre pensée et aussi de nos églises.

 

La résurrection de notre corps est l'aboutissement grandiose de cette vision régénérée de notre expérience spirituelle dans sa dimension humaine. Car qu'est-ce à dire, sinon que notre expérience dans sa totalité, même dans l'aspect physique de notre corps, a une valeur telle que Dieu va restaurer nos corps à la dernière trompette, quand, en un clin d'oeil, nous serons tous changés. C'est alors que notre humanité sera restaurée d'une façon parfaite, aussi bien physiquement que spirituellement.

 

En attendant, nous avons à oeuvrer au renouvellement de notre expérience dans son ensemble, du moins autant que cela est faisable dans notre état déchu. Nous devons donner de la valeur à la réalité concrète dans laquelle Dieu nous a placés, qu'il s'agisse de son aspect humain, individuel ou physique. De toute façon, il serait futile de vouloir en faire abstraction, car elle est toujours présente et le sera toujours, même quand nous serons morts physiquement et ressuscités avec de nouveau corps! Mais ne subissons pas seulement cette réalité concrète ! Rendons-nous compte que c'est justement cette réalité-là qui est importante. Etre spirituel, c'est être humain à part entière.

 

Si notre modèle de spiritualité nous éloigne de la réalité concrète, c'est qu'il est gravement défectueux. Jésus était capable d'assister à un festin de noces et même de faire du vin pour le plaisir des invités. N'était-il pas spirituel en faisant cela ? Ou l'aspect miraculeux de cet événement, l'eau changée en vin, supplante-t-il son aspect purement humain, comme s'il n'avait pas d'importance ? Que dire alors du mariage lui-même, de la joie du couple et de l'anticipation de leur union, du plaisir des invités lors de cet événement important pour la vie de la communauté et tout spécialement pour les deux familles concernées, de l'empressement des serviteurs, de la responsabilité des traiteurs, pour n'en dire pas plus ?

 

Ou prenons un autre exemple que nous aborderons en détail ailleurs: l'esprit humain. La capacité humaine de raisonner intelligemment est-elle dénigrée dans le NT ? Pas du tout! Paul, de toute évidence, s'était engagé intellectuellement. Comme il le dit lui-même, il s'est appliqué à renverser les raisonnements de toute hauteur qui s'élèvent contre la connaissance de Dieu, et d'amener toute pensée captive à l'obéissance de Christ (2 Cor 10.4-5).

 

Paul exhortait aussi les croyants à transformer leur vie par le renouvellement de l'intelligence (Rom 12.2). Dans les pays du bassin méditerranéen, il parlait avec les non-croyants comme avec les croyants, il enseignait et discutait avec eux. Pourquoi ? Parce qu'il est important de comprendre, de raisonner, de stimuler l'esprit de l'homme. C'est un aspect de sa nature humaine qui a continué à fonctionner en dépit de la chute.

 

Sans doute que le mariage et la sexualité peuvent être et ont été dénaturés. Cela vaut aussi pour l'esprit. C'est la situation tragique de l'homme déchu : que les dons de Dieu, qui sont bons, soient détournés à des fins mauvaises. Us ont pourtant une fonction nécessaire dans notre expérience spirituelle. Le chrétien est appelé à rejeter le péché, et non pas sa personnalité. Celle-ci doit être libérée du péché, ce qui revient à une libération de son humanité proprement dite pour que l'image originelle à la ressemblance de Dieu puisse réapparaître d'une manière qui reflète un peu sa gloire première, gloire qui est la gloire du Seigneur (2 Cor 3.18). Car, dit encore Paul, vous avez revêtu la nature nouvelle qui se renouvelle en vue d'une pleine connaissance selon l'image de celui qui l'a créé (Col 3.10).

 

Ranald MACAULAY

Tiré du livre "What in the World is Real ? (copyright 1982 by l'Abri Fellowship) avec la permission de l'auteur.

Traduction: Jocelyne de Bivic et Jean-Pierre Schneider.

 

Promesses 1987 - No 79 -80

© Promesses

 

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