Le règne de Salomon, sur lequel revient l'auteur des Chroniques avec une complaisance proche de celle qu'il accorde à celui de David, apparaît dans la Bible comme l'apogée de l'histoire humaine d'Israël. C'est un très court moment de gloire sereine, longtemps préparé et bien vite évanoui, une sorte d'âge d'or avant la difficile période du schisme et de l'exil. D'une certaine manière, tous les courants de l'histoire antérieure convergent vers cette instauration d'une royauté assurée, d'un royaume pacifié, d'un Temple somptueux et d'une prospérité sans ombre, vue à distance du moins, avant les abus de la fin du règne.
Si Salomon est appelé, selon l'étymologie de son nom, la Pacifique, c'est sans doute que sous son règne on ne connaîtra plus ces interminables guérillas de bandes semi-nomades qui défrayent la chronique dans les premières années de la vie politique de David; c'est encore qu'il n'eut pas à faire, de tout son règne glorieux, de véritables guerres; c'est enfin que chaque Israélite vécut alors sous sa vigne ou sous son figuier et que cette prospérité matérielle constitue l'aspect le plus tangible de la paix hébraïque selon la Bible : en hébreu, la racine d'où est tiré le mot de « paix » signifie originellement plénitude. Alors qu'en temps de guerre tout risque de manquer, il y a « paix » lorsque rien ne manque.
Nos lecteurs connaissent déjà les modifications essentielles que subit la société israélite à la faveur de cette paix-là : de Josué à David, une évolution continue avait mené du nomadisme pastoral au sédantarisme agricole; à partir de Salomon, la société sédentaire se diversifie par l'apparition de classes nouvelles.
Jusqu'ici le commerce était aux mains des Cananéens dont le nom a une racine signifiant en hébreu « acquérir », « commercer ». Maintenant, beaucoup d'israélites quittent la terre et se mettent au commerce. La plupart de ces commerçants, d'abord fonctionnaires du roi, deviennent marchands à leur propre compte.
Et voici qu'apparaît aussi une « chevalerie » , avec l'introduction du cheval dans l'armée royale. Le recrutement des cavaliers ne peut se faire que dans un milieu social aisé, capable d'entretenir une écurie. Les preux de David étaient d'origine paysanne et conservaient des attaches avec leur patrimoine rural. Ils sont pou à peu remplacés, sous Salomon, par des citadins formant une noblesse privilégiée et vivant dans l'entourage de la cour.
Enfin la politique de construction, l'intense activité économique, l'apparition des chantiers navals et de l'armement réclament une main d'oeuvre de plus en plus nombreuse et variée. Il y a désormais des marins, des maçons, des charpentiers, des forgerons', des compagnons de tous les métiers. Les besoins sont tellement massifs, qu'à la main-d'oeuvre indigène s'ajoute une main-d'oeuvre étrangère importante, surtout phénicienne. Il y a là un brassage de populations qui favorise une certaine fraternité.
Au moment où Israël s'épanouit sur le plan social et politique, il atteint un des sommets de son génie spirituel. Avec Salomon lui-même va fleurir un nouveau genre littéraire, celui de la Sagesse, avant que les écrits des prophètes, deux siècles plus tard, ne donnent à la civilisation biblique un nouveau complément.
La Sagesse semble la vocation même du grand roi. Il avait le goût inné des choses de l'esprit, et nous savons que son origine semblait le prédestiner à l'intelligence et à l'émotion artistique : David, son père, est le poète-musicien, autour de nombreux psaumes son arrière grand-père, Akitophel, le sage conseiller de David, lucide jusque dans ses errements.
Mais la Bible insiste sur le choix conscient que fit Salomon, parvenu à l'âge des responsabilités, de cette sagesse qu'il détenait naturellement par sa naissance et par son éducation. Elle sera sa vocation profonde, et s'applique d'abord aux choses les plus humbles : le fameux « jugement de Salomon » en est l'exemple où se trouve mise à jour, avec une simplicité bouleversante, la force impérieuse de l'instinct maternel. Le roi sait disserter sur les hommes et sur les choses, en paraboles et en maximes qui dénotent une connaissance profonde de la psychologie et de la morale. Cet aspect du génie de Salomon se traduit par une production abondante : la Bible lui prête 3 000 paraboles, 1 055 poèmes et dissertations dont la plus grand nombre est perdu. L'Écriture n'en a bien sûr retenu que ce qui avait valeur religieuse, et sans doute délibérément oublié ce qui était purement profane. Dans ce qui reste, tout ce qui lui est attribué n'est sans doute pas de lui, mais « de son esprit » ce qui ne fait qu'exalter son rayonnement littéraire et spirituel. Celui de la «sagesse » du roi d'Israël hors des frontières de son empire. L'épisode de la reine de Saba venue tout exprès à Jérusalem, avec sa suite, en est l'éclatante illustration.
Dans tout le pays : une spiritualité intense
Ce qui frappe, lorsqu'on compare le règne de Salomon à celui de David, c'est que la spiritualité s'y dégage des cadres étroits du culte et de la liturgie. Sous David, l'inspiration sacrée se concentra surtout dans l'entourage immédiat de l'Arche sainte; encore que les deux « voyages )@ de celle-ci aient pu soulever, parmi ceux qui l'entourèrent à cette occasion, un bel élan spirituel. Mais sous Salomon c'est le pays tout entier qui vibre d'une spiritualité intense. Ce n'est plus seulement le culte ou l'expérience individuelle de certains hommes supérieurs qui fournissent l'accès à Dieu, tout devient prétexte à la réflexion, à l'expression artistique et à la prière : la destinée générale de l'humanité comme la vie morale dans ses manifestations les plus quotidiennes, le spectacle de la nature vivante ou inanimée, comme l'expérience des relations humaines.
A l'époque de David encore, l'énumération des écrivains inspirés se borne à la personne du roi et à quelques lévites de Jérusalem. Au contraire, l'époque de Salomon connaît un grand nombre de sages dont la Bible fait un éloge remarquable, suggérant que l'activité intellectuelle et spirituelle du pays anime plus ou moins, par ondes concentriques, l'ensemble de l'élite, et que la sagesse d'Israël atteint alors un niveau supérieur à celles de la Mésopotamie et de l'Égypte, dont elle s'inspire cependant pour une part; ce qui n'amoindrit pas la louange, tout au contraire.
Dom Jacques GOLDSTAIN
En ce temps-là, la BibleNo 3 1 pages I-II.