INTEGRE SANS ETRE INTEGRAL?

 

Heureux ceux qui sont intègres dans leur voie,

Qui marchent selon la loi de l'Eternel. Ps 119.1

 

Dire qu'un chrétien doit être intègre, c'est dire une évidence... en tout cas, je l'espère. Le dictionnaire nous dit que ce mot "intègre" signifie "honnête, juste, d'une probité absolue". Nul doute que le chrétien doit posséder cette qualité.

 

Mais gardons notre dictionnaire ouvert un instant, et regardons un peu plus bas. Face au mot "intégrité", nous trouvons la définition "intégralité, totalité, état d'une chose qui est demeurée intacte", et nous comprenons alors que le sens du mot "intègre" est un sens dérivé : l'homme qui est "entier" dans la voie de la justice est un homme "d'une probité absolue". L'usage a donc remplacé le sens premier du mot "intègre" par son sens dérivé, si bien que si nous voulons insister sur la notion de totalité aujourd'hui, nous devrons employer l'adjectif "intégral".

Mais l'usage linguistique ne doit pas nous empêcher de saisir une réalité morale : si le chrétien n'est pas entier dans la voie de Dieu, il ne peut se prétendre honnête ni envers son Créateur et Rédempteur, ni envers son frère dans la foi ou son prochain. Il n'y a pas de probité chrétienne sans une soumission totale à Dieu dans tous les domaines de la vie. En soulignant, dans 1 Cor 6.20, que nous avons été rachetés à grand prix, l'apôtre Paul signifie que tout notre être appartient à Dieu. Aussi doit-il lui être consacré totalement (Rom 11.36-12.2). C'est précisément ce que Jésus-Christ explique au scribe qui veut savoir quel est le premier de tous les commandements (Marc 12..28-30) : Jésus répondit: Voici le premier: Ecoute Israël, le Seigneur, notre Dieu, le Seigneur est un, et tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton coeur, de toute ton âme, de toute ta pensée et de toute ta force.

Il est donc clair que le chrétien ne peut être intègre sans être intégral dans la voie biblique, dans le chemin de la foi. Pourtant, la plupart des chrétiens ont une attitude étrangement inconséquente face à cette réalité. Ils font très facilement une différence entre le domaine de la foi et celui de la vie de tous les jours. Leur adhésion à la nécessité d'une soumission totale à Jésus-Christ est limitée à la fois par une compréhension imparfaite des domaines d'application de cette soumission, et par une vue bornée de la mise en pratique. Souvent l'application de cette soumission à Christ est presque limitée aux domaines des activités chrétiennes traditionnelles: l'église, les groupes de prière ou d'étude, éventuellement le foyer. Quant aux formes d'expression de la soumission chrétienne, celles-ci sont également assez figées et se limitent au culte, à la communion fraternelle, à la prière, à la lecture biblique, à la moralité chrétienne et à l'évangélisation.

Si nous examinons de près ces domaines et formes d'expression de la soumission chrétienne, nous sommes obligés de constater le caractère très partiel de cette soumission. Elle est pratiquement exclue d'une grande partie de la vie de tous les jours, et précisément de la partie qui concerne le plus le monde non-chrétien qui nous entoure et pour lequel nous devrions être un peuple saint, proclamant à tout instant et à tous la soumission totale au Dieu créateur et rédempteur. Le domaine du travail professionnel et de l'activité sociale est justement celui où nous sommes le moins soumis à Christ autrement dit: le moins intègre !

Certains chrétiens ont sans doute l'impression de vivre leurs activités sociales, économiques et politiques d'une manière chrétienne; mais cela se réduit en général à deux choses: rechercher des "contacts" à évangéliser; s'efforcer de vivre ces activités selon la "morale chrétienne" d'une manière aussi. irréprochable que possible. Non que ce soit mauvais en soi, mais combien éloigné d'une obéissance totale à l'injonction divine d'être le sel de la terre et la lumière du monde, par l'annonce de la loi parfaite du Dieu trois fois saint. La vie active des chrétiens, vécue si souvent comme un fardeau pénible qu'on doit supporter parce qu'il faut bien gagner sa vie, reste ainsi dans une large mesure improductive.

Pourquoi ce déséquilibre ? Pourquoi ce décalage entre la foi, réservée à certains "temps forts", et la vie de tous les jours, la vie dans sa totalité ? Pourquoi la marque du chrétien reste-t-elle si superficielle dans un monde que Dieu nous appelle pourtant à influencer profondément ?

Les raisons en sont trop multiples et complexes pour que je puisse les énumérer toutes ici. J'en soulignerai trois, qui me paraissent être à l'origine d'une faiblesse chronique dans le témoignage des chrétiens individuels aussi bien que dans celui de l'Eglise dans son ensemble.

 

Premièrement, notre compréhension de la mission de l'Eglise est incomplète. Nous supposons, à juste titre, que nous sommes appelés à annoncer l'Evangile à tous ceux qui ne l'ont pas entendu, afin que les hommes soient sauvés. Nous savons que le salut débouche sur l'éternité, mais nous négligeons le fait que ce salut doit transformer radicalement la vie de ceux qui le reçoivent, pendant tout le temps qu'il leur reste à vivre. En fait, nous ne nous occupons que de l'acquisition du salut par ceux qui nous entourent (aspect sotériologique de notre mission), alors que nous devrions accorder beaucoup d'attention aussi à leur vie ultérieure de sauvés. Nous nous posons encore moins de questions sur l'influence de cette vie ultérieure sur le monde et la société environnants.

On ignore ainsi le premier mandat donné par Dieu à Adam (Gen 1.28) : Soyez féconds, multipliez-vous, remplissez la terre et soumettez-la. Le champ d'influence du racheté doit viser tout son entourage. Par la victoire de Jésus-Christ sur le péché et la mort, ainsi que par le don du Saint-Esprit le chrétien doit entrer dans la mission qu'Adam, à cause de la chute, n'a pas pu accomplir. Quand Jésus-Christ charge les onze en Mat 28.19,20 d'enseigner aux nouveaux disciples à garder tout ce qu'il leur a prescrit, ce n'est pas seulement la vie dans l'Eglise qui est concernée. Tout, absolument tout, du domaine politique au domaine artistique, en passant par l'économie, l'agriculture, la technologie et la recherche, doit être vécu par le chrétien selon les normes indiquées dans la Parole de Dieu. Le but du chrétien doit être de glorifier Dieu dans toute son activité.

 

Une vie chrétienne défectueuse s'explique par une deuxième raison la croyance naïve à la neutralité spirituelle de certains domaines de la vie. Cette croyance est très répandue parmi les chrétiens, et cela malgré l'affirmation catégorique de Jésus-Christ lui-même à ce sujet (Luc 11.23) : Celui qui n'est pas avec moi est contre moi, et celui qui n'assemble pas avec moi disperse.

Une telle séparation de la vie en différents domaines, dont quelques-uns seulement sont accessibles à la foi, a toujours existé, sous des formes et des appellations légèrement différentes. Le contraste foi-raison, qui remonte à Thomas d'Aquin et aux scolastiques, en est peut-être une des formes les plus connues. Selon cette pensée, devenue doctrine officielle chez les catholiques, certaines vérités sont accessibles à la foi et d'autres à la raison, qui n'aurait pas été déformée par la chute. Aussi certaines vérités seraient-elles neutres, si bien que le non-croyant aurait la possibilité de les comprendre tout aussi bien que le croyant. Si une telle théorie était juste, il serait impossible de vivre bien des activités d'une manière spécifiquement chrétienne en les consacrant intégralement à Dieu. Adopter cette pensée des deux domaines de vie - domaine chrétien et domaine neutre -, c'est nier l'enseignement de Paul selon lequel tout subsiste en Jésus-Christ (Col 1.17), et rendre nulle son injonction à tout faire au nom du Seigneur Jésus (Col 3.17). Continuer à croire, même inconsciemment, qu'il y a des domaines de neutralité dans la vie, c'est proclamer que dans ces domaines-là, le non-croyant peut servir et glorifier Dieu tout autant que le croyant. Comment parler d'une vie chrétienne intégrale, si nous sommes obligés d'avouer que sur un grand nombre de fronts nous ne sommes pas spécifiquement engagés dans la bataille

 

La troisième raison qui explique un christianisme dilué, c'est une désobéissance fondamentale au premier commandement, tel que Jésus-Christ le donne (Marc 12.30): ... tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton coeur, de toute ton âme, de toute ta pensée et de toute ta force.

Il est évident que nous n'arriverons jamais à satisfaire aux exigences d'un tel commandement par nos propres efforts, même si nous y mettons tout notre coeur, toute notre âme et toute notre force. Mais quant à consacrer totalement notre pensée à Dieu, c'est une autre affaire. On doit constater que l'intellect est souvent négligé, de sorte que, sur bien des plans, notre pensée, au lieu d'être soumise à Dieu, se conforme au monde. Beaucoup de domaines de la vie sont exempts de pensée chrétienne, soit parce que celle-ci n'est pas connue, soit parce qu'on ne sait pas l'appliquer. Cela explique pourquoi nous sommes incapables de suivre l'injonction de l'apôtre Paul dans Rom 12.2: être transformés par le renouvellement de l'intelligence plutôt que de se conformer au monde présent.

Ce problème rejoint la première raison évoquée ci-dessus, car il est impossible d'accomplir la mission chrétienne dans son intégralité si nous ignorons ce qu'est la vie chrétienne dans ses différents aspects, si nous ne savons discerner quelle est la volonté de Dieu : ce qui est bon, agréable et parfait (Rom 12.2).

Sans une pensée réellement chrétienne, intègre dans sa consécration à Dieu, le chrétien, au lieu d'influencer le monde, le subira et le laissera dans sa dégradation actuelle.

En vue de ces arguments, je crains bien ne pas trouver dans le monde du 20 ème siècle beaucoup de signes d'un christianisme intègre. Aussi les chrétiens qui voudraient être intègres - et ils sont nombreux - doivent-ils chercher à remédier aux carences révélées ci-dessus. Les remèdes ne sont pas forcément faciles à découvrir et souvent encore moins faciles à appliquer. Pour servir Christ, il y a toujours un prix à payer. Je voudrais proposer un remède qui, aussi coûteux qu'il soit, me semble s'imposer absolument, si notre but est vraiment une vie chrétienne intégrale. Il tient en deux mots : éducation chrétienne.

Formés dans le monde et, le plus souvent, par le monde, les croyants reflètent toute cette éducation d'origine non-biblique. Leur esprit reste figé dans une pensée mondaine, pensée qui ne sera jamais remise en question, ni dans l'enseignement dispensé à l'église, ni dans leur étude et réflexion personnelle. Qu'on est loin de l'attitude du psalmiste, qui comprend son besoin d'une instruction constante de la part de l'Eternel, touchant à tous les domaines de la vie (Ps 119.33-37).

Il est donc impératif pour tout chrétien de s'imprégner de la vérité biblique et de recevoir à l'église un enseignement sur la totalité de la mission chrétienne dans le monde. Car les croyants n'ont pas seulement à proclamer aux hommes le salut éternel en Jésus-Christ, mais ils doivent glorifier Dieu dans toutes leurs activités afin d'être véritablement le sel qui purifie et qui empêche la corruption de prendre le dessus.

Une telle éducation sur la mission des croyants aboutira rapidement à l'abandon de toute notion de neutralité spirituelle. Toute vérité authentique vient de Dieu; rien n'est valable en dehors de notre relation avec Jésus-Christ. Comprendre cela signifie remettre en question toutes les valeurs de notre passé et de notre présent non-chrétien, ré-évaluer toute l'éducation reçue dans le monde, rejeter toute l'idôlatrie humaniste qui imprègne notre société, et souvent aussi nos propres attitudes, notre pensée, notre langage même.

Ces deux premières étapes ne pourront être franchies avec succès que si elles sont accompagnées d'une nouvelle éducation foncièrement chrétienne, afin de renouveler notre intelligence et notre pensée. Pour un adulte dont la pensée est déjà formée, tout refaçonner selon la révélation divine est une tâche ardue; il est tellement plus facile de former la pensée des enfants dès le berceau : cependant c'est une tâche essentielle si nous voulons obéir à Dieu dans l'accomplissement de notre mission. L'apôtre Paul nous dit très clairement que nous avons à renverser les raisonnements et toute hauteur qui s'élèvent contre la connaissance de Dieu et amener toute pensée captive à l'obéissance au Christ (2 Cor 10.5). Par rapport à cette exigence de l'apôtre, Cornelius Van Til pose la question suivante: "Comment un protestant pourra-t-il réellement défier la sagesse du monde tel que cela est exigé par l'apôtre Paul, s'il retient une partie de cette même sagesse du monde dans son propre système de pensée ?" ("The Intellectual Challenge of the Gospel", Philipsburg, New Jersey, 1953, p. 13). La sagesse du monde doit donc être rejetée dans la poursuite d'une éducation tournée vers une pensée intégralement chrétienne.

Aucun domaine de connaissance ne doit être exclu d'une éducation véritablement chrétienne, car elle est nécessairement fondée sur la certitude que toute sagesse réside en Dieu lui-même, comme cela est si souvent répété dans le livre des Proverbes. Paul aussi nous rappelle dans Col 2.3 que tous les trésors de la sagesse et de la connaissance sont cachés en Christ L'éducation chrétienne est donc mieux armée qu'aucun autre système d'éducation pour affronter le monde des ordinateurs et de la recherche nucléaire.

La noRMe de cette éducation chrétienne sera toujours la Bible, parole du Dieu vivant. Celle-ci n'est pas un manuel scolaire, certes, mais elle contient la clé et les principes de toute vraie connaissance. Dans l'utilisation de cette clé, dans la découverte progressive de toute la vérité sur la création du Dieu trois fois saint, c'est l'Esprit Saint qui, selon Jean 16.13, sera notre guide et notre conseiller.

Accepter une telle éducation pour nous-mêmes et, à plus forte raison, pour nos enfants, c'est accepter la souveraineté de Dieu sur toute notre vie, c'est se soumettre entièrement à sa volonté parfaite pour la vie de ses enfants.

Se soumettre à toute autre système d'éducation, dans lequel Dieu n'est pas reconnu somme souverain Maître, c'est accepter ce qui nous détourne de la vérité et déforme notre pensée, nous rendant inefficace dans la mission que Dieu nous confie. Dans ce cas, nous méprisons l'avertissement de l'auteur des Proverbes qui nous exhorte à ne pas écouter les leçons qui nous égarent loin des discours de la connaissance (Prov 19.27). Le danger est particulièrement grand pour les enfants, car comment sauraient-ils critiquer, analyser, trier l'éducation qui leur est donnée ? Ils accepteront volontiers la bonne nourriture, si elle leur est proposée, mais ils sont sans défense contre le poison.

Pour être intègre, il y a un prix à payer. Ce prix sera peut-être élevé, mais les fruits d'un tel investissement seront certainement inestimables. Une éducation authentiquement chrétienne fait partie du plan de Dieu pour tous ses enfants. Elle est à la gloire de Dieu, visant toujours la formation d'hommes et de femmes intègres, intégralement chrétiens. Ceux-ci ne seront-ils pas de vrais disciples ?

Robert MEWTON

Note: Monsieur Mewton est le directeur de l'Ecole Privée Protestante "La Nouvelle Alliance" (Aix-en-Provence).

Promesses 1987 - No 81 - 82

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