Ce fut une chance pour le second Etat juif qu'un grand nombre d'exilés ne soit pas retourné sur la Terre ancestrale dès que l'édit de Cyrus leur en donna la possibilité. On crut bien en effet, dans la première moitié du VI s. avant notre ère, que la communauté « nationale » constituée au retour de l'exil dans la région de Jérusalem, allait mourir d'une lente consomption à l'ombre du second Temple. Mais demeurait en Mésopotamie une puissante « réserve » d'Israël, souvent tenue en grande estime par les successeurs de Cyrus. C'est d'elle que vint le salut.
Pour les Perses eux-mêmes, la Palestine offre un intérêt stratégique suffisant pour que tout ce qui peut contribuer à y consolider la situation soit jugé important. Les intérêts spirituels du peuple choisi et les intérêts temporels de l'empire où il se trouve administrativement intégré semblent alors se rejoindre parfaitement.
Néhémie, haut fonctionnaire à la cour de Suse, fut envoyé à Jérusalem en mission officielle, tout comme le prêtre Esdras, lui-même conseiller du gouvernement royal. Quel qu'ait été l'ordre, discutable on le sait, de leurs missions respectives, il n'est pas impossible que les deux hommes, l'un et l'autre aussi fidèles à leur Dieu qu'à leur suzerain perse, aient eu à travailler ensemble. Il est certain en tout cas qu'ils oeuvrèrent dans le même sens, et chacun selon son génie propre et les fonctions qu'il occupait.
Celles de Néhémie, qui a donné son nom au livre qu'on va lire, paraissent plus assurées que celles d'Esdras, qui a donné le sien au livre précédent : il recevra la charge de. gouverneur, et il apparaît bien que l'élévation de la « petite Judée » de cette époque en province autonome corresponde en effet au séjour qu'il y fit. Rappelons que ce territoire, celui de l'ancien royaume de Juda, dépendait jusqu'alors du gouverneur de Samarie, qui ne vit naturellement pas d'un très bon oeil le rival nouveau promu.
Sommairement, l'envoyé d'Artaxerxès Longuemain, maître du Moyen et du Proche Orient, se heurtait en Palestine, vers 446 av. J.-C., à des difficultés de même nature que celles que connut, avant ou après lui, Esdras; et déjà, sous Cyrus, le premier groupe de rapatriés dont Sheshbassar était le chef. Mais Néhémie disposa pour en venir à bout de plus d'autorité et de plus de puissance.
Bien sûr on le voit d'abord comme « le constructeur de la muraille » ; en fait celle-ci pouvait être le souci principal de tout autre fonctionnaire civil ou militaire, responsable d'une position comme celle que tient Jérusalem. Cependant, pour ce « gouverneur » qui tient sa mission autant du Ciel que du roi, le rempart de la ville sainte doit protéger aussi la Foi et la Loi, et pas seulement comme le ferait une défense symbolique : on fermera par exemple les portes pour rendre plus effective l'observance du Sabbat. Mieux que tout commentaire, le texte sacré lui-même détaillera son ouvrage.
La « nuit du 4 août » des exploiteurs
Remarquons seulement que son activité comme restaurateur de l'ordre moral et de la justice sociale fut encore plus importante que son activité de bâtisseur, quoique moins souvent mentionnée par les historiens hâtifs.
Donnant lui-même l'exemple d'un désintéressement total, Néhémie jouira d'un prestige assez grand pour convoquer le peuple en une assemblée qui paraît jusqu'alors unique en son genre : ce sera la « nuit du 4 août » des trop riches, des créanciers, des exploiteurs. Comme Esdras, il s'en prendra aux mariages avec des étrangères païennes, sources de tant d'égarements; et c'est de cette époque que date dans le judaïsme, le refus formel des mariages mixtes, encore que la Loi du Sinaï ne les interdise pas explicitement. Avec Esdras peut-être, et même probablement, il va enfin faire renouveler l'Alliance, comme jadis Josué l'avait fait par deux fois.
Ce fut sans doute au mois de Tishri, en 444 av.J.-C., que l'acte en fut solennellement dressé et signé. Il marqua réellement la naissance du Judaïsme post-biblique.
Quiconque assiste à un service synagogal le jour du Sabbat ne peut s'empêcher de revivre à travers la liturgie dont il est témoin la description de cette grande assemblée que nous a laissée le livre de Néhémie. Tout y est : depuis l'estrade surélevée, la Bima, du haut de laquelle est lu le Livre saint, jusqu'au bedeau (lointain suppléant des lévites) qui fait taire les bavards, afin que tous entendent la parole de Dieu, en passant par les notables qui, sur l'estrade, entourent le lecteur.
A travers l'autobiographie qu'il nous a léguée, Néhémie apparaît comme l'un des personnages les plus sympathiques de l'Ancien Testament. Émotif jusqu'à l'explosion, il n'est cependant pas un impulsif : ses actes, en général, sont le fruit d'une mûre réflexion. Quelque peu « content de lui », il a le sens des hommes et paye de sa personne. D'une éloquence brève, il sait faire vibrer la corde sensible de son auditoire. Optimiste, il ne se laisse jamais décourager.
On ne saurait le séparer d'Esdras, car les deux hommes se font valoir l'un l'autre. Ce dernier est, comme Néhémie, un meneur d'hommes, mais apparemment plus intransigeant : il se montre par exemple plus absolu dans l'affaire de la réforme des mariages. Sa foi est aussi grande, mais pas dépourvue d'inquiétude : dès son départ, il avertit ceux qui vont le suivre des périls qu'ils vont affronter.
Tandis que Néhémie, accepta l'escorte offerte par le roi des Perses sans que sa confiance dans la protection divine lui paraisse diminuée pour autant, Esdras se fie à la pénitence et au jeûne pour s'assurer un surcroît de faveur divine. En apprenant la multiplication des erreurs de son peuple, il déchire ses vêtements et jeûne à nouveau. Sa lecture de la Loi arrache des pleurs à ceux qui l'écoutent. Mais Néhémie, lui, rappelle tout le monde aux réalités et rend à tous courage pour l'action.
Esdras est d'abord un ascète, un contemplatif. Néhémie un actif, mais qui sait aussi puiser sa force dans la prière : son livre lui-même est plein de courtes invocations à Dieu, enchâssées dans la trame du récit. L'un a surtout marqué de son empreinte l'évolution religieuse de la communauté judéenne. L'autre, l'évolution politique et sociale.
Après eux, pendant plus de deux siècles, le rideau tombe sur l'histoire de la « petite Judée ».
Lorsqu'il se relèvera pour nous, ce sera sur un peuple farouchement monothéiste, fidèle aux coutumes et à la foi qui le distinguent des autres. Tous les actes de l'existence sont chez lui gouvernés par la Tora à laquelle il s'efforce d'obéir à la lettre. L'oeuvre d'Esdras et de Néhémie aura été durable.
Dom J. GOLDSTAIN
En ce temps-là, la BibleNo 34 page IV.