Philon (13, av., 54 ap. J.-C.) reste l'exemple-type de la tentative extrême de conciliation entre les deux courants de pensée qui se rencontrèrent chez les Juifs d Égypte, bien que ses écrits ne figurent pas parmi ceux qui constituent le patrimoine de l'Israël post-biblique, englobés qu'ils furent dans la méfiance généralisée à l'égard de tout oeuvre écrite en grec. Mais, avant lui déjà était née une littérature singulière, tributaire de la pensée hellénistique en ce sens qu'elle fut sollicitée à la fois par la culture des Grecs pour s'y conformer, et par leurs préjugés pour les réfuter. C'est dans ce milieu qu'apparaît « le livre de la Sagesse de Salomon )I. Milieu à la fois progressiste et conservateur, où l'on parle grec et l'on pense hébreu, par la truchement de la traduction des Septante; où on lit les auteurs païens tout en condamnant leur mythologie; où l'on adhère à la philosophie de la Grèce sans oublier le patrimoine biblique; où l'on admire la civilisation païenne à son apogée sans renoncer aux promesses faites aux patriarches.
C'est dans cette ville d'Alexandrie où Israël vit, à la fois prospère et tourné en dérision, en contact avec le paganisme dans sa forme la plus évoluée et conscient de lui-même à l'extrême, que l'inspiration divine va susciter ce texte destiné non aux assaillants, mais aux faibles de l'intérieur. A l'usage de ceux-ci, il s'agira moins de faire du neuf que de confirmer l'ancien pour l'essentiel, et surtout de montrer à qui risquerait d'être ébloui par la sagesse d'Athènes, que.celle de Jérusalem n'a absolument rien à lui envier. Les doctrines de salut pullulent alors, les religions à mystères et les écoles de Philosophie aussi. Mais l'esprit de Dieu demeure avec « son sage », même si ce dernier accuse une conversion, ou mieux, une adaptation, au profane pour ce qui n'entame ni la foi, ni la Loi.
On discernera dans son ouvrage une tentative très nette pour établir la distinction des domaines et réviser certaines vues. Désormais, à côté de la révélation et de la connaissance empirique, tirée de la seule expérience, il y a place pour une véritable science du monde visible. Cette science n'est pas l'apanage des adeptes de la sagesse éternelle : des hommes, au jugement vain dans la sphère religieuse, ont pu exceller en ce domaine. Le paradoxe, c'est qu'ils ont été assez savants pour scruter l'univers, mais n'ont pu en découvrir le Maître (chap. 13, vers. 9). Leurs efforts n'en sont pas moins dignes d'admiration, et leur oeuvre humainement fructueuse.
Le « sage » assimile aussi la science profane
La recherche de l'homme n'a plus rien de prométhéen, comme le laissait entendre une certaine tradition biblique (GENESE, chap.3, vers, 5; PSAUME 131, vers. 6: ECCLÉSIASTE, chap. 3, vers. 20 et suivants). Grâce à elle, au contraire, on atteindra à une connaissance sans erreur puisque venue de Dieu (chap. 7, vers. 17), qui évitera la confusion entre Créateur et créature (chap. 1 §, vers. 1-9), et qui ne sera pas nécessairement l'instigatrice d'une orgueilleuse révolte contre Dieu.
La sagesse traditionnelle pourra donc assimiler une science profane dont elle s'était jusqu'ici tenue à l'écart. Persuadée que toutes les créatures du monde sont en elles-mêmes bonnes et salutaires (chap. 1, vers. 14), elle ne voudra plus en ignorer aucune. L'auteur n'a pas hésité à faire don à la sagesse des acquisitions scientifiques des Grecs et à inclure dans son enseignement tout le savoir encyclopédique de son temps. Tout d'abord bien des concepts qui s'expriment par des emprunts faits à Héraclite, Anaxagore, Platon, l'école du Portique : philanthropie (chap. 1, vers. 6: chap, 7, vers. 23; chap. 1 2, vers. 19). providence (chap. 14, vers. 3), plénitude, (chap. 1, vers. 7), destin (chap. 19, vers. 4), nature (chap. 19, vers. 6), nécessité inéluctable (chap. 17,.vers. 16), conscience (chap. 17, vers. 10), gouvernement judicieux (chap. 8, vers.1 ; chap. 12, vers. 18: chap. 15, vers. 1), structure intime du cosmos, éléments qui en constituent la base (chap. 7, vers. 17: chap. 19, vers. 18). Il annexera hardiment aussi les disciplines classiques : cosmographie, physique, astronomie, comput du temps, zoologie, Psychologie animale et humaine, botanique et Pharmacopée, voire sciences occultes. Rien ne lui échappe, il détaille avec gratitude tous les objets cachés ou manifestes que lui a « enseigné la sagesse.».
S'y ajoute une certaine philosophie de l'histoire qui deviendra, sous la motion de l'inspiration divine, théologie de l'histoire. Il s'agit d'une nouvelle recherche des voies de Dieu dans le destin de son peuple : ce sont les chapitres 10 et 19, qui représentent la moitié de l'ouvrage. On y remarquera notamment l'appréciation des répercussions de la foi religieuse sur la civilisation (chap. 14, vers. 12), de la chronologie qui préside à l'apparition respective du polythéisme et du monothéisme (chap. 14, vers. 13), des divers degrés du paganisme grossier (chap. 13, vers. 11 et suivants; chap. 14, vers. 15 et suivants) ou subtil (chap. 13, vers. 3 et suivants), toutes positions intellectuelles qui impliquant information et réflexion, puis jugement.
C'est bien là le domaine à la fois du philosophe et de l'historien.
Dom J. GOLDSTAIN
En ce temps-là, la BibleNo 52 page IV.