UNE THEOLOGIE DE L'HISTOIRE
Les livres des Rois n'ont pas d'abord pour but de raconter l'histoire politique des deux royaumes d'Israël et de Juda; mais d'expliquer comment il est concevable que l'un et l'autre, et Jérusalem elle-même, soient un jour tombés aux mains des païens; comment le peuple libéré par Dieu de l'esclavage d'Égypte a pu être emmené à nouveau en captivité. Explication dont chacun a besoin en voyant le pays de la Promesse envahi, dévasté, asservi.
C'est dans le contexte des sombres années de 721, ruine de Samarie et disparition du royaume du nord, celui d'Israël, et de 586, ruine de Jérusalem et disparition du royaume du sud, celui de Juda, que ces livres furent rédigés, d'après des documents antérieurs.
L'auteur incite, semble-t-il, à penser que l'issue fatale pour le peuple d'Israël fut déterminée par l'attitude des rois responsables de leurs peuples : tout est arrivé parce que leur coeur n'était pas « parfait avec Yahvé, notre Dieu » (le, Rois, chap. 8, vers. 61 ; chap. 1 1, vers. 4; chap. 1 5, vers. 3 et 1 4).
Les rois ont-ils connu et suivi la volonté de Dieu transmise par Moïse?
Telle est en effet la question sous-jacente tout au long de chaque chapitre, et la réponse, notoirement négative, justifie la catastrophe nationale et la ruine de Jérusalem. Les décisions des rois ont été le plus souvent à l'encontre de la volonté de Dieu; ce fut leur perte, ainsi que celle de leur nation. Le cas où Israël s'obstinerait dans la désobéissance était prévu par la Loi : le Deutéronome contenait de terribles menaces et malédictions (Deutéronome, chap. 28, vers. 1 559). Ainsi, dans les malheurs qui l'accablent, Israël est-il jugé par la parole de Yahvé lui-même, qui n'est pas une « parole vaine » (Deutéronome, chap. 32, vers. 47). L'effondrement successif des deux royaumes en porte cruellement témoignage. Dans l'ensemble, les récit qui sont faits ici tendent à démontrer la correspondance entre la parole prononcée et l'accomplissement historique : la prophétie devient histoire.
Une volonté de tout comprendre et de tout expliquer
Pour le royaume du Nord, tout est relativement simple pour le rédacteur. Le destin du royaume d'Israël, qui a Samarie pour capitale, était déjà décidé par le péché du premier de ses rois : Jéroboam (1er Rois, chap. 14, vers. 16 et 2e Rois, chap. 17, vers. 21-23), d'autant que tous ses successeurs ont tôt ou tard marché « dans la voie de Jéroboam ».
Mais comment expliquer que le grand désastre de 586 survint presque immédiatement après le règne de Josias, le meilleur parmi les descendants de David ? En fait, suggère l'auteur, Yahvé avait décrété ce jugement contre le royaume du sud à cause du péché de Manassé qui dépassait tout ce qu'on avait jusqu'alors imaginé. Sur le royaume de Juda et Jérusalem sa capitale, la patience de Yahvé s'était longuement exercée en raison du plan divin établi sur la maison de David. Mais Josias, malgré ses vertus et ses mérites, n'avait pu cette fois retarder de beaucoup le châtiment (2e Rois, chap. 21, vers. 10; chap. 23, vers. 26; chap. 24, vers. 2).
En somme, Dieu n'a manqué en rien à son peuple, mais son peuple, lui, principalement en la personne de ses rois, a gravement manqué à son Dieu. Par ses fautes il a détruit de ses propres mains son salut. Le jugement de Yahvé, quelle que soit sa rigueur, est donc parfaitement juste. Telle est la leçon qu'il faut tirer de ces pages. L'ensemble est un chant à la gloire du Dieu qui exerce une justice à laquelle rien ni personne n'échappe; ce chant est seulement transposé dans le langage de la littérature historique.
Mais l'auteur ne s'est pas contenté d'un bilan général ; il s'est assigné la tâche d'expliquer en détail, théologiquement, le débouché de l'histoire du salut sur les stupéfiantes catastrophes de 721 et de 586. Il s'en sentait capable parce qu'il comprenait toute cette histoire à la lumière des menaces et des exhortations du Deutéronome.
C'est cette volonté passionnée de mettre en évidence l'efficacité de la parole de Dieu à travers les événements historiques, cette résolution de tout comprendre de ce qui arrivait à Israël en se référant à cette seule parole, qui fait la grandeur de l'ouvrage. Ce n'est pas ce qui remplit de vacarme les annales profanes qui est décisif pour le peuple de Yahvé, seul compte le message divin que contient la Loi, l'Écriture.
David est la jauge où se mesurent les rois
On peut légitimement penser que cette théologie de l'histoire n'a pu se développer sans certains « ajustements » des faits. Les livres des Rois schématisent incontestablement les données positives que nos modernes historiens scientifiques envisageraient dans une pure objectivité et sans doute la situation de l'Exil, pendant lequel l'élite d'Israël était dans une certaine mesure séparée du monde extérieur, était-elle assez favorable à une telle construction d'exposés théoriques. L'enseignement reste pourtant entier; et c'est ce qui importe à l'auteur sacré.
Au demeurant, rien n'empêche de remarquer que tous les rois judéens sont jaugés à la mesure du roi idéal : David; le seul dont le coeur fut « parfaitement avec Yahvé » (la, Rois, chap. 9, vers. 4; chap. 1 1, vers. 6 et 38). Cette image de David, norme suprême du monarque selon le coeur de Dieu, n'est évidemment pas l'image réaliste du David de l'histoire rapportée par les deux livres de Samuel qui permettent d'ailleurs au lecteur de la Bible d'ajuster sa propre appréciation.
Une question reste enfin en suspens : la promesse apportée par la prophétie de Nathan à David va-t-elle prouver son efficacité au-delà de la ruine du temple et de l'exil d'Israël en Babylonie?... Notons que la grâce accordée à Joakin (20 Rois, chap. 25, vers. 27), laisse entrevoir la possibilité d'une issue : Yahvé pourra reprendre son oeuvre de salut, car la dynastie davidique n'a pas complètement sombré.
P. CRISOLIT
En ce temps-là la Bible No 28 page IV.