DE L'AME ET DE L'ESPRIT
« L'abîme appelant l'abîme », comme chante le psalmiste... Au Grand Abîme, au grand mystère, des profondeurs de Dieu, répond le mystère humain créé en son image: Dieu le sonde, mais l'homme lui-même ne se comprend pas jusqu'au fond.
S'il subsiste une profondeur mystérieuse en l'homme, que nous entendons respecter, il ne suit pas qu'une juste doctrine soit inaccessible, ou doive rester fumeuse. Guidés par la Parole de Dieu, nous pratiquons une saine théologie : de même, la révélation implique et autorise une anthropologie qui s'accorde avec elle. La connaissance de Dieu et celle que nous avons de nous-mêmes sont étroitement solidaires : tellement, écrit Calvin dès le premier paragraphe de "Institution, qu'il n'est pas « aisé à discerner laquelle va devant et produit l'autre » ! Et Calvin n'est pas le seul à l'avoir observé. A souligner la « liaison mutuelle » des deux connaissances, Calvin marchait sur les traces de saint Augustin, dont le projet se résumait par la formule « Connaître Dieu et l'âme ». Surtout, Calvin montrait son sens biblique, car la seconde vérité que l'Ecriture veut inculquer à son lecteur, c'est bien la vérité sur "homme (cf. la métaphore du miroir en Jc 1,23-25). Une foi qui ne s'instruit pas de l'anthropologie biblique, dans son essentielle unité et ses éclairages divers, se condamne à rester boiteuse. ,
L'enseignement de l'Ecriture sur l'homme se déploie en plusieurs chapitres, mais nous nous bornerons, cette fois, à "examen d'un seul paragraphe. Nous ne chercherons pas, par exemple, les points d'ancrage pour les apports complémentaires proposés par les sciences humaines, quand ils sont de bon aloi. Nous renonçons à mettre en valeur, comme le fait à juste titre Olivier Clément, la distinction nouvelle et décisive entre la nature et la personne ;1* ou bien à réfléchir encore sur le rapport de l'individuel et du communautaire, et sur son lien à la sexualité. Nous laissons ici de côté ces questions et beaucoup d'autres, pour nous concentrer sur celle de l'âme et de l'esprit, de la constitution ou structure de l'être individuel.
C'est une vieille question. On lui a longtemps consacré la plus grande part du traité d'anthropologie. Récemment, on l'a crue à tort dépassée. Écoutez plutôt Milan Kundera, témoin qui pèse plus lourd que les modes académiques : Tereza est donc née, écrit-il, d'une situation qui révèle brutalement l'inconciliable dualité du corps et de l'âme, cette expérience humaine fondamentale.
Bien sûr, continue Kundera, « aujourd'hui, c'est un préjugé démodé, qui fait franchement rire », nous savons qu'il n'y a rien que le corps et ses fonctions... Mais il suffit d'aimer à la folie et d'entendre gargouiller ses intestins pour que l'unité de l'âme et du corps, cette illusion lyrique de l'ère scientifique, se dissipe aussitôt. ? Les penseurs les plus fins sentent bien que le mystère de "homme est engagé dans le débat. Les enjeux ne sont rien moins que minces, et cela vaut même de la question en quelque sorte subsidiaire, sur la différence éventuelle entre âme et esprit, trop rarement traitée de façon rigoureuse.
L'ANIMAL DOUÉ D'INTÉRIORITÉ
Que l'être humain soit, par constitution, double, la pensée chrétienne n'en a presque jamais douté. La thèse « dichotomiste », de la division en deux parties, a fait figure d'évidence dans les Églises. Mais depuis 1925-1930, la thèse opposée, moniste ou unitaire, s'est largement répandue, sous couvert de "autorité du Danois Johannes Pedersen et de l'Allemand Rudolf Bultmann. Pour la Bible, a-t-on répété à satiété, ou pour la « mentalité hébraïque », "homme est une unité et seulement une unité, « psychosomatique ». Il n'y a pas lieu de distinguer des parties, une composition.
L'âme, c'est "homme tout entier ; de même le corps. Tant que la culture ambiante était dualiste, la dichotomie régnait parmi les théologiens ; comme par hasard, au moment où la mentalité courante est devenue moniste, de nombreux théologiens « découvrent » que la mentalité biblique l'était aussi !
Soyons justes. L'emprise des modes mal justifiées n'est pas éternelle. Depuis 1960, la doctrine moniste, ou plutôt son attribution à la Bible, est sérieusement battue en brèche. Plusieurs auteurs ont osé faire remarquer que ce cliché régnant, tel le roi d'Andersen, était nu, nu ou dénué d'arguments étoffés. Après avoir démontré "inconsistance du discours sur la mentalité hébraïque dans sa formidable Sémantique du langage biblique ( 1961 ), James Barr, par exemple, a rappelé que le judaïsme inter-testamentaire doit être pris en compte ; or les rabbins aux abords de l'ère chrétienne professent très explicitement la dichotomie.3* Du coup, on ne peut plus écarter le sens naturel des textes du Nouveau Testament, sous le prétexte que ce sens serait impensable pour la mentalité hébraïque. L'offensive la plus puissante, triomphale, excessive par moments, est venue de Robert H. Gundry en 1976 : dans "Ancien Testament déjà, il trouve le point de vue dichotomiste.4* Nous ne connaissons pas de riposte moniste à son réquisitoire ; au contraire, ses pairs ont dû saluer la force de sa démonstration.5*
Que plaidaient les tenants du monisme anthropologique?,Ils faisaient valoir le contraste entre l'Ecriture et le platonisme : la Bible ne méprise nullement le corps, promis à la résurrection, et les Pères de l'Église platoniciens se sont, mépris en confondant la « chair » des Epîtres pauliniennes avec la corporalité. Certes ! Mais si la Bible exclut la façon platonicienne de concevoir la dualité, durcie en dualisme métaphysique ultime, il ne suit pas que la Bible exclue toute dualité ! Les monistes brandissaient encore les passages où « âme » et « chair » servent à désigner l'homme tout entier. Ces passages existent, moins nombreux peut-être qu'ils ne le prétendaient, mais ils existent ; seulement, la polysémie reconnue de certains termes, la présence de l'emploi global dans la gamme des significations, n'équivalent pas à la thèse exclusivement unitaire. On peut dire « toute chair » pour « tout homme », tout en distinguant ailleurs la chair au sens restreint de l'âme ou de l'esprit. Ils arguaient enfin de "usage métaphorique des noms d'organes corporels pour les fonctions psycho-spirituelles. Mais, précisément, les Hébreux, experts en métaphores, prenaient les métaphores pour des métaphores : ils ne s'ouvraient pas le thorax pour se « circoncire le coeur »6* On a presque honte de devoir pulvériser de si pauvres arguments.
L'Ancien Testament, dirons-nous, insinue la thèse dichotomiste. Le grand nombre des énoncés s'accommode à l'une ou à l'autre doctrine : on peut les lire en pensant à l'homme soit comme à une unité simple (monisme), soit comme à une unité composée. Il y a pourtant quelques textes penchant nettement vers la composition, la dualité.
C'est eue que suggère la formation double, le pétrissement du limon par le Souverain Potier et l'insufflation de la nesàmâ, âme-esprit, en Genèse 2,7 : trait d'autant plus significatif qu'on n'en reste pas au pittoresque de l'image et qu'on discerne l'intention théologique mûrement réfléchie. Job 4,19 la rappelle, avec amplification poétique. De la maison d'argile pour le corps, on passe ailleurs à la tente, arrachée à la mort (Es 38, 12 ), ou au vêtement (Jb 10, 11), voire, assez curieusement, au « fourreau » ou enveloppe (Dn 7, 15, littéralement : Mon esprit, à moi Daniel, fut troublé dans son fourreau). D'autres passages encore « travaillent » sur la dualité anthropologique, comme l'annonce d'une extermination «depuis l'âme jusqu'à la chair » (Es 10, 18 ). La portée de ces expressions se confirme avec la répétition d'un thème majeur et caractéristique, celui de l'intériorité. Nul besoin de prouver ici son importance, liée à l'accent sur le coeur (dès Dt 10, 16 ; 1 S 16,7... ). L'intériorité implique structure complexe, et elle est l'apanage de "homme : comme le relève finement Edmond Jacob, « l'animal n'a pas de coeur ».7* Les Israélites dépeçaient assez de veaux et de béliers pour repérer parmi leurs organes le viscère cardiaque ! Le coeur en cause n'est pas corporel. Il s'agit du propre de "homme, de l'intériorité, avec la dualité qui en résulte. Les rabbins dichotomistes entre les Testaments n'ont pas trahi, sur ce sujet, leurs textes saints.
Avec le Nouveau Testament, les témoignages se multiplient. La distinction du « somatique » et du « pneumatique » joue même un rôle cardinal dans l'interprétation de l'existence humaine et de l'histoire du salut. Rappelons seulement les divers couples terminologiques qui permettent d'évoquer la dualité constitutive : corps et âme (Mt 10,28 ; 3 Jn 2) ; corps et esprit ( 1 Co 5,3 ; 6, 16s ; 7,34 ; Jc 2,26) ; corps et coeur (Hé 10,22) ; chair et esprit ( 1 Co 5,5 ; 2 Co 7, 1 ; Col 2,5) ; homme intérieur et homme extérieur (Rm 7,22ss avec l'intelligence ou raison ; 2 Co 4, 16 -lire toute la suite ; Ep 3, 16 ; 1 P 3,4 avec le coeur ; cf. Mt 15, 1oss et Rm 2,28ss). Ces perspectives sont communes aux divers auteurs, Paul et l'Anonyme aux Hébreux se montrant les plus explicites, et Jésus lui-même ouvrant vigoureusement la voie.
S'ajoute, pour la preuve, la doctrine de l'état intermédiaire (entre la mort et la résurrection). Même des monistes, comme Oscar Cullmann, en ont reconnu, avec peu de conséquence, l'attestation biblique. Si l'individu continue d'exister alors que le corps se désintègre, on ne peut pas identifier simplement son être à son corps. Cette doctrine s'ébauche dans l'Ancien Testament, brumeusement dans les phrases sur le séôl, hardiment au Psaume 73,24 ; le Nouveau Testament l'enseigne en plusieurs endroits. Quoi de plus clair que la parole de Jésus sur ceux qui tuent le corps et qui ne peuvent tuer l'âme (Mt 10,28) ?
C'est cette doctrine qui autorise le terme de partition (-tomie) : l'union des composants anthropologiques est si intime en cette vie - nous ne nions pas l'unité psychosomatique - que nous ne parlerions pas de « parts » ou « parties » sans la révélation que la mort, de fait, les sépare.
Théologiquement, c'est "intériorité qui compte, elle que le monisme ne peut pas assurer. L'intériorité se creuse par la relation à la transcendance, comme il apparaît si bien chez Kierkegaard. Si l'homme doit réellement se joindre par communion à un Dieu au-delà du monde, il faut qu'une part en lui diffère du morceau de monde qui est son corps. La même chose, au fond, se dirait aussi autrement. Les grands penseurs sont invinciblement conduits à reproduire dans leur vue de l'homme leur vision du Tout : l'homme microcosme, et plus que microcosme, est personnellement structuré comme la Réalité entière. Le dualisme anthropologique de Platon reflète son dualisme métaphysique. Le monisme en matière d'anthropologie traduit un pareil monisme quant à l'univers, panthéiste ou athée. La dualité dans l'ordre unifiant, dualité sans dualisme, de la doctrine scripturaire de l'homme correspond à la structure originale de la « métaphysique » biblique : avec sa dualité, incompressible, Dieu distinct du monde, et son unité, le monde dépendant totalement de Dieu et rempli de sa présence. La connaissance de Dieu et la connaissance de nous-mêmes sont choses conjointes.
L'INTÉRIORITÉ UNE ET RESPONSABLE
Mais des voix se font entendre qui contestent d'un autre côté la dichotomie classique. Les partisans d'une division triple, ou trichotomie,8* se plaignent qu'on simplifie abusivement les choses en confondant l'âme et l'esprit. Ce sont deux parties, en plus du corps !
En fait, la trichotomie se présente en deux versions, fort opposées : l'une de tendance rationaliste, l'autre, irrationaliste. La première est ancienne, et bien que minoritaire, se retrouve de siècle en siècle, d'Origène à Ruben Saillens ! Elle fait de l'âme le siège de la sensibilité, des pulsions vitales, des émotions, bien au-dessous de l'esprit-raison. Cette conception apparaît dans l'aire platonicienne, surtout dans le néo-platonisme : quand le dualisme s'accentue et qu'on introduit des intermédiaires, la cime rationnelle de l'âme selon Platon devient une partie séparée, et la zone inférieure, une partie médiane ; c'est sous l'influence du stoïcisme que le nom d'esprit ( pneuma) se joint à celui de raison (nous). L'autre trichotomie, au contraire, est une création récente ; nous n'en connaissons pas de témoin avant l'époque contemporaine.9* Elle revêt beaucoup d'importance pour une frange de penseurs spiritualistes ou néo-mystiques - nous flairons des affinités avec les courants mystiques du bas moyen âge - parmi lesquels on nommera l'Anglais T. Austin-Sparks et le Chinois Watchman Nee. Par une curiosité de l'histoire, cette seconde trichotomie si rare s'est largement diffusée dans les groupes évangéliques de langue française, au point que certains croyants ignorent qu'il existe d'autres thèses !
Elle ravale la raison et la volonté dans la partie médiane, l'âme, et fait de l'esprit, partie supérieure, une faculté du divin au-delà de tout raisonnement et de toute délibération. Elle parle volontiers d'intuition, mais ce n'est pas une intuition intellectuelle, comme dans la noésis platonicienne, couronnant le raisonnement, mais une intuition « spirituelle » souvent contrastée avec le raisonnement.
Les conséquences théoriques et pratiques sont beaucoup plus grandes que celles de la « vieille » trichotomie.
En faveur de la division tripartite, on cite deux passages d'allure probante. L'apôtre Paul définit l'être tout entier comme « l'esprit, l'âme et le corps » ( 1 Th 5,23 ), et l'Epître aux Hébreux mentionne la « division de l'âme et de l'esprit » (Hé 4, 12). Pour la version irrationaliste, on peut ajouter la disjonction que fait l'apôtre à propos de la glossolalie entre son esprit en prière et son intelligence qui demeure « sans fruit »
( 1 Co 14, 14). Les versets parfois rapprochés sur l'homme « psychique » (opposé à l'homme spirituel) ne sont pas pertinents : car c'est l'Esprit de Dieu qui manque à cet homme, il n'est pas question de l'esprit au sens anthropologique ( 1 Co 2, 12- 1 6 ; Jude 1 9 ). Les trichotomistes se contentent en général de ces preuves, qu'ils estiment pleinement suffisantes ; aucun autre texte, en effet, ne se présente pour soutenir leur position, même au plan des apparences.
C'est une grande imprudence que de fonder une doctrine sur un ou deux passages isolément considérés ! Le succès de la trichotomie pourrait bien servir de symptôme à une carence trop répandue : lecture hâtive, qui ignore les autres options et néglige l'analogie de la foi ; absence de méthode, omission paresseuse de l'enquête biblique systématique.
Paul ne dit pas que « l'esprit, l'âme et le corps » seraient des parties différentes de la personne, pas plus que l'amour de tout le coeur, de toute l'âme, de toute la pensée et de toute la force, n'implique nécessairement une division en quatre; l'auteur aux Hébreux ne dit pas que l'épée de la Parole sépare entre l'âme et l'esprit ; et, dans le troisième passage, l'intelligence peut être sans fruit, alors que "esprit est en prière, comme l'une des fonctions ou facultés de l'esprit.
Seule une étude fine des textes en cause, combinée à une étude d'ensemble de l'usage strict des mots âme et esprit, dans l'original, permet de tirer des conclusions fermes. Pour qui a fait ce travail, il n'est pas étonnant qu'aucun des grands docteurs de la tradition évangélique n'ait été trichotomiste !
Rappelons tout d'abord qu'une pléiade de textes posent une dualité, parfois avec le mot âme, parfois avec le mot esprit. En face, il n'y a qu'un seul verset porteur d'une expression triple (1Th 5,23). Il est sage d'interpréter l'exception à la lumière de l'enseignement courant.
La démonstration principale s'attache aux vocables de l'original, dans leur emploi biblique. Aine ( nèfès, psychè) et esprit (rîtah, pneuma) ont chacun leur champ sémantique, leur gamme de sens, mais les chevauchements sont trop larges et constants pour que ces deux termes puissent jamais désigner deux parties différentes du composé humain. La même image gît à la racine, en hébreu comme en grec (et en latin) : celle du souffle ; plutôt le souffle respiratoire pour l'âme ( nfs évoque le gosier), et le souffle volontaire, soutenant la parole ou marquant l'émotion, pour l'esprit. Ils sont employés ensemble dans des cas typiques de parallélisme synonymique (par exemple Es26,9 ; Jb7,11 et 12, 10 ; Lc 1,47). De même, chacun est parallèle à « coeur », dont on sait le sens intellectuel prédominant.10* Coeur et âme sont traités comme synonymes (Ps 13,3 ; 24,4 ; Pr 2,10) et leur association stéréotypée dans le style deutéronomique est manifestement un cas de hendiadys, deux mots proches par le sens jumelés pour rendre une idée unique (reprise en Ac 4,32). Coeur et esprit, semblablement (Ex 35,2 1 ; Ps 5 1, 12. 19 ; 78,7 ; Es 57, 15 ). Dieu, qui est esprit, peut même parler de son coeur et de son âme (Jr 32,4 1) ! Ame et esprit sont employés de façon interchangeable dans des formules idiomatiques visant les mêmes réalités : d'émotion, l'âme ou l'esprit « défaille » (Ps 77,4 ; 107,5 ; cf. Hé 12,3 ) ; ils « sortent » à la mort (Gn 35, 18 ; Ps 146,4 ; cf. Ac 20, 10 ; Jc 2,26), et -« reviennent » quand il y a retour à la vie (1 S 30,12 ; 1 R 17,21s).
Des fonctions semblables leur sont imputées. Considérons seulement les fonctions intellectuelles, puisque les trichotomistes rationalistes les refusent à l'âme, et les irrationalistes à l'esprit. Elles caractérisent le coeur, conviennent aussi à l'âme (Ps 139, 14 ; Pr 2, 10 ; 23,7 ; Jn 10,24), et se rapportent souvent à l'esprit (Es 19,3 ; Ez 11,5 ; 20,32 ; cf. les combinaisons de Jb 20,3 et Ep 4,24). Paul marque très clairement que l'esprit est, en chaque homme, le siège et l'organe de la connaissance de soi, de la conscience réflexive ( 1 Co 2, 11 ).11* Ces données infligent un démenti surabondant aux allégations de la trichotomie.
Confirmation supplémentaire : ce qui, de l'homme, continue d'exister lors de la séparation d'avec le corps se dénomme tantôt son esprit (Hé 12,23, et vraisemblablement 1 P 3, 19), et tantôt son âme (Ap 6,9, et probablement 20,4). Ceci est conforme aux habitudes linguistiques du judaïsme contemporain. Il n'est pas si difficile d'expliquer les trois passages invoqués par le plaidoyer trichotomiste. L'exégèse irrationaliste des versets sur la glossolalie ( 1Co 14,l4ss) se heurte à l'effort de Paul pour inclure l'intelligence dans l'activité de la prière (v.15) ; ce serait étrange si l'apôtre plaçait l'esprit au-dessus de l'intelligence, et, de fait, les irrationalistes s'enthousiasment plutôt de prier au-delà de l'intelligence et sans elle ! Paul veut que l'esprit s'épanouisse tout entier, raison comprise, dans la prière et le chant. L'Epître aux Hébreux, avons-nous noté, ne dit pas que la Parole sépare entre l'âme et l'esprit ; nous pouvons poursuivre en observant que ce sens est improbable : en effet, l'auteur ajoute, en manière de paraphrase, « des jointures et des moelles » ; or on ne sépare jamais entre des jointures et des moelles ! Il s'agit de deux métaphores équivalentes, exprimant toutes deux l'intériorité. On saisit donc aisément la pensée : « la Parole... pénétrante jusqu'à la division la plus intime de l'être intérieur, âme ou esprit, jusqu'à ses jointures et moelles les plus secrètes ». Une donnée stylistique renforce cette interprétation : l'auteur, fort soucieux de style, a choisi d'enfiler, tout au long du paragraphe, des paires de termes de sens voisins (hendiadys) : vivante et efficace, à double tranchant et pénétrante ( distomon et diiknoumenos), jointures et moelles, mouvements et pensées du coeur (trad. T.O.B.), nu et terrassé (à découvert).
Toutes ces paires en deux versets ! Du coup, le couple âme et esprit doit se comprendre pareillement, et le passage devient un témoin éloquent contre la trichotomie ! Reste, seul, le verset de bénédiction adressé aux Thessaloniciens ( 1Th 5,23). Il se situe sur le registre liturgique plutôt que dogmatique ; Paul veut y communiquer l'idée de totalité, utilisant deux mots voisins pour la mettre en relief ( holoteleis, holoklèron) ; il n'est dont pas interdit de penser qu'il accumule les termes anthropologiques sans désigner par chacun une partie distincte. Paul a sans doute mis une nuance entre âme et esprit, ces mots concernant l'homme intérieur sous deux points de vue différents. Il n'a pas pour autant coupé en deux l'unité subsistante que nous sommes intérieurement.
A s'éloigner de l'Ecriture, on devient vite la proie d'incohérences ou d'hérésies dans la construction doctrinale. Diviser entre âme et esprit, c'est fabriquer un problème insoluble : où est le vrai « je » en dernière analyse ? Qui est responsable ?12* Égarés par leur schéma, les auteurs irrationalistes que nous avons évoqués ont été jusqu'à dire que l'âme seule péchait, et que l'esprit n'y avait pas de part (malgré 2 Co 7, l ).13* Pis encore : on lit l'affirmation que l'esprit (de l'homme) est « émané », non pas créé ;14* prise au sérieux, cette proposition conduirait tout droit au panthéisme. La tentation panthéisante est d'ailleurs présente aux deux versions de la trichotomie : si la théologie platonisée élève l'esprit au-dessus de l'âme, c'est qu'elle tend à voir en lui une étincelle de la raison divine ; si la doctrine néo-mystique élève "esprit au-dessus de l'intelligence et du vouloir, c'est à cause de l'attrait d'une union fusionnelle avec le divin. Même quand la modération protège des plus graves conséquences, comme dans le cas . de Watchman Nee, homme de Dieu admirable à bien des égards,'5 l'Écriture ne peut plus jouer son rôle de règle objective (qui s'applique par le truchement de la raison), et la porte s'ouvre à tous les désordres et à toutes les petites dictatures illuministes : le Little Flock de Watchman Nee a été déchiré par le schisme d'un disciple à la trichotomie extrême, Witness Lee, séparé avec son Local Church Movement. La séduction spiritualiste a fait, dans l'histoire, une foule de victimes !15*
Les erreurs les plus grossières corrigées (on l'espère), il serait souhaitable que les nuances apparaissent aussi en pleine lumière ; mais nous ne pouvons ici qu'indiquer les grandes lignes d'un traitement positif. Âme et esprit, dans nombre de leurs occurrences, désignent le même homme intérieur, mais sont loin d'être toujours interchangeables ; ce ne sont pas de parfaits synonymes ; la dénotation ou référence est identique, grosso modo, tandis que significations et connotations diffèrent. Pour résumer, disons que le mot âme évoque le plus souvent le sujet dans sa vitalité naturelle, sa sensibilité, le « monde » d'aspirations^associé à son « moi ». Nous nous amusons à définir : l'âme, « ce qui vit sous ce qu'on voit ». Conformément à l'écart initial, dans l'image-mère, esprit a une nuance plus dynamique : le mot sert pour les émotions violentes comme la colère, l'élan énergique qui débouche sur l'action ; il concerne plus la vie de relation interpersonnelle, avec les projets et la parole. C'est en pensant à ce surplus de puissance que l'apôtre met en parallèle le premier Adam, « âme vivante (ici au sens global d'être naturel) », et le Nouvel Adam ressuscité, « esprit vivifiant » ( 1 Co 1 5,45 ) : le rapport des deux substantifs est à peu près le même que celui des qualificatifs, vivant/vivifiant. On ne s'étonne donc pas d'une certaine préférence pour le terme esprit quand la relation avec Dieu est en cause (Rm 1,9 ; 8, 16 ; 1 Co 6, 17 ; Hé 12,9 ). Il est permis de distinguer, sans les séparer, un aspect psychique et un aspect spirituel de la vie intérieure.
Quel sens théologique la dualité des appellations, âme et esprit, et des aspects, peut-elle prendre ? Elle marque ceci : l'unité de l'homme intérieur, sans quoi la responsabilité se disloque, s'effondre, s'abolit, n'est pas unité absolue.
Elle n'est pas l'unité de l'essence divine, parfaitement transparente à elle-même dans sa richesse infiniment variée. L'homme intérieur, créature, reste complexe. Il est l'âme de son corps, solidaire du visible, inséré dans l'ordre de la vie animale, dans une finitude qu'avoue le désir. Et il est, image de Dieu, l'être du dépassement, de la communication, dans la liberté et l'intelligence. Sa vocation est d'intégrer "imagination, la sensibilité, le « vital », dans le projet spirituel de l'Alliance avec Dieu, de la communion filiale à la Vérité du Père : de vivre selon son nom d'âme-esprit, âme spirituelle, esprit incarné. Il ne le peut qu'avec un Dieu en vis-à-vis qui crée le vivant mais le dépasse, qui remplit le monde mais le domine, qui détermine tout mais s'en distingue. Encore une fois le lien, la « liaison mutuelle », entre la théologie et l'anthropologie.
Henri BLOCHER
Ichthus 1986-6 (No 139)
1. Questions sur l'homme (coll. Questions ; Paris : Stock, 1972) pp.35s.
2. L'Insoutenable Légèreté de l'Etre, trad. du tchèque par François Kerel (Paris : Gallimard, 1984) p.52.
3. Old and New in Interpretation. A Study of the Two Testaments (Londres : S.C.M., 1966) qui note la conformité suspecte de la thèse moniste avec le climat idéologique de notre siècle ; Paul Hoffmann, Die Toten in Christus, eine religionsgeschichtliche und exegetische Untersuchung zur paulinischen Eschatologie (Münster : Aschendorff, 1966) pp.95-174 propose une des meilleures synthèses des textes du judaïsme.
4.Soma in Biblical Theology with Emphasis on Pauline Anthropology (Cambridge : University Press : 1976) xii.267 pp.
5. Cf. par exemple, Anthony C. Thiselton, Trie Two Horizons. New Testament Hermeneutic and Philosophical Description... (Exeter : Patemoster, 1980) pp.281s.
6. Certains auteurs cités par les monistes et qui penchent effectivement de leur côté reconnaissent, malgré tout, les figures de style, introduisent des nuances, multiplient les appels à la prudence, y compris à l'égard de Pedersen : ainsi, en dépit de sa p.88, Aubrey R. Johnson, Thee Vitality of the Individual in the Thought of Ancient Israel (Cardiff : University ofWales Press, 1949) pp.7 n.3, 9s n.4, 41, 44s, sis, 66, 69, 75 n.1, 83 n.2.
7. Art. « Homme, A.T. », Vocabulaire biblique, sous la dit. de J.J. Von Allmen (Paris et Neuchâtel : Delachaux et Niestlé, 1956) p.125.
8. Trichotomie veut dire, étymologiquement, découpage en trois ; tricha signifie trois, adverbialement ; mais comme l'accusatif de thrix, cheveu, a la même forme, certains critiques se sont amusés à l'étymologie qu'on devine...
9. Tout au plus le nominalisme de la basse-scolastique, irrationaliste comme on sait, a-t-il pu aller occasionnellement dans ce sens. Il faudrait étudier le De Anima de Pierre d'Ailly qui a influencé Luther. Nous n'avons pas pu commencer même cette investigation.
10. Le mot hébreu coeur est souvent traduit en grec par le mot noùs ou son dérivé dianoia, pensée ; ainsi Hé 10, 16 dans la citation de Jr 3 1,33.
11. A noter qu'à la fin du chapitre, v.16, Paul emploie noùs, raison, pour rendre le mot rùah esprit (de Dieu) dans le texte cité, Es 40, 13.
12. Cf. par exemple, Watchman Nee, trad. Roger Jacot, L'Homme spirituel (Bevaix et Neuchâtel : Résurrection et Imp. nouv. L. A. Monnier, 1968) p.17 : « L'esprit étant la plus noble partie de l'homme, Dieu désire que ce soit lui qui contrôle l'être entier. Cependant la volonté - qui est la partie cruciale de l'individualité - appartient à l'âme. C'est la volonté qui détermine si c'est l'esprit qui va gouverner...»
13. Watchman Nee, trad. Roger Jacot, La Libération de l'esprit (composé à Neuchâtel par l'Imp. nouv. L. A. Monnier mais publié à Indianapolis, s. d.) p.51.
14. Ibid. ; également, T. Austin-Sparks, Qu'est-ce que l'homme? (Paris : publié par Mme L. Ducommun, 1963) p.41 (p.77 A.-S. dit aussi que l'esprit renouvelé ne peut pas pécher).
15. Sur Watchman Nee, on lira avec profit le mémoire de maîtrise en théologie soutenu par Olivier Baudraz à la Faculté Libre de Théologie Réformée, Aix-en-Provence.