POUR LA GUERRE VRAIMENT SAINTE

( 2Co 10, 3-5)

 

Dieu tolère, dans sa patience, que des hommes bafouent son honneur et sa vérité. Il accorde au monde un sursis, ne voulant pas qu'aucun se perde mais que tous parviennent au revirement salutaire. Il envoie les siens, avec la mission, pendant ce temps-là, de gagner le plus grand nombre. Mais pourquoi restreint-il la gamme des moyens ? Pourquoi renonce-t-il, ou oblige-t-il ses serviteurs à renoncer, aux formes mêmes légères de coercition - établissant le principe de la « liberté de conscience » ?

On pourrait concevoir un autre choix. Les hommes d'Eglise, depuis la fin du IVème siècle, qui ont travesti (au mépris de toute exégèse) le « Contrains-les d'entrer » de la parabole (Lc 14, 23) en justification de la menace, voire de la torture, pouvaient plaider le réalisme : les hommes sont si faibles, asservis à leurs passions, aveuglés par leurs préjugés, que tout est bon pour les pousser au repentir !

N'est-il pas plus miséricordieux de leur arracher de force leur consentement plutôt que de les laisser périr éternellement ? Le Grand Inquisiteur aime sincèrement les pécheurs, il accroît leurs chances d'être sauvés. Et pourtant, Dostoïevski n'a pas tort de l'opposer maximalement au Christ. Le Christ Jésus n'a pas seulement exclu le secours des légions célestes, car son Royaume n'est pas de ce monde (Mt 26, 53 ; Jn 18, 3 6), et réprimandé ses disciples vindicatifs (Lc 9, 5 5 ) ; il s'est abstenu de toute manipulation psychologique, « couchant » à l'occasion les enthousiasmes trop peu mûris (Lc 9, 5 7s ; 14, 25ss), rechignant au miracle quand celui-ci risquait d'induire une adhésion comme forcée, sans conviction intérieure profonde (Jn 2, 23 s ; 4, 48 ; cf. Lc 4, 9ss ; 11, 29 ; 16, 31).

L'apôtre Paul nous semble formuler le principe ici en cause quand il écrit aux Corinthiens : C'est dans la chair, bien sûr, que nous agissons, mais non selon la chair que nous combattons : les armes de notre combat ne sont pas charnelles mais, au contraire, puissantes par Dieu, capables de renverser des forteresses ; nous renversons les sophismes et toute théorie orgueilleuse qui se dresse contre la connaissance de Dieu ; nous faisons prisonnière toute pensée pour l'amener à obéir au Christ... (2 Co 10, 3-5).

L'apôtre, certes, ne traite pas ici de notre problème il ne se prononce pas sur la liberté de conscience dans la société civile ; il riposte aux calomnies viles et stupides répandues contre son ministère. Mais, ce faisant, il pose un principe général fort éclairant pour notre question.

Première observation : l'enseignement apostolique n'a rien de commun avec la tolérance « tiède » ou « molle » qu'engendre le relativisme de notre temps. Paul ne prêche pas la bienveillance permissive envers toutes les idées : au contraire, c'est pour lui la guerre ! Il ne plaide pas pour la reconnaissance d'une vaste zone « démilitarisée » où la neutralité « scientifique » de la pensée permettrait à chacun de garder à part son opinion personnelle en matière de foi : au contraire, c'est toute pensée qu'il veut soumettre au Christ, Seigneur universel. Paul a manifestement l'assurance de communiquer la connaissance de Dieu sous forme définie, excluant toute doctrine rivale (cf. v. 4 du chapitre suivant !), et déterminant le sens de la réalité entière.

Thèse décisive : si l'apôtre renonce aux moyens de la contrainte, ce n'est pas qu'il mollisse dans sa lutte contre l'erreur, c'est que les armes doivent correspondre au combat. Nous ne combattons pas « selon la chair », dit-il, nos armes ne sont pas « charnelles ».

Autrement dit, les moyens sont homogènes à la fin, les armes sont spirituelles exclusivement - pour l'avancement du Royaume de Dieu. Cette guerre vraiment sainte ne se mène qu'avec l'armement de la sainteté, l'armement de l'Esprit. Si Dieu garde le droit de rétribuer physiquement toute désobéissance, la naissance de la foi, l'adhésion des coeurs, requiert l'usage de moyens non-charnels ; seuls ces moyens respectent la nature de la conscience, la dignité de la créature faite en image de Dieu, libre.1*

Une marge d'incertitude affecte l'interprétation du mot « charnels » (sarkika) en 2 Corinthiens 10, 4. Parfois, l'apôtre emploie ce terme avec de fortes connotations morales négatives, comme synonyme, ou presque, de « pécheurs » (1 Go 3, 3) ; mais parfois aussi, « charnel » signifie l'appartenance au plan de l'homme extérieur, à l'ordre du temporel : ainsi quand il plaide que les bénéficiaires de biens spirituels doivent marquer leur reconnaissance en faisant part de leurs biens « charnels », nous dirions « matériels » (pour la collecte en Rm 15, 27, et la rémunération des prédicateurs en 1 Co 9, 11). Lequel des deux sens convient-il le mieux dans notre passage ?

On ne peut pas écarter le premier, car les adversaires de Paul allaient sans doute jusqu'à l'accuser de mensonge et de malversations. Mais le second semble mieux s'accorder avec les indices du texte et du contexte : Paul commence par souligner qu'il vit « dans la chair » (v. 3) : la « chair » désigne donc ici non pas la puissance du péché mais l'existence corporelle et ce qui s'y rapporte (comme en Ga 2, 20, et au contraire de Rm 8, 8) ; d'autre part, ce qu'il oppose à la « carnalité », ce n'est pas la rectitude morale mais la puissance capable de renverser les sophismes. On peut donc présumer que l'apôtre écarte des moyens qui seraient acceptables à d'autres fins, mais qui ne conviennent pas au plan du combat spirituel.

Philip Hughes pense au recours à « la sagesse et philosophie humaine, avec les attractions du divertissement mondain, et le déploiement d'une organisation massive ».2*Paul semble avoir surtout en vue l'accusation qu'on lui lançait d'intimider à distance, et de manquer de prestige quand il était physiquement présent (vv. ls, 9s). Il se défend d'employer le moyen charnel de la manipulation psychologique par ses lettres, et il se justifie de ne pas se prévaloir d'apparences « charnelles » avantageuses (cf. v. 7 a : « Vous portez vos regards sur l'apparence »). A partir de là, nous comprenons parmi les armes inadmissibles en notre « sainte guerre » tout ce qui veut obtenir la foi autrement que par la persuasion de la vérité. Les pressions physiques, politiques, économiques, psychologiques, le Royaume de Dieu les bannit de sa panoplie : il conquiert les coeurs dans la lumière de la responsabilité. Paul avait détaillé plus haut dans la même épître les armes spirituelles de son évangélisation : « par la pureté, par la connaissance, par la patience, par la bonté, par l'Esprit saint, par l'amour sans hypocrisie, par la Parole de Vérité, par la puissance de Dieu : par les armes offensives et défensives de la justice » (2 Co 6, 6s).

Les armes « charnelles » sont légitimes, au moins dans certains cas, pour la r pression du mal et la promotion du bien dans l'ordre temporel, et maniées par les personnes compétentes selon l'institution divine (par exemple, dans la famille et l'Etat). Leur exclusion des moyens du combat spirituel implique, cependant, que la norme néo-testamentaire pour l'autorité politique réclame d'elle le respect de la liberté religieuse (de conscience, de cuite).

Pourquoi sommes-nous si facilement tentés de recourir aux moyens prohibés, sinon que nous défaillons au point de la foi ? Les armes spirituelles nous paraissent si faibles, si faibles. - Elles sont, au contraire, puissantes par Dieu ! Le croirons-nous enfin ?

Henri BLOCHER

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1. Au dernier jour, quand «toute langue confessera que Jésus est Seigneur » n'y aura-t-il pas contrainte des consciences ? Non pas même, pensons-nous. Dieu brisera spirituellement le mauvais vouloir chez les hommes qui ne pourront plus se masquer l'évidence de la Vérité. Il n'y aurait pas, sans cela, confession.

Mais il n'y aura plus d'offre de grâce à percevoir (donc plus d'avenir), et l'éclat de la lumière apocalyptique dépassera le seuil qui protège,dans la réponse de l'homme, la spontanéité qui plaît à Dieu, et qui marque, dans l'économie présente, l'entrée dans son alliance de salut.

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2. A propos du premier recours, relevons que Paul a usé des moyens de l'argumentation stoïcienne dans son discours d'Actes 17, 22 s, discours inspiré, proposé en modèle par Luc, et qui a suscité plusieurs conversions remarquables (c'est par traduction fautive de 1 Co 2,2 que certains imaginent que Paul a fait une autocritique après Athènes).

Ichtus 1985-4 (No 131)

© Ichtus

 

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