Peut-il être juste de mentir ? (Josué chapitre 2)
Le récit de l'accueil fait par Rahab aux deux espions envoyés par Josué dans Jéricho énonce un fait troublant. Non seulement les a-t-elle accueillis, mais elle a aussi menti à leur sujet, déclarant :
Oui, ces hommes sont venus chez moi, mais je ne savais pas d'où ils étaient. Au moment où l'on allait fermer la porte, au crépuscule, ces hommes sont sortis sans que je sache où ils allaient (v. 4,5).
Il est vrai que le texte ne cautionne pas le mensonge de Rahab en émettant un quelconque jugement de valeur. Le témoignage rendu par le Nouveau Testament à Rahab dit cependant :
C'est par la foi que Rahab la prostituée ne périt pas avec les non-croyants, parce qu'elle avait accueilli pacifiquement les espions (Hébr.11 .31).
Son mensonge est-il donc compris dans son accueil ? Est-il aussi un fruit de sa foi ? Y a-t-il des situations où le mensonge se justifie ? Certains prétendront que Rahab a été justifiée en dépit de son mensonge plutôt que par son mensonge. Mais peut-on raisonnablement imaginer Rahab cachant les espions et répondant aux envoyés du roi : « Oui, ces hommes sont venus, et je les ai cachés. Que leur voulez-vous ? » Si ce n'est une trahison, cela du moins y ressemble fort, et même en imaginant alors une intervention surnaturelle de Dieu permettant aux espions de s'échapper, je ne suis pas sûr que le peuple d'Israël aurait retenu Rahab comme une héroïne de la foi... (Et le récit de 2 Rois 6. 18 nous montre même que le mensonge peut aller de pair avec une intervention surnaturelle de Dieu). Non. Rahab a accueilli> elle a menti. Et notre question reste entière.
On raconte l'histoire suivante qui se serait déroulée au 19e siècle. Une communauté baptiste américaine, dans le Kentucky, avait invité des gens de près et de loin pour une rencontre. Une des activités proposées était de répondre à un problème de conscience hypothétique : « Vous êtes dans un petit village à la frontière des territoires indiens, et vous avez vent d'un raid imminent de la part de ceux-ci. Vous cachez alors vos quatre enfants. Quand les Indiens arrivent, ils réussissent à contourner les défenses du village, et dans leur action de pillage, ils trouvent trois de vos enfants qu'ils tuent.
Quand enfin ils sont prêts à conclure un armistice et à se retirer, ils vous demandent si vous avez encore des enfants cachés ». D'où la question : « Dites-vous la vérité ou dites-vous un mensonge ? ».
Le débat, dit-on, divisa l'Eglise en deux, et la communauté de Long Run fut connue depuis comme celle des « baptistes non-menteurs » alors que les dissidents fondèrent une nouvelle communauté à quelques kilomètres de là> celle des « baptistes menteurs ».1*
L'anecdote, vraie ou fausse, reflète la variété des réponses proposées par les chrétiens. D'ailleurs le souvenir de la persécution des Juifs pendant le IIIe Reich montre que la question n'est pas si hypothétique que cela. Et sans aller aussi loin, la vie amène parfois des situations où la même question surgit, même si les conséquences en sont moindres.
Certains trouveront sans doute inutile voire insensé de réfléchir à un tel problème avant qu'il ne se pose concrètement, puisque Dieu donnerait alors la réponse appropriée par l'inspiration du Saint-Esprit. Peut-être. Mais comment être sûr que, dans une situation oppressante, nous aurons la sérénité d'écouter ? D'autant plus qu'un délai dans la réponse est déjà une réponse...
Nous vouions donc examiner maintenant la question en proposant successivement trois approches.
LE MOINDRE MAL
Dans une première approche, nous pouvons souligner l'absolu des dix commandements, qui ne prévoient aucune dérogation. Quelle que soit l'époque ou la situation, ces commandements constituent un code de vie dont toute transgression est un péché.2* En conséquence, dans une situation limite comme celles évoquées ci-dessus, il ne s'agit pas de choisir entre Bien ou Mal, mais d'opter pour le moindre mal.
Mentir est mal. Jésus lui-même identifie le mensonge à Satan en disant de lui : «...il est menteur et le père du mensonge ».3* Mais trahir est aussi mal. Cependant les conséquences du mensonge par rapport au commandement d'aimer sont moindres que celles de la trahison. Le chrétien doit donc mentir, en sachant que pourtant il pèche, ou, pour exprimer cela autrement, il participe à une situation collective de péché dont il n'est que partiellement responsable. Le dilemme surgit dans la mise en présence du croyant encore pécheur avec un monde révolté. C'est dans cette direction qu'argumente par exemple J.W. Montgomery en disant : « ... Dans ces cas, le moindre mal doit parfois être choisi, mais il reste dans tous les sens du terme un mal qui doit conduire le chrétien à la Croix en vue du pardon et vers le Saint-Esprit pour une restauration ».4* Dans cette optique, Rahab avait péché, elle avait donc à se repentir de son acte...
Mais peut-on, dans un tel cas, sincèrement se repentir ? Le croyant n'aura sans doute aucune peine à s'affliger de la situation qui l'a conduit à pécher. Peut-être même confessera-t-il le péché collectif de sa nation ou du groupe auquel il appartient et qui a créé les conditions du dilemme. Mais se repentir de son choix personnel nous semble impossible sans se diviser soi-même. Car peut-on regretter son choix en sachant que si c'était à refaire, il demeurerait le même ?
Nous allons encore plus loin. Le principe du moindre mal place le chrétien dans une alternative qu'on peut décrire par un « Malheur à lui s'il le fait, malheur à lui s'il ne le fait pas ! ».
L'offre du pardon ne change en rien son destin : l'exigence de la sainteté et un certain rappel du « prix » payé en vue du pardon l'amène fatalement à ce « Malheur à lui ! ». Il est donc prisonnier de deux injonctions contradictoires, dont il ne peut que ressortir condamné intérieurement. Ces situations ont été assez bien étudiées en psychologie, et il est frappant de remarquer qu'elle peuvent avoir des conséquences allant de l'indécision par peur d'un choix erroné à l'inanition pour éviter la punition.5* Cela correspond à la description de la vie spirituelle de plus d'un chrétien... Faut-il en voir l'origine, peut-être partiellement, dans cette approche ?
L'ETHIQUE SITUATIONELLE
Une deuxième approche, prenant le contre-pied de la précédente, affirme la relativité de tous les commandements et ne retient que le deuxième : l'amour dû au prochain.6*
J. Fletcher l'énonce de la manière suivante : Mentir peut être plus chrétien que dire la vérité, puisque la seule vertu à dire la vérité est de la dire dans l'amour. voler peut être meilleur que respecter la propriété privée si, comme dans plusieurs domaines évidents, ce droit à la propriété nie le plus grand amour pour le plus grand nombre. Aucune action n'est bonne ou mauvaise en elle-même. Tout dépend si elle oeuvre à l'encontre ou en faveur des gens, si son dessein est l'amour (comprenant l'amour comme étant un intérêt porté aux personnes) dans la situation présente. La nouvelle moralité, en résumé, soumet les principes aux circonstances...7*
Dans cette optique, le dilemme de Rahab s'éclaire de lui-même : mentir est aussi amoral que manger (et son métier ne devait pas la porter sur les principes...). Sa situation justifiait son mensonge puisqu'il était le fruit de son intérêt pour les deux espions. Mais qu'en est-il de son amour pour ses concitoyens ? Par où passe « le plus grand bien pour le plus grand nombre » ? Car sans omniscience, chaque situation humaine apparaît comme un écheveau difficile à démêler, tout spécialement s'il est impossible de s'appuyer sur des « principes ». Comment savoir si mon aide qui semble soulager la souffrance aujourd'hui, ne va pas se retourner contre la personne aidée demain ? D'autant plus, comme l'ont déjà bien fait remarquer certains, l'amour ne nous dit pas forcément que faire, mais comment le faire. Et sans un guide qui lui permette de se manifester, l'amour donne à chaque choix un poids insupportable.
Mais il y a plus. Si la fin justifie les moyens, toute relation devient impossible, tout acte de confiance une folie. Car si nous estimons, pour votre plus grand bien (par exemple pour votre salut éternel) qu'il est de notre devoir de vous convaincre, et que tordre ou dissimuler la vérité, parjurer même, est le moyen d'y arriver, alors la légitimité est de notre côté ! Car par le biais des inclinaisons naturelles à l'homme, cette fin qui justifie les moyens s'identifie tôt ou tard à ses propres desseins, ses buts, ses aspirations. Triste fin...
Ainsi, tous ceux qui mettent l'amour au dessus de la loi, comme ceux qui parlent d'une loi sans amour, séparent la loi de celui qui l'a donnée : un Dieu d'amour. Aux premiers, Jésus dit :
En vérité je vous le dis, jusqu'à ce que le ciel et la terre passent, pas un seul iota, pas un seul trait de lettre de la loi ne passera, jusqu'à ce que tout soit arrivé. Celui donc qui violera l'un de ces plus petits commandements et qui enseignera aux hommes à faire de même, sera appelé le plus petit dans le royaume des cieux, mais celui qui les mettra en pratique et les enseignera, celui-là sera appelé grand dans le royaume des cieux (Matt. 5. 18 ).
Et aux seconds :
Lequel d'entre vous, s'il n'a qu'une brebis et qu 'elle tombe dans la fosse le jour du sabbat, ne la saisira pour l'en retirer ? Combien un homme ne vaut-il pas plus qu'une brebis ! Il est donc permis de faire du bien les jours de sabbat (Matt. 12 . 11-12).
En parlant ainsi, Jésus n'a pas relativisé le sabbat à l'image de l'éthique situationnelle, mais il a affirmé simultanément l'ordonnance du sabbat, et la dignité de l'homme pour qui il a été donné. Cela nous introduit maintenant dans notre troisième perspective.
LE TEMOIGNAGE DES TEXTES
En examinant les différentes situations où des mensonges sont approuvés de Dieu (sages-femmes en Egypte> Ex. l. 19- 20 ; Rahab ; Elisée, 2 R. 6. 19)> nous pouvons tenter de leur trouver des points communs :
- les paroles mensongères avaient pour but la sauvegarde de vies humaines (les nouveaux-nés hébreux, les deux espions, Elisée lui-même) ;
- elles ont été extorquées par la contrainte ;
- elles furent faites à des personnes étrangères, ennemies du peuple juif.
Aucune de ces raisons ne semble à elle seule suffisante. Une généralisation de la deuxième (et de la première dans une moindre mesure) par exemple, qui ferait de la présence d'une contrainte par la violence une justification suffisante du mensonge reviendrait à justifier du même coup le parjure ou le reniement de la foi, ce qui nous paraît insoutenable. Et une parole mensongère s'adressant à une personne en dehors du plan de Dieu ne saurait être de ce fait excusée, même au nom de son salut éternel, selon ce qu'on croirait pouvoir lire dans le troisième point relevé.
Nous croyons quand même pouvoir lire, à travers ces points communs, quelques principes propres à guider notre réflexion aujourd'hui :
- les vies sauvées rappellent que le but du commandement est d'abord la vie, même si cette vie n'est pas la valeur suprême à laquelle sont subordonnées toutes les autres valeurs. Ces textes sont là pour nous le rappeler ;
- les paroles extorquées par la contrainte renvoient à une situation où la vérité fait défaut. Pensons à l'antisémitisme nazi de la dernière guerre, ou à celui du Pharaon d'Egypte dans Exode 1, ou encore à la situation que décrit Osée dans sa prophétie : Car l'Eternel est en procès avec les habitants du pays, parce qu'il n 'y a point de fidélité, point de loyauté, point de connaissance de Dieu dans le pays. Il n'y a que parjures et tromperies, assassinats, vols et adultères ; on use de violence, on commet meurtre sur meurtre.8*
Une intention première du IXe commandement n'est-elle pas de maintenir un tissu de vérité dans la communauté, "non seulement parce que Dieu est Vérité, mais parce que cette vérité est nécessaire, vitale, à l'homme. Cependant le verbe « maintenir » suppose une préexistence de cette vérité, et lorsqu'elle est absente, l'exactitude des faits peut parfois cautionner la fausseté qui règne. Alors le mensonge peut être la seule manière de témoigner d'un Dieu Vrai !
Ces mensonges n'ont pas été dits pour le confort personnel des personnes qui les ont proférés. Le prophète Elisée, par exemple, n'a pas seulement sauvé sa vie, il a accompli un acte prophétique. Ainsi, ces paroles s'insèrent dans le projet de Dieu, dans un combat contre des ennemis. Il ne se justifie que dans une référence à Dieu, dans sa dépendance, et jamais pour des motifs personnels comme la fuite des responsabilités, les faux-fuyants ou la crainte d'être mal compris ou que sais-je encore.
C'est la rencontre de ces trois aspects - préservation de la vie humaine, contrainte par la force ou la menace, dépendance de Dieu - qui peuvent parfois, croyons-nous pouvoir discerner, justifier un mensonge. Mais où est la limite ? Nous aimerions suggérer qu'aucune casuistique aussi « biblique » qu'elle soit ne pourra faire le tour des situations possibles. La Bible elle-même nous rend témoins par les récits évoqués de mensonges approuvés de Dieu, sans jamais faire pourtant une synthèse de la question. Les récits laissent une place prédominante à la relation entre Dieu et l'homme appelé à s'engager dans le projet divin, par la foi, comme le souligne l'épître aux Hébreux en parlant de Rahab. Et cela ne laisse aucune place, comme nous l'avons déjà rappelé, pour nos fuites devant la vérité, signe de nos doutes plutôt que fruit de notre foi.
Oui, des situations humaines, marquées par le péché et la fausseté, peuvent nous conduire à transgresser le IXe commandement. Mais jamais pour notre confort personnel, dans notre propension à marcher dans le clair-obscur quand ce n'est pas dans les ténèbres. Car ce même IXe commandement nous rappelle que sans vérité il ne saurait y avoir de relations humaines. Et le Nouveau Testament nous entraîne encore plus loin, nous exhortant à marcher dans la vérité. C'est là le projet d'un Dieu Vrai.
Bernard André
Ichthus 1986/4 (No 137)
1.situation Ethics. True or False. J. Fletcher et J.W. Montgomery, Minneapolis, 1972, p. 14.
2. 1Jn. 3.4.
3. Jn 8.44.
4. Situation Ethics. p. 51.
5. Cf. par exemple Une logique de la communication. P. Watzlawick et coll., Paris 1972, p. 217.
6. Jc 2.8.
7. Situation Ethics. p. 26 ss.
8. Osée 4.1-2.