« De tous les passages des évangiles de l'Enfance », note le cardinal Daniélou en abordant l'étude du récit de l'annonce faite par l'ange à Joseph selon Matthieu et de l'Annonciation selon Luc, « il n'en est aucun qui ait une importance égale pour la foi ». Et pourtant ces textes sont brefs : huit versets de Matthieu (c. 1, v. 18-25), treize de Luc; mais de quelle densité! A nos lecteurs qui vont lire les premiers chapitres du troisième évangéliste dans les pages qui suivent, l'auteur des « Évangiles de l'enfance» a bien voulu livrer quelques-unes des réflexions qu'il développe dans ce récent ouvrage.
L'événement que rapporte Luc (chap. 1, vers. 26-38), l'historien, est celui de la révélation à Marie. Il contient deux éléments : le fait même de la révélation et le contenu de cette révélation.
Le fait relève du même ordre que les autres révélations qu'attestent les deux Testaments. Il est clair que nous sommes ici en présence d'une des affirmations essentielles de l'Écriture et d'un des objets essentiels de la foi, à savoir que Dieu parle. L'existence d'une Parole révélatrice est l'essence de l'Écriture, à côté de l'affirmation d'une Parole créatrice. Tout au long de l'Ancien Testament, la Parole de Dieu est adressée aux patriarches, aux prophètes, aux sages. Contester que Marie ait pu être l'objet d'une révélation serait d'une certaine façon porter atteinte à l'existence même de la révélation, comme à un des aspects constitutifs de l'histoire sainte, c'est-à-dire des magnalia Dei, les « merveilles » de Dieu.
L'autre donnée relève de la substance même de l'événement, c'est celle de la foi de Marie. Son affirmation de Marie, qu' « elle ne connaît point d'homme », montre bien qu'elle est consciente de l'impossibilité humaine de ce que l'ange lui annonce et du fait qu'il s'agit donc d'une oeuvre de la seule puissance divine. Or, c'est précisément l'objet de la foi que de croire que « rien n'est impossible à Dieu » (LUC, chap. 1, vers. 37). Comme la révélation, dont elle est la reconnaissance, la foi est constitutive de l'histoire sainte. Elle est le trait propre de l'homme de la Bible. L'acte de foi de Marie à la parole qui lui est adressée est une donnée primitive de ce récit.
Ceci dit, la présentation de l'épisode est le fruit d'une élaboration, dans la mesure où l'auteur s'inspire des récits bibliques antérieurs.
L'évangile de l'enfance selon Luc est construit sur le parallélisme entre l'enfance de Jean-Baptiste et l'enfance de Jésus, de manière à souligner la supériorité de celui-ci. Ainsi, l'incrédulité de Zacharie s'oppose à la foi dB Marie. Mais cette opposition implique une analogie.
Or, cette analogie s'étend à des épisodes antérieurs de l'Ancien Testament. Elle existe d'abord entre les réalités ailes. mêmes. Entre la révélation faite à Abraham qu'il aurait un fils de Sara stérile, et la révélation faite à Zacharie qu'il aurait un fils d'Elisabeth stérile, il y a une analogie dans les réalités, qui est l'analogie des magnolia Dei dans l'histoire du salut. Les manières d'agir de Dieu sont les mêmes. C'est ce qui justifie notre droit de reconnaître une analogie entre la traversée de la mer Rouge, la résurrection du Christ, le baptême chrétien. il est normal, dès lors qu'en présentant un événement, un auteur biblique s'inspire de la manière dont étaient présentés des événements analogues dans l'Écriture. C'est ainsi qu'il y a un genre littéraire des annonciations. Ces analogies littéraires sont d'ailleurs une manière pour l'écrivain biblique de montrer l'analogie des réalités elles-mêmes et donc la continuité de l'histoire du salut, en même temps que ses ruptures.
« La puissance du Très-Haut te couvrira de son ombre »
Outre l'annonce que le fils de Marie sera le Messie, le récit de Luc affirme clairement la venue de Yahvé : « L'Esprit saint viendra sur toi et la puissance du Très-Haut te couvrira de son ombre » (LUC, chap. 1 . vers. 35). L'annonce de l'effusion de l'Esprit par lequel Yahvé opérera le renouvellement de la création est un des aspects essentiels de l'annonce prophétique (ISAIE, chap. 32, vers. 15). Cet Esprit est l'Esprit créateur qui avait suscité la première création (GENESE, chap. 1 vers. 2) et qui devait susciter la nouvelle création.
Mais le texte ne dit pas seulement cela. Un mot y a une importance majeure : « Couvrir de son ombre ». L'expression est très rare. On rencontre son équivalent dans l'Exode (chap. 40, vers. 32-33), elle désigne alors la nuée qui est la signe visible de la présence de Yahvé dans le Tabernacle du désert. Elle se retrouve chez Luc dans le récit de la Transfiguration pour signifier la présence de Dieu en Jésus « Elle ne peut dans notre texte que signifier la présence de Dieu dans l'enfant qui naîtra de Marie.
C'est dans cette perspective que prend tout son sens la dernière formule : « C'est pourquoi le saint enfant qui naîtra sera appelé Fils de Dieu » (LUC, chap. 1, vers. 35). L'expression ne serait pas en elle-même décisive.
L'époque où Luc écrit, elle ne pouvait signifier, dans les milieux chrétiens, que la divinité du Verbe. Elle représente alors une affirmation nouvelle par rapport à l'expression « Fils du Très-Haut » (LUC, chap. 1, vers. 32) qui pourrait à la rigueur être entendue du Messie.
Le Fils de Dieu s'est fait chair
On voit donc que la révélation à Marie de l'événement eschatologique présente trois moment successifs. Il lui est révélé d'abord que la venue de Dieu est imminente. Il lui est révélé ensuite que le renouvellement de la création opérée par cette venue est d'abord la naissance de Jésus, premier-né de l'humanité nouvelle. Il lui est révélé enfin que la venue de Dieu sera réalisée dans cet enfant même, en sorte qu'il sera réellement Dieu présent dans une chair d'homme, le Fils de Dieu fait chair.
Cette révélation, dans ce qu'elle a d'absolument nouveau par rapport à ce qui l'avait précédée apparaît ici clairement. Elle porte sur deux réalités. La première est que cet enfant ne sera pas seulement le Messie descendant de David, mais le nouvel Adam inaugurant la nouvelle création. Et du même coup la maternité virginale de Marie, qui apparaissait d'abord comme un scandale, prend toute sa signification : Irénée dit admirablement que, de même que le premier Adam avait été formé de la terre vierge, il fallait que le second Adam soit formé d'une vierge.
La seconde est que la venue de Dieu annoncée par les prophètes n'est pas séparée de la venue du Messie : c'est dans le Messie lui-même qu'elle se réalise.
C'est là ce qui ne pouvait être soupçonné : un fait qui appartient à la substance même de la foi chrétienne, révélé à Marie à cause du rôle éminent qu'elle devait jouer dans son accomplissement, car son élection est précisément d'être celle en qui le Verbe de Dieu est venu s'unir à la nature humaine.
par le cardinal DANIÉLOU
En ce temps-là, la Bible No 78