Ce dernier des livres de toute la Bible fait peur. Tout au moins il déconcerte, on ne s'y reconnaît pas. Certes la Bible entière est insolite, mais ce livre-ci est le comble de l'insolite. On le regarde comme on regardait les monuments célèbres et familiers, - l'Arc de Triomphe, Notre-Dame de Paris - au temps de leur ravalement, tout hérissés de merveilleux échafaudages, comme si tous ces monuments s'étaient tout à coup inscrits à l'intérieur d'une grille savante de mots croisés, mots extraits d'une langue inconnue. L 'Apocalypse est le paradis des exégètes et des experts. Mais on a parfois l'impression qu'ils se sont surtout occupés des échafaudages, plutôt que du monument lui-même.
Dieu sait que la Bible fourmille de poésie. Certains de ses livres sont même poésie à l'état pur : le Cantique des cantiques, les Psaumes, les Prophètes ou les paraboles de l'Évangile. Comme il y a des conglomérats de cristaux, l'Apocalypse est un conglomérat de poèmes.
L'erreur irréparable serait de lire l'Apocalypse comme de la prose descriptive ou explicative. l'Apocalypse n'explique rien, ne décrit rien. Elle suggère, et - à la manière dont on devine un paysage en pleine nuit au cours d'un orage à travers les éclairs, - elle fait sortir de l'ombre d'immenses panoramas frissonnants, et les y replonge aussitôt.
Il ne faut pas « lire » l'Apocalypse, il faut vivre avec ce livre, dans ce livre, l'habiter. Alors, et pour peu qu'il soit né lui-même poète, il arrive au lecteur ce qui advint au jeune Valéry après la fréquentation assidue de l'oeuvre de Mallarmé : « En me répétant involontairement ces vers si difficiles à comprendre, je constatais que les énigmes s'atténuaient, la compréhension se dessinait, le poète se justifiait. La répétition faisait tendre mon esprit vers une limite, vers un sens défini. »
L'auteur de l'Apocalypse est un visionnaire. Une vision prophétique, c'est l'effraction de l'éternité dans le temps. Quand un bâton droit est plongé dans l'eau, il a l'air cassé, parce qu'il traverse deux milieux optiques différents : l'Apocalypse est pleine de ces phénomènes de réfraction.
« La difficulté qu'on éprouvait d'abord à comprendre, écrit encore Valéry, provenait d'une contraction extrême des figures, d'une fusion des métaphores, de la rapide transmutation d'images extrêmement serrées, soumises à une sorte de discipline de densité, que S'était imposée le poète... » C'est encore écrit à propos de Mallarmé, mais vraiment nul ne peut mieux définir le style de l'Apocalypse,
« La rosée de l'Histoire »
A force de méditer l'Apocalypse, on en vient aux mêmes définitions de formes littéraires, pour exprimer des réalités télescopées dans la vision simple du Prophète : contractions de figures, fusions de métaphores, transmutations d'images, et surtout, surtout, discipline d'extrême densité ce dernier mot de densité entendu dans son sens fort et physique : quotient de la masse par le volume. l 'Apocalypse condense en un volume visionnaire extrêmement réduit une masse énorme de faits historiquement disparates, dispersés immensément dans le temps. L'Apocalypse est la rosée de l'histoire : elle précipite sur les prairies du langage humain d'énormes événements distants les uns des autres, mais condensés dans l'éternité.
On peut rêver de faire un film sur l'Apocalypse qui serait la transposition moderne de la Tapisserie d'Angers. Il faudrait patiemment déplier ce tissu serré d'images et de figures, les mettre à plat sur l'écran, les animer en leur gardant ce halo de mystère et de brusquerie dans l'événement, la trame mêlée de deux rêves, celui de Dieu et celui de l'homme, qui pensent à leur réconciliation définitive.
par le R. P. BRUCKBERGER, o. p.
En ce temps-là, la Bible No 94