Dans son étude sur « le quatrième évangile », le R.P. Bouyer relève que ce texte évangélique ne mentionne jamais l'apôtre saint Jean, mais parle fréquemment d'un « disciple bien aimé » de Jésus et, en quelques passages, d'un disciple anonyme (JEAN, chap. 1, vers. 35-37; chap. 18, vers. 15) qui joue un rôle de premier plan et qui paraît ne faire qu'un avec ce « bien-aimé ». Il note aussi qu'une tradition antique d'une rare continuité reconnaît en lui Jean, fils de Zébédée, et l'autour du dernier évangile. Le mystère qui environne celui-ci n'est d'ailleurs pas entièrement dissipé par cette hypothèse généralement admise. Mais les réflexions qu'on va lire tendent à jeter elles-mêmes une lumière sur « l'évangéliste de la Lumière » qui s'accorde étonnement avec le personnage de l'apôtre préféré.
Jean appartenait au petit groupe qui dans l'intimité du collège apostolique, était avec Jésus plus intime encore. C'est à lui, à Jacques et à Pierre que le Christ révélera dans la Transfiguration quelque chose de sa divine nature. Mais son oeil n'était pas encore fait à la lumière céleste - il voulait bien être assis à la droite du Seigneur, mais il ne pouvait partager son calice, - et lorsque, à Gethsémani, il est appelé, encore avec Jacques et Pierre, à veiller une heure dans l'agonie de Jésus, pas plus qu'eux il ne le peut Pourtant, quelques instants plus tôt, son intimité terrestre avec Lui avait atteint son sommet - à la Cène, au moment où Jésus instituait le banquet eucharistique qui devait jusqu'à la fin des temps nourrir les siens de son amour, Jean reposait sur son sein.
Mais l'amour de prédilection que Jésus avait pour Jean, non que ce fût la perfection plus haute de Jean qui le provoquât, mais au contraire, comme le dit Bossuet, cet amour plus intime qui en était la source, cet amour de prédilection, l'avait touché davantage qu'il ne pouvait le lui sembler à lui-même; et, après la dispersion des disciples, il la rappela au calvaire pour l'unir aux souffrances du Seigneur et pour qu'il reçût de lui comme un don suprême sa Mère, la Bienheureuse Vierge Marie.
Jusqu'à ce tardif retour on eût pu croire que l'intimité de Jésus lui avait été de peu de fruit. Mais Jean éprouverait mieux que personne la vérité de cette parole de son Seigneur qu'il nous a lui-même conservée : « L'Esprit vous fera ressouvenir de toutes choses. »
Après la Pentecôte, une fois que l'Esprit serait descendu sur lui, il reverrait ces instants dont il n'avait pas connu le prix alors qu'ils s'écoulaient et lentement il apprendrait à en découvrir toutes les richesses dans le souvenir.
Lors de la dispersion des apôtres à travers le monde, Jean n'avait pas été mis par la Providence au nombre des grands missionnaires, ni des grands bâtisseurs d'Églises. Sa vocation serait, et de plus en plus, pour une oeuvre intérieure. Au milieu de l'effervescence de vie de l'Église primitive, il devait rester le « témoin fidèle », celui qui attesterait comme « ayant vu de ses yeux, entendu de ses oreilles, touché de ses mains », et comme approfondissant par la foi chaque jour davantage le mystère de Celui qu'il connaîtrait « selon l'Esprit » d'aussi près qu'il l'avait connu « selon la chair ».
Alors que tous les autres apôtres périraient martyrs pou de temps après leur maître, lui resterait le dernier, prolongeant par une exceptionnelle longévité la calme flamme que Dieu avait mise en lui pour que les autres puissent venir et « se réjouir à sa lumière ». C'est une image singulièrement impressionnante que celle de ce vieillard sur lequel le temps pouvait paraître sans prise, au point que « certains croyaient qu'il ne mourrait point ». Au milieu de générations nouvelles qui avaient cru par ceux que le Christ avait envoyés, il demeurait le dernier de ceux qui avaient cru par Lui. Il semble que Dieu n'avait pas voulu pour Jean d'autre vocation que de garder le dépôt sacré de tout ce qu'il avait connu de Lui par les sans et de l'éclairer par l'Esprit.
Il échappe au supplice, pas aux persécuteurs
Mais il importe de suivre la courbe qui va du jeune Galiléen bouillant et impétueux au vieillard serein qui laisse à l'Église, au terme de sa vie, le trésor inappréciable que saint Clément d'Alexandrie appellera l'« évangile spirituel ».
D'après la tradition, il vint à Rome peu après la Pentecôte. Sous Domitien, il aurait été plongé dans de l'huile bouillante, mais Dieu qui le destinait à un autre « témoignage » l'en aurait délivré en changeant cette huile en rosée.
Exilé à Patmos, n'ayant devant lui que le ciel et la mer, il y écrit l'Apocalypse . Dans ce livre étrange, où des îles résonnantes d'hymnes angéliques et resplendissantes d'une lumière incréée semblent voguer dans une paix immuable sur les plus épouvantables chaos, nous voyons apparaître les thèmes qui se dégageront lentement du concert fantastique ci finiront par remplir seuls l'âme de l'apôtre. C'est l'agneau immolé mais glorieux dans le soin du Père, ce sont les fleuves d'eau vive, c'est la consommation de toutes choses dans l'unité.
A Ephèse, avec la mère du Christ
Après Patmos s'écouleront les longues années paisibles d'Ephèse. C'est là que se réalisera la double promesse du Christ sur la croix : « Femme, voici ton Fils... Voici ta Mère. »
Celle qu'Élisabeth avait proclamée « bénie entre toutes les femmes » celle qui dès la crèche « gardait toutes ces choses et les repassait dans son coeur », lui communiquerait cette paix et cette clarté souveraines qu'elle avait reçues en elle avec le Verbe de Dieu. L'apôtre, en donnant à la Mère du Sauveur cette manne cachée promise à celui qui vaincra, retrouverait ces sentiments qui étaient dans le Christ alors que lui-même reposait sur son sein et qu'il recevait de lui cette manne donnée pour la première fois aux hommes.
L'amour qui du coeur de Dieu s'était incarné au coeur de l'Homme Jésus se répandrait dans le coeur de son disciple, et il expirerait avec le nom de cet amour sur les lèvres, après avoir fait connaître aux hommes comment « Jésus ayant aimé les siens dans ce monde les aime jusqu'à la fin ».
Recueillant tous les fruits de la maturité, voyant venir la lumière du soir, d'un soir sans déclin, dans le définitif apaisement de cette merveilleuse vieillesse il dut réunir l'essence de ses catéchèses dans l'évangile, puis y mettre, comme la clef d'un jardin fermé, ce prologue où le temps est envahi par l'éternel.
Après, son oeuvre est achevée. Il n'a plus qu'à lancer dans son épître le dernier cri de la foi fondée sur la vérité inébranlable du Christ venu en chair, et puis aller rejoindre, le dernier, celui à la Résurrection duquel il avait cru le premier.
par le R. P. Louis BOUYER de l'Oratoire
En ce temps-là, la Bible No 81