Je suis né dans une famille juive fidèle aux traditions d'Israël : dès ma naissance, j'ai entendu chanter le Cantique des cantiques, sur les rythmes antiques qui ont inspiré le chant grégorien. Enfant, chaque vendredi, j'étais pénétré par la ferveur qui emplissait notre belle synagogue d'Aïn-Témouchent, à l'office du soir, lorsqu'il débouchait sur la récitation du Cantique, introductive des liturgies du Sabbat.
Les hommes, les femmes, les enfants chantaient ce texte ou l'écoutaient comme dans une extase. Les fidèles étaient des âmes simples, des artisans, des commerçants, des ouvriers, des agriculteurs, auxquels se mêlaient quelques « intellectuels » frais émoulus des Universités françaises. Tous chantaient avec amour ce poème d'amour, sans que personne ait jamais pensé à le censurer ou à l'expurger. Il s'agissait pour nous tous d'un texte saint, à la lumière duquel nous devions nous éclairer et nous purifier. Transparent, il était accueilli dans la transparence des coeurs purs. Il était compris par référence à la Bible, à l'amour d'Adonaï pour la création, pour son peuple, pour chacune de ses créatures.
Nous étions trop engagés dans le grand et puissant courant de la pensée hébraïque pour voir dans le Cantique autre chose que le chant de l'amour absolu - sur les cimes des plus hautes révélations. C'est étrange, mais c'est ainsi : pendant plus de deux millénaires les Juifs n'ont vu dans la Sulamite qu'un symbole, celui d'Israël, dans le Roi qu'une référence à Dieu : dans l'amour qui les unit, la révélation du mystère de l'amour divin.
Pour la tradition juive rien d'autre que l'union mystique
Le Targum, le Midrash, les textes rabbiniques, des plus anciens aux plus modernes, ne voient dans le Cantique rien d'autre qu'un exposé de l'histoire d'Israël dans ses trois grands actes : la sortie d'Égypte et la période biblique jusqu'à la destruction du Temple; l'exil; et enfin la rédemption messianique. On peut s'étonner de ce paradoxe. Mais c'est ainsi : pendant des millénaires les Juifs n'ont pas su voir autre chose dans ce Cantique que le chant mystique de l'amour divin, dans ses révélations successives, au coeur de l'histoire d'Israël.
Les exégètes autorisés ne s'embarrassent pas du poids de chair et de sang de la Sulamite : il ne s'agit, pour eux, de rien d'autre que de l'union mystique d'Israël et de son Dieu. Les baisers, le visage, les seins, le giron, les cuisses, les jambes de la Sulamite ne sont que des allusions à l'épopée historique d'Israël. Les soins sont les tables de la Loi ou les habits sacerdotaux du grand prêtre. Les parfums sont ceux des vertus. Le vin celui du mystère de la vie mystique en Dieu. La délectation amoureuse est contemplation infinie, infiniment amoureuse du Créateur. Ceci et rien d'autre. Dans cet esprit, les rabbins ne reculent pas devant les inconséquences, les plus folles audaces exégétiques, et bien entendu devant les anachronismes puisque ce livre est à leurs yeux celui de l'Apocalypse, je veux dire des Révélations des ultimes destinées d'Israël et du monde.
On n'a que l'embarras du choix pour l'illustration des thèses traditionnelles : l'amante est l'assemblée d'Israël, l'amant, Dieu ou le Messie, les soins semblables à des tours sont les sages. L'offrande d'amour est le triomphe eschatologique du Dieu d'Israël. Le jardin des noyers c'est l'assemblée des sages. Israël est comparé à la colombe au creux du roc, à la fois menacée par l'épervier et par le serpent. Si la voix est douce, c'est en prière; si le visage est beau, c'est en bonnes oeuvres. Et les bijoux que l'amant donne à l' amante représentent le butin pris par Israël en Égypte...
L'exégèse chrétienne du Cantique
On conçoit que le lecteur moderne soit dérouté par de telles perspectives et de telles méthodes d'interprétation. S'il se tourne vers l'Église, il verra qu'elle aussi a adopté les principes de l'exégèse d'Israël, désormais intégrée et interprétée dans le cadre nouveau de la dogmatique chrétienne. Le Cantique est le chant des noces mystiques du Christ et de l'Église. Origène (185-254), saint Ambroise (333-397), Grégoire de Nysse (335-394), Procope de Gaze (465-528) fondent la tradition de l'exégèse chrétienne du Cantique qui fleurira, en abondants commentaires, pendant tout le Moyen Age, et spécialement au XIle siècle.
Cornélius à Lapide (1567-1637) esquisse une théologie complète du Cantique, connu en tant que chant des noces du Verbe avec l'Église, par la grâce de l'incarnation. Pour lui, la première Épouse du Christ est l'humanité, la deuxième l'Église, la troisième la Sainte Vierge, la quatrième l'âme sainte. Le texte est analysé à la lumière de trois principes d'interprétation 1 1 un sens littéral total et adéquat le mariage du Christ et de l'Église, 2/ un sens littéral partiel : l'union du Christ avec l'âme sainte; 3/ un sens partiel : l'union du Christ avec la Sainte Vierge.
Plus tard, Bossuet (1693) découvrait dans le Cantique sept chants, correspondant aux sept jours des solennités nuptiales et des sept étapes qui conduisent l'âme sur le chemin de la perfection spirituelle.
A partir du XVIlle siècle reparaît en chrétienté une thèse qui avait été proclamée dès le Ve siècle par l'évêque de Mopsueste, Théodore, qui niait l'inspiration du Cantique dans lequel il ne voyait qu'un chant profane, composé par Salomon, pour justifier son mariage avec une fille du Pharaon. Le sens érotique premier du Cantique est reconnu par Grotius (1644), Jacobi (1776), ce dernier donnant,au Cantique une interprétation dramatique qui fera fureur au XIXe et au XXe siècles. Nous sommes loin, hélas, de la veine d'inspiration ouverte en chrétienté par le Cantique, et qu'illustrèrent, avec génie, saint Jean de la Croix ou sainte Thérèse d'Avila.
Poème mystique, allégorique, drame moralisant, opéra, chant érotique, épithalame, ode, cantate, traité d'histoire, de cosmogonie ou de théologie, mythe, hymne en l'honneur de Tammuz ou d . Isthar, du Christ ou du Messie d'Israël, toutes les hypothèses ont été avancées, défendues avec talent, avec génie parfois... Un principe de l'exégèse hébraïque veut que chaque verset biblique ait 70 sens. Là encore la sagesse hébraïque a raison, en face des oeillères de notre logique. Sur un bon métal, chaque coup de marteau arrache des gerbes d'étincelles. Toutes proviennent de la même source qui reste intacte, néanmoins.
André CHOURAQUI
1.« Le Cantique, suivi des Psaumes ». Ed. Presses universitaires de France.
En ce temps-là, la Bible No 5 1 pages I-II.