«COMMENT» YAHVE A-T-IL PU LIVRER SON TEMPLE ,SA VILLE, SON PEUPLE?
Toute la théologie douloureuse et interrogative des cinq poèmes regroupés sous le titre de« Lamentations de Jérémie » peut se résumer dans le premier mot du premier poème : « Eikah », Comment?... C'est l'interrogation angoissée du peuple choisi devant sa propre ruine. Comment a-t-elle été possible? Comment Jérusalem, la ville sainte, le lieu unique de la résidence divine, a-t-elle pu être livrée à la fureur des païens? Comment les païens ont-ils pu avoir raison du sanctuaire de Dieu et fouler aux pieds les parvis qui leur étaient interdits? Comment les fils d'Israël ont-ils pu être déportés comme vil troupeau? Comment la détresse de la « fille de Sion » a-t-elle pu atteindre ce degré d'horreur?... Des femmes ont mangé le fruit de leurs entrailles, des nourrissons sont morts de faim et de soif ; des prêtres et des prophètes ont été égorgée : « Tu as fait de nous, au milieu des peuples, des rejetés » (chap. 3, vers 45).
Poésie douloureuse et poignante que celle de ces strophes qui, sous des formes variées et avec une puissance d'inspiration extraordinaire, posent ainsi de multiples façons une unique question.
Quatre des cinq lamentations ont conservé dans le texte hébreu une structure alphabétique, comme il en va de certains psaumes(1). La cinquième, dans la forme que nous lui connaissons, ne rappelle plus l'intention que par le nombre des vers qui la composent : vingt-deux, autant que de lettres dans l'alphabet hébreu. Les deux premières et la quatrième sont faites de vingt-deux strophes composant l'acrostiche par la première lettre de leur seul premier vers. Dans la troisième, les trois vers de chacune des vingt-deux strophes commencent par la même lettre. On pouvait s'attendre à ce que de telles servitudes entraînent des répétitions lassantes. Or ces répétitions contribuent ici à donner plus de majesté aux poèmes et créent une sorte d'incantation.
La ruine totale de Jérusalem en 587-586 av. J.-C. fut en vérité l'événement central de l'histoire du peuple juif.
Lors de la seconde ruine, en l'an 70 de notre ère, le renouvellement d'une même catastrophe ne prit pas l'âme juive au dépourvu. Déjà Israël avait expérimenté qu'il pouvait survivre en exil et même s'y développer sur le plan spirituel et culturel, sinon national. Au temps de Nabukodonosor, au contraire, en dépit de la longue prédication des prophètes qui avaient annoncé l'événement, ceux qui en furent les victimes se trouvèrent totalement désemparés. Il fallait qu'une « Parole de Dieu » exprimât cette immense détresse; il fallait qu'un chant, tragique et sublime, montât sur les ruines du Temple. Les « Lamentations » sont cette Parole et ce chant.
La tradition rabbinique a connu ce recueil sous le nom hébreu de « Kinoth » il est plus ancien peut-être que « Eikah », tiré du premier mot du premier poème, et qui désigne aujourd'hui l'ouvrage. Les Septante ont judicieusement traduit « Kinoth » par « Thrênoï », et la Vulgate par « Lamentationes ». Mais il est certain que le titre actuel proposé par la terminologie juive est plus suggestif de l'oeuvre et de son contenu.
Chant des « Ténèbres » et chant du 9 d'Ab
Il faut avoir entendu, durant les semaines saintes de naguère, la psalmodie grégorienne du chant des « Ténèbres », et mieux encore, en hébreu, la mélopée lancinante qui meuble la nuit du 9 d'Ab (fin juillet, début août, anniversaire liturgique commun des deux destructions du Temple), pour saisir tout ce que peuvent renfermer ces déchirantes complaintes.
La terminologie courante parle des Lamentations « de Jérémie ». Certes, les influences littéraires lointaines du prophète sur l'ouvrage semblent incontestables, reflétées jusque dans le style. Il est donc normal qu'en fonction de tels apparentements, le prophète ait été regardé comme l'auteur de ces poèmes, lui dont un passage des Chroniques (2e chap. 35, vers. 25) signale les « Kinoth » ou « lamentations » sur Josias, « devenues rituelles en Israël ». Mais cette attribution est très discutée. Nos lecteurs liront plus loin ce qu'on en peut penser.
Quoi qu'il en soit, ce que le prophète avait annoncé et prêché à contre courant des opinions ambiantes, le voici réalisé avec la chute de Jérusalem; Israël, à l'école du prophétisme et plus spécialement de Jérémie, se révèle ici capable de l'accepter et de le sublimer.
La parenté avec Jérémie est encore plus étroite : on a pu dire que cet ensemble de poèmes résumait son oeuvre.
Comme Jérémie lui-même...
De fait, l'auteur des Lamentations a bien des caractéristiques communes avec le grand prophète : il est seul dans les ténèbres, emmuré comme Jérémie au fond de son puits fangeux (LAMENTATIONS, chap. 3, vers. 52-54; cf. JÉRÉMIE, chap. 38, vers. 6-12); il se sent l'objet du courroux de Dieu (LAMENTATIONS,chap.3,vers.1-12; cf. JÉRÉMIE, chap. 4, vers. 8-26); un joug pèse sur sa nuque comme celui que porta un jour le prophète (LAMENTATIONS, chap. 3, vers. 15; cf. JÉRÉMIE, chap. 27, vers. 2 et suivants), sa misère a goût d'absinthe (LAMENTATIONS, chap. 3, vers. 15; cf. JÉRÉMIE, chap. 9, vers. 14 et chap. 23, vers. 15) ; il a perdu paix et bonheur (LAMENTATIONS, chap. 3, vers. 17; cf. JÉRÉMIE, chap. 20, vers. 9) ; il est la risée de tous (LAMENTATIONS, chap. 3, vers. 14; cf. JÉRÉMIE, chap. 20, vers. 7) ; il a l'impression que sa colère ne suscite aucun écho dans les cieux (LAMENTATIONS, chap. 3, vers.8; cf.JÉRÉMIE,chap.17, vers. 17) ; ses yeux ne cessent de verser des larmes sur le malheur de la fille de.Sion. (LAMENTATIONS, chap. 3, vers. 48-51 ; cf. JÉRÉMIE, chap. 14, vers. 17; chap. 8, vers. 23; chap. 13, vers. 17).
De cette nuit obscure jaillit cependant, au milieu de la troisième lamentation, un chant d'espoir et d'apaisement. Un peu comme Job (chap. 38, vers. 1 ) qui reçut la réponse divine « au sein de la tempête » sans que celle-ci s'apaisât pour autant, la « Vierge d'Israël » qui s'épanche à travers l'élégie perçoit que subsiste quelque chose quand tout semble perdu : « Non, les miséricordes de Yahvé ne sont pas épuisées... Sa compassion est neuve chaque matin... » (LAMENTATIONS, chap. 3, vers. 21 et suivants). Chaque lever du soleil au terme d'une nuit dont rien ne laissait pressentir le terme, si ce n'est l'expérience séculaire des hommes, est une nouvelle preuve de l'inépuisable et insondable richesse du coeur de Dieu. Alors les conclusions s'imposent. Elles s'énoncent en des formules lapidaires qui constituent l'essentiel du message permanent qu'il adresse, à travers les siècles, pour illuminer les « nuits » de chacun : « Yahvé est ma part... Yahvé est plein de bonté pour l'âme qui le cherche... Il est bon d'attendre en silence le salut de Yahvé.
Dom J. GOLDSTAIN
1. - Voir No 47, pages II et III.
En ce temps-là, la BibleNo 64 pages I-II.