Discipline ecclésiastique
L'expression de « discipline ecclésiastique » n'apparaît pas explicitement dans le Nouveau Testament.
Sans doute est-ce pour cela que plusieurs théologiens tant catholiques que protestants en récusent l'idée, affirmant que l'essence de l'Eglise exclut par là toute sorte de Droit. L'Eglise, en tant que communauté charismatique> serait incapable d'avoir une organisation juridique et R. Bultmann,1* à la suite de Sohm,1* admet que la structure juridique est toujours en opposition avec l'essence de l'Eglise, quand les prescriptions juridiques n'ont plus seulement des fonctions régulatrices mais revêtent un caractère constitutif.
E. Käsemann, quant à lui, souligne, qu'il n'a existé dans la chrétienté la plus ancienne aucun Droit interne à la communauté, aucun Droit administratif, disciplinaire ou Droit sacré.2* Le Nouveau Testament ne nous transmettrait que « des directives historiquement conditionnées... mais pas de prescriptions juridiques... ».3* On a beau jeu, alors, d'évoquer les jours sombres de l'Inquisition, le radicalisme du catholicisme romain par le biais du Droit canon,4* l'intransigeance calviniste ou le rigorisme darbyste, pour se réfugier derrière les paroles de l'Ecriture : « Là où est l'Esprit du Seigneur, là est la liberté » (2 Co 3. 17), et de rappeler la force de l'amour qui croit tout, excuse tout ( 1Co 13). L'humilité et la tolérance devraient nous caractériser et prouver notre obéissance à la parole du Seigneur de l'Eglise : « Tu ne jugeras point » (Mt 7.12).
Il est vrai que si nous définissons la discipline sur les seules bases de la pratique réformée et catholique des XVIe et XIXe siècles, nous risquons d'en dégager une notion étriquée et négative. Notre première tâche sera donc de définir ce que nous appelons « discipline ecclésiastique ».
Tentatives de définition
Nous l'avons dit plus haut, l'expression « discipline ecclésiastique » n'apparaît pas dans le Nouveau Testament, même si certains termes comme taxis ( 1 Co 1 4. 40); elegmos ou epanorthôsis (2 Tm 3. 16) pourraient être traduits sans trahison par « discipline ». Et les nombreux verbes comme « juger », « reprendre (sévèrement) », censurer (epitimao, 2 Tm 4.2) attestent la réalité de l'exercice de la discipline.
L'expression «discipline ecclésiastique » a été forgée par les Réformateurs : Bucer, dans sa « Déclaration familière sur le second livre des Psaumes » dédiée à François 1er et au dauphin, définit l'Eglise comme « la communauté de ceux qu'unissent la Parole, les sacrements, l'amour et la discipline », et Calvin dans "Institution Chrétienne5* la compare aux « nerfs (...) en un corps pour unir les membres et les tenir chacun en son lieu et son ordre ». La discipline est « comme une bride pour retenir et dompter ceux qui sont rebelles à la doctrine, et comme un éperon pour piquer ceux qui d'eux-mêmes sont tardifs et nonchalants ; ou bien quelquefois comme une verge paternelle, pour châtier doucement et avec une mansuétude chrétienne ceux qui ont failli plus gravement ».
Plus proche de nous, le théologien Klaas Runia la désigne comme « la censure, par les responsables de l'Eglise, des membres qui ont commis un péché grave et refusent de se repentir ».6* La théologie catholique, quant à elle, admet un sens large - à ce moment-là elle se confondra avec le droit canon - et un sens plus étroit - ce sera la correction des coupables - (par la pratique de la pénitence).7* L'examen des textes bibliques nous permettra de vérifier l'exactitude ou non de ces diverses définitions.
Raccourcis historiques
L'histoire de la discipline ecclésiastique est encore l'objet de discussions ; A. Von Harnack a tenté de démontrer que l'Eglise catholique s'était arrogée un droit d'absolution étranger à l'Evangile.8* Réagissant contre cette position, A. Loisy a voulu souligner que la discipline s'était développée pour aboutir au sacrement de pénitence, par nécessité historique, le baptême s'étant pour ainsi dire dédoublé.
Dans la période post-apostolique, au moins depuis le IIe siècle, la discipline a pour objet de procurer au pécheur repentant le pardon des fautes commises après le baptême. C'est à ce moment que l'on dresse un catalogue de péchés mortels : c'est l'époque de la pénitence antique, long procédé qui se déroule en trois temps et dont l'objectif final est la réconciliation et la réintégration dans l'Eglise. S'il y a excommunication, elle est purement symbolique (privation de l'eucharistie) car le pénitent, loin d'être rejeté, a une place privilégiée au sein de la communauté chrétienne ; elle intercède pour lui et l'entoure de sa sollicitude. Mais, ne nous y trompons pas, c'est l'équivalence d'une mort civile dont nombre d'interdits subsisteront après la réconciliation.
En résumé, cette période de l'histoire de l'Eglise, même si elle concentre son attention sur trois péchés principaux (meurtre, fornication, idolâtrie) considère le péché comme quelque chose de grave, et garde un sens précis de la distinction entre l'Eglise et le monde.
Dans le haut Moyen-Age s'instaure ce que l'on appellera la «pénitence tarifée ». Elle s'enracine dans la spiritualité vigoureuse des premiers monastères irlandais, et consiste en une confession périodique privée, sans référence à la communauté ; la pénitence peut elle-même demeurer privée, ainsi que l'absolution qui peut être prononcée avant l'accomplissement de la pénitence. Dès le VIIIe siècle, ce système se retrouve sur le continent. A ce moment-là, on assiste à la taxation des fautes, selon une technique comparable à la composition légale. Le tarif pénitentiel consiste essentiellement en jours de jeûne. La pénitence est réitérable (la pénitence antique ne l'était pas) et les pécheurs absous et repentis sont réintégrés sans séquelles.
Le développement le plus significatif de cette époque, c'est l'intégration au Droit civil du Droit religieux. Sixte IV en 1484 décrète que l'absolution doit être confirmée par les tribunaux civils. Mais c'est aussi la dévaluation de toute pratique disciplinaire à cause des abus de l'Eglise romaine. Même le concile de Trente devra réagir et en préciser les limites. Les Réformateurs n'en auront que plus de mérite à garder, par fidélité à l'Ecriture, le principe de la discipline ecclésiastique.
La Réforme prend très au sérieux cette question. Certes, Luther n'institue pas formellement une discipline ecclésiastique. Le premier Kirchenordnung de Wittemberg en 1533 ne contient aucune règle en matière de pénitence, de confession et d'exclusion. La peur de Luther, c'est que l'on, retourne aux abus de l'Eglise catholique. Ce refus quasi constant de préciser sur ce point son ecclésiologie explique en partie le fait qu'après la Réforme, la discipline ait été exercée dans les pays luthériens par... l'Etat ; Luther n'avait-il pas déclaré que « la discipline ecclésiastique serait superflue si l'Etat était parfait dans son application de la loi ».9*
Les autres Réformateurs agiront différemment. Zwingli n'hésite pas à y consacrer un article entier dans Auslegung und Begründung der Schlussreden. Ce qu'il y a de remarquable, c'est l'usage que l'Eglise fait des Autorités civiles. Les magistrats appliquent, comme des anciens dans l'Eglise, la discipline : ils sont l'appareil exécutif de l'organisation ecclésiastique.10* Calvin, sans contestation possible, demeure celui qui est allé le plus loin. Il en fait la condition de son retour à Genève en 1541, et en instituant un consistoire de 12 membres, il souligne fortement la séparation et l'indépendance de l'Eglise vis-à-vis de l'Etat.
Cette distinction fut, peut-être, plus théorique que pratique. Le consistoire ne disposant pas du pouvoir pénal, il n'applique que des peines spirituelles (blâme, rejet momentané, excommunication), mais il peut livrer les pécheurs récalcitrants aux Autorités civiles (dont beaucoup d'anciens font partie) : celles-ci infligeront alors les châtiments prévus par la loi (amende, prison, exil, mort).11*
Quoi qu'il en soit, Calvin a réellement en vue une discipline qui soit une autorité dans, par et pour l'Eglise elle-même. Cela « présuppose une doctrine précise de l'Eglise, de son unité, de ses relations avec le monde, de ses ministères, de sa pureté comme de son humanité ».12* Dès lors, on retrouvera tant chez les anabaptistes que chez les moraves,les méthodistes et les mouvements de réveils, une insistance sur la nécessité d'exercer une discipline dans l'Eglise, ou en tout cas une attention réelle à son sujet. Les Eglises, fruit du travail missionnaire, maintiennent une pratique vigoureuse. Mais, depuis plus d'un siècle déjà, on constate en Occident une désaffection progressive vis-à-vis de la discipline, celle-ci étant considérée comme incompatible avec l'amour fraternel. Cette tendance, qui est tout à fait cohérente avec certains courants théologiques modernistes, s'observe aussi malheureusement dans la vie pratique de bien des communautés «évangéliques». Le terme et la réalité qu'il représente sont perçus, instinctivement, comme appartenant à une époque révolue! Pourtant, on peut noter, ici ou là, un désir de réflexion et de redressement, et des voix se font entendre en faveur d'une restauration de la discipline qui soit conforme à l'enseignement des Ecritures.13*
Retour aux sources
La communauté chrétienne a connu, dès les origines, un processus tendant à écarter les membres insoumis aux exigences de la Parole. De nombreux textes le montrent : 1 Corinthiens 5.5- 13 ; 6. 1- 11 ; Actes 5. 1- 11 ; 1 Timothée 1. 18 -20 ; 2 Thessaloniciens 3 ; Tite. Les écrits, comme la Didachê, l'épître de Barnabas, font apparaître l'exercice de la discipline comme une fonction normale de l'Eglise.
L'Eglise a un gouvernement (1 Th 5. 12) et peut châtier les opposants (2 Cor 13. 3 - 10). Il convient cependant de noter que jamais l'Eglise ne s'arroge le droit de juger de façon définitive : un tel jugement appartient à Dieu. Ne pas juger de la sorte (Mt 7. 12), c'est en fait mettre en valeur le droit propre de l'individu qui ne relève que de Dieu.
Dès l'instant où l'on franchit cette limite, on empiète sur les prérogatives de Dieu. L'ensemble du Nouveau Testament fait d'ailleurs bien ressortir que le « jugement », parce qu'il appartient à Dieu, ne peut être compris qu'en rapport avec le jugement eschatologique de Dieu et la justification.14*
Voilà pourquoi un texte comme celui d' I Cor 5, où l'apôtre Paul « livre à Satan pour la perte de la chair afin que l'esprit soit sauvé au jour du Seigneur » (2- 13), loin de nous décontenancer, nous permet d'apprécier la fonction spécifique de la discipline qui n'implique jamais la formulation d'une condamnation irrémédiable : le « jugement », c'est-à-dire la condamnation éternelle est une prérogative divine, tandis que l'exclusion de l'Eglise locale ne soustrait pas le pécheur à la grâce de Dieu ; c'est plutôt l'Eglise qui est soustraite à l'influence pernicieuse du pécheur. On voit alors que la discipline s'exerce en faveur de l'individu aussi bien que de la communauté. La source de la contamination doit être écartée ( 1 Co 5.7 ; 1 Tm 1.3-4) et, pour le bien de la communauté, Paul demande à Timothée de reprendre les coupables devant tout le monde « afin que les autres en éprouvent de la crainte » ( 1 Tm 5. 20).
Il n'est pas question d'« enfoncer » ou d'écarter quelqu'un : « dans le cas où quelqu'un serait pris en faute, vous, les spirituels, rétablissez-le en esprit de douceur » (Ga 6. 1). Point de place pour la vengeance ou l'esprit de domination. La discipline exprime l'amour divin et la solidarité des membres du corps de Christ. D'une certaine façon, elle accomplit la fonction microbienne des globules blancs dans un corps sain.15* C'est donc une réaction nécessaire qui vise à rétablir dans son intégrité première le corps de l'Eglise et le membre souffrant. L'examen plus précis de Matthieu 18 nous le montrera.
Fondement scripturaire
Matthieu 1 8. 1 5 - 1 8 constitue le texte fondamental, pour deux raisons. Il s'agit de paroles rapportées comme étant de la bouche même du Christ et ce sont les seules indications qui nous sont données pour entrer dans un processus systématique.16*
Ce chapitre 18 de Matthieu peut se subdiviser en deux parties, dont surtout la seconde ( 15 - 3 5) concerne la vie communautaire. Notons, cependant, que la première section (1- 14) comprend d'abord un enseignement sur la véritable grandeur dans le royaume ( 1-5). Celle-ci ne peut être que le fruit de l'humilité (devenir comme un enfant) et du retour au Père.
Suit un second enseignement sur le scandale vis-à-vis des petits, amplifié par la parabole de la brebis perdue pour laquelle le berger laisse les 99 autres jusqu'à ce qu'il l'ait trouvée.
La seconde partie ( 15 - 3 5) débute par les versets qui nous intéressent : ce sont les paroles de Jésus présentant la procédure à utiliser vis-à-vis d'un frère qui a péché (15-18). Elle est suivie d'une assertion solennelle de Jésus, s'adressant à un « vous » abrupt et obscur. Les versets 2 1, 22 semblent tout à fait étrangers au sujet et soulignent l'efficacité de la prière « en son nom », tandis que les versets suivants reviennent sur le thème du péché et du pardon, avec pour point culminant l'affirmation que Dieu nous traitera à la mesure du pardon que nous aurons été capables d'accorder.
Le discours est donc de portée communautaire : la place même de la section concernant la discipline ecclésiastique au sein de ce chapitre tend à montrer que l'ordre chrétien, le Droit ecclésiastique est une démarche, une procédure, destinée à conduire au pardon du frère chrétien tombé dans le péché. Puisque Dieu a pardonné nos fautes, nous devons pardonner à ceux qui nous ont offensés. Apparaît ici « le principe de l'illimitation de l'amour »,17* mais pas de façon inconditionnelle.
La question est de savoir quelle est la véritable nature de la discipline que ce texte préconise ?
On lit mal le texte, nous semble-t-il, si l'on conçoit que l'objectif visé est résumé par le v. 17, que l'on interprète souvent comme une excommunication définitive. On ne répétera jamais trop qu'une décision disciplinaire prise dans l'Eglise ne revêt jamais de caractère irréversible : c'est dans sa nature même. Le v. 15 nous livre l'intention profonde : il s'agit de « gagner son frère » : comment pourrait-il en être autrement, alors que le verset précédent vient d'affirmer que « votre Père qui est aux cieux veut qu'aucun de ces petits ne se perde ».
Ainsi le premier acte demandé, la première étape de la procédure reste résolument orienté vers la réconciliation : il n'y a pas rupture, et le « ton frère », deux fois employé dans le verset, le souligne. Le caractère privé de la démarche, qui tient l'ensemble de l'Eglise dans l'ignorance des fautes, ajoute encore à ce désir ; tout est fait pour, sinon minimiser la faute, du moins éviter qu'elle ne prenne des dimensions disproportionnées. Quant aux reproches formulés, l'expression employée suggère plutôt la discussion ; on essaye de raisonner ensemble pour établir le bien-fondé de la démarche, on fait appel aux bonnes dispositions de l'autre. Le « s'il t'écoute » en rend bien compte ; la décision n'est pas imposée, la réconciliation n'est pas forcée. Elle est seulement possible, et « gagner son frère » va précisément signifier que l'on est arrivé avec lui à un point de vue commun, un assentiment total ; l'absence de référence à l'Eglise, dans cette première étape, nous incite à restreindre le sens de l'expression à « la joie de gagner personnellement son frère en renouant des relations de bonne entente avec lui. Le but poursuivi est simplement la charité l'union fraternelle qui possède assez de valeur par elle-même pour être recherché comme telle, et qui est la condition essentielle de la communauté ».18*
La deuxième étape se caractérise par un recours à une ou deux personnes ; c'est la seule qui soit justifiée par une parole de l'Ancien Testament (Dt 19. 15). cet appel ne vise pas encore à faire constater l'obstination du pécheur, dans l'optique d'un procès devant l'Eglise. La médiation demandée reste, là aussi, marquée par le désir de voir aboutir de façon positive la démarche commencée.
La troisième étape n'est engagée que dans la mesure où la précédente a été un échec. Ce n'est qu'à ce moment-là que l'Eglise peut - et doit - être informée. L'assemblée locale est appelée d'abord, notons-le bien, à porter un avis qui puisse amener le pécheur à changer de disposition.
Ensuite, et uniquement après, arrive la stipulation qui nous paraît décisive et qui est considérée comme la formule typique de l'excommunication.19* Il nous faut rapprocher ce texte des propos de l'apôtre Paul en 1 Corinthiens 5 afin d'en bien comprendre le sens.
L'Eglise est chargée d'examiner la situation, d'essayer d'obtenir la repentance sincère et, si elle n'est pas « écoutée », de trancher pour que chacun des membres de l'Eglise sache comment se comporter vis-à-vis du frère qui refuse de se repentir et de changer de conduite. Cet enseignement de l'Ecriture peut dérouter, voire choquer, en un temps de tolérance mal entendue, de permissivité.
La suite du verset est claire ; chacun dans l'Eglise doit considérer le frère en cause «... comme un païen et un publicain ». Il y a bien là l'expression d'une coupure radicale soulignée par Thomson à juste titre.20* A partir de ce moment, le disciple n'a plus grand chose de commun avec le pécheur.
Mais on aurait tort de donner à l'expression une valeur péjorative qu'elle n'a pas. Jamais Jésus n'a méprisé les gens, et c'est sans doute son attitude bienveillante et accueillante à l'égard des païens et des publicains qui doit nous conduire dans notre compréhension de l'expression.
Dans son amour pour tous les hommes, le Christ dépasse les limites du judaïsme, et c'est cela qui s'exprime dans ce verset : « Traite avec lui comme avec un païen ou publicain » c'est-à-dire en dépassant un cadre juridique étroit pour recourir à tous les moyens de réconciliation possibles.
Ce qui, en premier lieu, peut apparaître, de nos jours tout particulièrement, comme une procédure légaliste correspond en réalité, à une procédure de miséricorde.
La triple démarche est à comprendre « à la lumière de la parabole qui précède, comme un effort pour réintégrer dans l'unité de la communauté celui qui s'en écarte. Il s'agit d'une mise en procédure humaine de la patience de Dieu ».21* Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si l'entretien se termine sur la question du pardon et de la prière. C'est seulement à la lumière du pardon de Dieu reçu et de celui qu'il nous commande que la discipline prend son vrai sens.22*
La formule « lier et délier » serait intéressante à étudier, mais il y faudrait un article détaillé.23* Lier peut se rapporter à la procédure entamée pour obliger le pécheur à reconnaître ses torts ; délier à ce moment-là doit être compris comme la démarche qui le réintroduit dans le pardon. En fait, ce sont deux phases d'une même action, de la réaction face au péché. Il va falloir que l'Eglise prenne conscience que, par le péché, l'appartenance du frère au corps de Christ est remise en question ; pour que tout se passe « dans la lumière », il faut dénoncer l'apparence, dévoiler la faute : le frère n'est pas ce qu'il paraît. Il est à ce moment-là « lié », c'est-à-dire « mis au ban » ; ce n'est pas une exclusion définitive, mais l'appel à la repentance qui n'est possible que si l'on a conscience de sa faute. S'il en est ainsi le frère peut être délié, c'est-à-dire pardonné ; non par l'Eglise, mais par
Dieu au travers du témoignage de la communauté, signe visible de la présence de Dieu, et donc témoin de son pardon, qu'elle offre, proclame, rappelle.
Conclusion
Notre exposé, sans aucun doute, demeure incomplet. Certains resteront sur leur faim, déplorant que nous n'ayons pas proposé de systèmes, de principes claires, qui s'apparentent à un cadre juridique commode. D'autres regretteront que la pensée de Calvin (Institution Chrétienne IV, 12 et suivants) n'ait pas été plus explicitée.
Sans doute aurions-nous dû le faire et notre lecteur aura raison de s'y référer. Il est important, cependant, que la notion même d'excommunication ne signifie pas exclusion définitive de l'Eglise locale, laquelle est étrangère à l'Evangile. Le travail de la communauté, c'est-à-dire de chacun de ses membres, doit s'orienter de façon positive, en vue de la repentance du pécheur. Celui-ci n'est pas rejeté de l'Eglise visible, mais par son attitude, il se met lui-même en retrait... comme le païen, ou le publicain : ni plus, ni moins non plus.
Pour une saine pratique de la discipline, il conviendra alors de faire attention à deux écueils. Celui de présenter la grâce de Dieu dévaluée, ôtant par là tout caractère de gravité au péché ; c'est en fait la prédication du pardon sans repentance. Celui aussi, à l'opposé, de réduire l'Evangile à une loi dont l'Eglise serait la représentante.
Entre le laxisme d'une part et le légalisme d'autre part, entre l'Eglise qui ferme les yeux et celle qui, au contraire, se transforme en détective, il y a une autre voie : celle qui fait de la communauté, non une fraternité anarchisante qui a perdu le sens du bien et du mal, du péché et de la grâce, mais le lieu par excellence où le pardon de Dieu est annoncé et vécu, où l'on se rappelle de façon concrète que les disciples ne sont pas plus grands que leur Maître qui est venu, non pour abolir la Loi, mais pour l'accomplir.
Voilà pourquoi le texte de Matthieu 18 nous semble capital. Il souligne de façon très précise que rien ne peut se faire sans amour. C'est la motivation première, l'énergie qui doit nous animer. Si « l'amour de Christ nous presse » (2 Co 5. 14), nous serons alors à même de prendre en considération les intérêts spirituels de nos frères et soeurs, et d'oeuvrer dans un esprit de prière (Si deux ou trois s'accordent pour demander... Mt 18. 1 9-20).
Finalement, si l'on reconnaît aujourd'hui que la discipline est relâchée dans bon nombre de nos communautés, n'est-ce pas peut-être parce que nous avons perdu « notre premier amour » ? N'est-ce-pas parce que nous avons perdu de vue que, membres les uns et les autres d'un même corps nous demeurons jusque dans l'éternité gardien de notre frère ?
La situation n'est pas sans issue. Il convient résolument de revenir (ou venir) au modèle néo-testamentaire qui nous présente l'Eglise, non comme une institution froide et figée, mais comme un corps vivant et sain, un organisme uni où prime, dans la dépendance directe de Dieu, le véritable souci de l'autre. Le Seigneur ne veut pas la mort du pécheur, mais qu'il se repente et qu'il vive.
Stéphane LAUZET
Ichthus 1986/4 (No 137)
1*. R. Bultmann, Théologie des Neuen Testaments (Tubingue, 1965), 456.
2*. E. Käsemann, Un droit sacré dans le Nouveau Testament: Essais exégétiques, traduit par D. Appia (Neuchâtel, 1972), 226-241.
3*. E. Schüssler-Fiorenza, in Concilium 127, «Jugement et tribunal dans les communautés du NT ».
4*. A ce sujet, il faut noter que le nouveau code catholique du droit canon entrant en vigueur en novembre 1983 réduit le nombre des excommunications automatiques de 42 à 7 (Sic).
5*. Jean Calvin, Institution Chrétienne IV/XII, 1
6*. Klaas Runia, cité par Henri Blocher in pastorale des Eglises Évangéliques Arméniennes, 1977.
7*. P. Fourneret, Dict. de Théologie catholique. art. Discipline.
8*. A. Von Harnack, Lehrbuch der Dogmengeschichte T 1; 409-410; 439-444.
9*. William Klassen, The Forgiving Community (Philadelphia, Westminster Press_ 1966), 180. Cité par M. Jeschke, op. cit.
10*. Martin Jeschke, Discipling the Brother (Herald Press Scottdale, 1976).
11*. Karl Heussi / Eric Peter, Précis de l'histoire de l'Eglise (Delachaux et Niestlé), 155.
12*. Pierre Bonnard, « La discipline ecclésiastique selon le Nouveau Testament » in Centenaire de la Faculté de Théologie de l'Eglise Evangélique Libre du canton de Vaud (Lausanne, 1947).
13*. Par exemple : E. Brunner, F. John Taylor, Gerhard Ebeling... cité in Martin Jescke, op. cit.
14*. Cf. F. Büchsel, Theologisches Wörterbuch zum NT. III (Stuggart, 1959), cité par E. Schüssler-Fiorenza in Concilium 127.
15*. Gaston Ray, «La discipline, fonction de l'Eglise », in Verbum Carn IX, 34 (1956), 80.
16*. Dans les limites de cet article, nous n'entrerons pas dans la discussion sur l'authenticité de ces versets, contestée par certains théologiens. Qu'il suffise de noter en passant que si le problème a été soulevé par plusieurs et non des moindres, rien cependant n'autorise à penser que Jésus ne soit pas l'auteur de ces paroles. Cf. Bonnard in « La Discipline ecclésiastique», op. cit. : « Nous considérons... (ces versets... tout autant comme des témoins de l'ecclésiologie du christianisme primitif que comme des paroles de Jésus ». Par ailleurs, ces versets trouvent un parallèle dans La Règle qumranienne (1 QS 5.26 ss).
17*. J. Gallot, «Qu'il soit pour toi comme la païen et le publicain », in Nouvelle Revue Théologique, décembre 1974.
18*. Ibid.
19*. Chez les catholiques, mais aussi chez les protestants ; ainsi, par exemple, chez Grundmann, Das Evangelium nach Matthäus. (Berlin, 1968). 419.
20*. W. Thomson, «Matthew's Advice to a divided Community», Analecta Biblica 44 (Biblical lnstitute Press, Rome, 1970), 1 85-186.
21*. Jean Radermakers, A u fil de l'Evangile selon Saint Matthieu, (Institut d'études théologiques, Louvain, 1972).
22*. Voir Suzanne de Dietrich, Mais moi je vous dis. Commentaire de l'Evangile de Matthieu (Ed. Delachaux et Niestlé, Neuchâtel, 1965).
23*. Voir entre autres: Bonnard, op. cit., et Lagrange, Evangile selon Saint-Matthieu (Gabalda) 328 ss, qui distingue cinq interprétations possibles; Karl Rahner, Écrits théologiques. tome Il (Desclée de Brouwer, 1960), l50 ss.
Voir aussi Büchsel, Theol. Wörterbuch II, 59s et Jeremias, Ibid., III, 749-753.