La notion de témoignage a pris une place centrale dans la théologie missionnaire et oecuménique récente. Elle tend même à évincer ou à éclipser des thèmes classiques comme ceux de « message », de « proclamation », voire de « mission », thèmes qui éveillent parfois des associations d'idées qui font difficulté dans le climat spirituel et historique actuel. Il est d'ailleurs normal et salutaire que la théologie missionnaire se renouvelle périodiquement en utilisant des mots neufs, ou en redécouvrant des mots anciens qui retrouvent comme par enchantement la fraîcheur de la nouveauté. La notion de témoignage est l'un de ces pôles de cristallisation de la pensée missionnaire contemporaine, d'après ce que j'ai pu constater à la lecture de nombreux documents émanant des Eglises et notamment du Conseil Oecuménique des Eglises depuis une trentaine d'années. Il est aussi très remarquable que l'Eglise catholique romaine ait en quelque sorte découvert ce thème théologique, en partie grâce justement au dialogue oecuménique, et que certains théologiens catholiques considèrent le témoignage comme le nouveau nom de la mission. Mais le même pavillon peut recouvrir des cargaisons bien différentes. Le « témoignage » n'a pas le même champ sémantique pour un théologien catholique et pour un théologien protestant, malgré les similitudes de forme et beaucoup de fond commun.
LA CONDITION DU TÉMOIN
Je me limiterai à l'examen d'un petit livre publié en 984 par le Père Jean-Pierre Jossua, La condition du témoin. Les protestants (du moins ceux qui lisent Réforme) connaissent de mieux en mieux le Père Jossua grâce à son « Bloc notes » hebdomadaire toujours très incisif et éclairant. Sa manière d'écrire et de penser s'accorde sans difficulté avec les façons de faire « protestantes » que l'on trouve dans cet hebdomadaire. Le Père Jossua connaît aussi très bien le protestantisme, aussi bien par ses relations que par ses travaux. Je relève par exemple son livre sur Pierre Bayle - un protestant lointain mais un protestant tout de même.
La condition du témoin est un petit livre écrit tout d'une traite, sans références savantes. C'est un livre très personnel, très engagé, chargé d'expérience et en même temps nourri d'une vaste culture littéraire et théologique.
C'est une réflexion sur la communication de la foi chrétienne dans un milieu réfractaire à la foi. C'est aussi en un sens une méditation sur l'échec de l'évangélisation et de la mission, qui fait suite à un livre précédent, Le temps de la patience ( 19 7 6), où le Père Jossua insistait sur la « distance incompréhensible, scandaleuse, qui existe entre le sens, la valeur, la fécondité humaine de la foi, reconnus par ceux qui en font l'expérience, et l'impossibilité à peu près totale dans laquelle ils se trouvent de communiquer cette même foi. Une telle impasse, ils doivent bien se l'avouer lorsque les illusions et la phraséologie « missionnaire » dont on s'est nourri pendant trente ans ont achevé de se dégonfler » (p. 10). L'allusion à La France, pays de mission ? (1942) est transparente, et elle n'est pas flatteuse. La voie de l'évangélisation serait donc fermée, à la fois parce qu'elle serait inefficace, et parce que des raisons intrinsèques amènent à fermer cette voie. La principale raison avancée est que l'évangélisation est en déficit d'humanité : elle flotte par définition au dessus des réalités humaines et
terrestres, elle propose un message divin désincarné qui en vérité donne une « image perverse » de Dieu et de Jésus-Christ - la Parole incarnée ! Une telle évangélisation donne l'illusion que la foi implique « l'effacement de l'humain », alors que la foi authentique se joue « dans l'épaisseur même d'une existence d'homme vécue avec ses tâches, ses chances, ses épreuves » (p. 8). La voie nouvelle que le Père Jossua préconise est celle du témoignage, par opposition à l'évangélisation, entendue comme annonce d'un message. « Quant au témoin, écrit-il, je ne le conçois pas comme quelqu'un qui prendrait l'initiative d'adresser aux autres une parole » (p. 8). A plusieurs reprises, le Père Jossua renforce et alourdit ce discrédit de l'annonce missionnaire de la « Parole ». Il se démarque par rapport à l'apôtre Paul et à sa célèbre parrhesia (assurance) : « Je laisse aux vendeurs de cravates, aux acheteurs de votes, aux prédicants de sectes, leur impayable assurance » (p. 65). « Le témoin professionnel est un danger public et privé. L'attestation étant le ciment de sa vie, il doit témoigner. Et voici le résultat : il habite le monde de la parole alors que les faits ne suivent pas, il sait à l'avance ce que chacun doit être et ne peut donc écouter personne, il détruit son entourage en exigeant que tous soient conformes à son image, il fait payer par autrui le prix de ses renoncements » (p. 106). « Il y a ceux qui se sentent une vocation impérieuse de témoigner opportune, importune (citation en latin de 2 Timothée 4. 2 : « en temps et hors de temps », MS) - mais le temps n'est plus de beugler aux carrefours... » (p. 107).
Notons au passage que le Père Jossua emploie les termes Témoins, Témoigner dans un sens ici tout à fait diffèrent du sens qu'il veut lui-même promouvoir.
Le témoignage, pour lui, ce n'est pas une parole, c'est une certaine qualité de vie, enfouie dans l'épaisseur de l'humain, « une synthèse significative d'attitudes dont aucune n'est inédite » (p. 8), c'est une présence discrète, c'est une « condition », c'est « la condition du témoin ». C'est par excellence le rayonnement humain de chrétiens anonymes et obscurs : « simples, discrets, partageant la condition ordinaire, laïcs ou tout comme, connus de leur seul entourage (la veuve du temple, qui fortifie la foi de Jésus !) ; croyants profonds, bienveillants, priants, entamés par la souffrance de l'autre, espérant en lui, lui redonnant courage, malgré leur extrême pudeur à s'avancer, à s'exprimer, à professer leur foi ; bénis, exaucés, habités, lumineux, dressés sur le seuil du Royaume et ouvrant toutes larges ses portes... » (pp. 105- 106). Ce n'est vraiment qu'en dernier recours que le témoin peut être acculé à passer au « témoignage-parole » (pp. 109- 110).
En conclusion, le Père Jossua évoque très rapidement, trop rapidement à mon goût, le « terme du témoignage », sa visée, sa finalité, son espérance. C'est d'abord un apport d'humanité : « Le témoignage chrétien produit d'abord un effet d'humanité.
Des jeunes se construisent d'une certaine façon, des êtres ravagés par la vie reprennent espoir, etc. Il a plein sens et même grande valeur de signe, indépendamment de toute découverte et que je ne rends pas justice à ses analyses de l'incroyance moderne et à ses vues sur l'Eglise. Le fait est que son livre est attachant. Mais c'est évidemment sur les points discutables que j'attire l'attention.
J'éprouve d'abord un certain embarras devant le soupçon mis sur la parole chez un homme, un religieux prêtre, dont le ministère est précisément de parler et qui ne s'en prive pas. Il possède même pour cela, et d'autres ministres de la Parole avec lui, une « mission ». Il n'a aucune raison valable d'occulter cette « mission », qui religieuse » (p. l 11). Mais c'est aussi en définitive la naissance d'une foi
autonome : « l'heureuse issue, le terme véritable du témoignage, c'est l'Orient de Dieu dans une vie humaine » (p. l 11). Ce sont les derniers mots de ce livre.
SITUER LE DÉBAT
Le Père Jossua trouvera que je résume sa pensée à trop grands traits n'est certes pas identique avec « la condition de témoin », mais qui concerne aussi, entre autres choses, le témoignage-parole ; pour nous protestants, c'est même le coeur du « ministère ». La vocation au ministère de la Parole comporte une vocation inconditionnelle à l'évangélisation et à la mission. Je trouve ensuite tout à fait hors de propos la mauvaise querelle qu'il fait à la théologie missionnaire catholique des trente (ou quarante !) dernières années. Pour faire court, je dirai que cette théologie missionnaire est toujours en vigueur pour autant que le Concile Vatican II exprime la pensée catholique officielle. Que dit le Concile au sujet du témoignage et de l'évangélisation ? Dans le décret sur l'activité missionnaire de l'Eglise (Ad Gentes), le concile établit une distinction capitale entre les aspects différents et complémentaires de la mission : le témoignage - l'évangélisation
- l'implantation d'églises particulières. Tout ce que le Père Jossua dit de positif sur le témoignage se trouve déjà sous le titre « le témoignage chrétien » aux numéros 11 et 12 d'Ad Gentes. Il s'agit effectivement du témoignage de vie et de la présence de la charité. Cette conception éthique et existentielle du témoignage est une constante de la pensée catholique. Elle figure aussi en particulier dans la constitution dogmatique sur l'Eglise (Lumen Gentium) et dans le décret sur l'apostolat des laïcs. « Tout laïc, en vertu des dons qui lui ont été faits, constitue un témoin et en même temps un instrument vivant de la mission de l'Eglise elle-même, « à la mesure du don de Christ » (Ephésiens 4. 7) » (LG 33).
Dans la pensée catholique, le témoignage ne remplace nullement l'évangélisation ; il la prépare et l'accompagne. En ce sens, la critique du Père Jossua peut se comprendre : une évangélisation sans témoignage est vaine. Mais personne n'a prétendu le contraire !
LE TÉMOIGNAGE DE LA PAROLE
Le plaidoyer du Père Jossua en faveur de l'authenticité humaine de l'existence chrétienne - ce qu'il appelle le « témoignage » - est tout à fait juste. Il faut vivre ce que l'on annonce, c'est bien évident. Toutefois, ce que l'on vit n'a pas de commune mesure avec ce que l'on annonce. « Nous portons ce trésor dans des vases de terre » (2 Corinthiens 4.7). En outre ce que l'on vit - ses expériences - n'est pas le contenu de ce qu'on annonce. Raconter sa conversion, sa découverte de Dieu et de toutes sortes de richesses spirituelles, son expérience religieuse, tout cela n'est pas encore le témoignage chrétien. Lorsque le Père Jossua parle de « l'expérience du témoin » dans l'un de ses chapitres (pp. 63 - 82), il me semble très proche d'une théologie de l'expérience qui a des relents de narcissisme. Le témoignage ne porte qu'accessoirement sur ce que nous avons « vécu » ; il concerne essentiellement l'action de Dieu en Jésus-Christ, avant toute expérience de notre part et hors de notre portée, « les hauts faits de l'Eternel », comme les Psaumes les appellent (Psaumes 9. 12 ; 7 7. 13 ; 105. 1 ; 106. 2 ; 14 5. 4 ; 150.2 ; cf. Actes 2. 11). Dans le Nouveau Testament, le témoignage porte sur la résurrection de Jésus-Christ, autrement dit sur l'identité du Seigneur ressuscité, qui est bien ce Jésus de Nazareth crucifié sous Ponce Pilate.
La pensée protestante, dans la mesure où elle est enracinée dans la pensée biblique et marquée par le langage biblique, donne à la notion de témoignage un contenu beaucoup plus christologique que généralement religieux ou existentiel et éthique. C'est sur cette orientation que se joue la discrétion du témoin, qualité réclamée à juste titre par le Père Jossua. Mais ce n'est pas une discrétion par respect humain, c'est une discrétion par transfert de toute l'attention sur le Christ, sur le vécu du Christ, c'est à dire sur les événements de sa mort et de sa résurrection. Aucun vécu humain, même par approximation, ne correspond à cette surabondance de gloire et de puissance. La résurrection du Christ laisse tout le monde pantois, à commencer par nous. Mais c'est celle qui est la source et l'objet de notre « témoignage ». Et ceux qui ont été choisis comme témoins n'y peuvent rien : le témoignage est plus fort qu'eux, et ils sont témoins sans condition.
Marc Spindler
Ichthus 1986-5 (No 138