Pilate savait-il bien l'hébreu, langue de l'étude et du culte, à l'époque de la Passion? Il est permis d'en douter. Savait-il même l'araméen, langue usuelle chez les Juifs au temps où il les gouvernait au nom de Rome? Sa pratique de ce langage devait pouvoir se comparer à ce que les gouverneurs français d'Algérie venant de la Métropole connaissaient d'arabe parlé.
S'il pouvait à la rigueur se faire comprendre de ses assujettis, comprendre ces « collaborateurs » de Rome qu'étaient devenus Caïphe et le sanhédrin, il est douteux que le vocabulaire, la syntaxe, en un mot, le « génie » des langues sémitiques furent assez familier à son intelligence latine pour éviter des contresens. Lui-même, dans les Évangiles, lorsqu'il parle à Jésus ou aux membres du sanhédrin, ne marque t-il pas son effarement des expressions employées?
Il y a là un aspect de la Passion qui fut rarement signalé et qui, pour mineur qu'il soit, n'en éclaire pas moins certains moments du drame où succomba Jésus.
Citons deux exemples.
L'hébreu et l'araméen parlés sont, en ce temps-là, des langues qui répugnent à toute abstraction et qui, pour exprimer des idées générales ou des notions psychologiques, emploient des périphrases, des images ou des apologues - c'est le contraire pour le latin qui possède des termes abstraits et qui utilise toujours les mots dans leur sens logique.
Lorsque Jésus dit qu'il détruira le Temple et qu'il le rebâtira en trois jours, il n'est pas dans son esprit de toucher à l'édifice. Jean (chap. 2, vers. 21 ) estimera qu'il parlait « du temple de son corps ». Quoi qu'il en soit, c'est d'une métaphore qu'il s'agit. Par elle-même, elle fait entendre que Jésus veut rénover le culte et remédier aux superstitions ou aux ritualismes qui sévissaient alors dans le clergé et chez les docteurs de la Loi. On parlerait. aujourd'hui, d'un « aggiornamento » et non d'un attentat révolutionnaire, comme semble d'abord le croire Ponce-Pilate, alerté par le sanhédrin.
Autre exemple : il est un élément du vocabulaire, courant dans les langues latines, qui manque aux langues sémitiques, et en particulier à l'hébreu ou à l'araméen. C'est le superlatif. L'hébreu n'a pas de forme pour dire « le plus » là aussi, il doit s'en tirer par une image, une expression figurée. Par exemple : « Cantique des cantiques » (Chir ha chirim) ne signifie pas, comme ce serait le cas en français, un cantique composé de plusieurs autres cantiques, mais le plus grand ou le plus beau des cantiques. De même, lorsque Jésus accepte d'être dit « le roi des Juifs », il ne faut évidemment pas prendre ces mots au pied de la lettre et dans leur sens politique. Jésus ne prétend certes pas régner sur la Palestine à la manière de Ponce-Pilate ou d'Hérode. Mais, hors la perspective messianique qui justifie l'expression sur un plan spirituel totalement étranger à un païen de Rome, « roi des Juifs » a pour Jésus lui-même, et seulement pour ceux qui entendent parfaitement sa langue, une valeur de superlatif et signifie un Juif parfait : le Juif par excellence, appliquant la Loi de Dieu et la morale de la Bible. Or, Pilate, provoqué par les membres du sanhédrin, commet un véritable contre-sens lorsqu'il cherche, et sans succès d'ailleurs, en celui qui revendique un tel titre, un agitateur, un rebelle qui aurait pu mériter alors d'être par lui condamné.
A regarder d'un peu près, la comparution de Jésus devant le préfet de Judée et tout son procès abondent en contre-sens de ce genre. D'ailleurs, Pilate lui-même l'avoue : lorsque Jésus, utilisant le mode de pensée allégorique qui convient à l'esprit juif, affirme : « Mon royaume n'est pas de ce monde », le bon fonctionnaire romain, le bon Latin qu'il est sera complètement éberlué il avoue son incompréhension.
Pauvre Pilate : ce n'est pas un méchant homme, mais il ne connaît ni l'hébreu, ni la pensée sémitique. Désespérant de comprendre et de se faire comprendre, sentant qu'il est en porte-à-faux entre deux modes d'expression, il tente de s'en tirer en effectuant un geste simple, perceptible aux uns comme aux autres : il va se laver les mains. Or, ce geste, ultime effort pour échapper aux contre-sens, et qui apparaîtra comme une lâcheté.
Robert ARON
En ce temps-là, la Bible No 77