Deux sagesses qui n'en font qu'une
Le livre de la Sagesse a été inscrit tardivement au canon romain, c'est-à-dire sur la liste des textes reconnus officiellement comme inspirée. Il est à cet égard à mettre sur le même pied que l'Ecclésiastique, Baruch, Judith, Tobie, les deux livres des Maccabées et les sections grecques des livres d'Esther et de Daniel. Ces écrits ont été jugés trop récents pour figurer dans le canon juif tel qu'il est aujourd'hui généralement admis. Mais le livre de la Sagesse éclaire un moment essentiel de l'histoire religieuse : le passage du Judaïsme au christianisme.
Composé en grec, ainsi qu'on le sait (1), par un juif d'Alexandrie fidèle à sa religion mais nourri de culture hellénique, l'ouvrage d'abord appelé « Sagesse de Salomon » traduit un effort pour concilier la tradition biblique avec la philosophie grecque , c'est également dans cette voie que s'engageront successivement l'Ecclésiastique, Philon le juif et Jean l'évangéliste, C'est dans ce mouvement de pensée que naîtra le christianisme,
En quoi consiste, historiquement parlant, le rôle du « livre de la Sagesse » dans un semblable processus?
Le Dieu des patriarches et non des philosophes
On a pu dire, à juste titre, que le judaïsme ne comporte pas de « philosophie » pas plus au sens hellénique qu'au sens moderne du mot. Le terme de « philosophie » ne se trouve nulle part dans l'Ancien Testament. Pour reprendre une expression de Pascal, le Dieu d'Israël n'est pas celui des philosophes, mais celui des patriarches, Abraham, Isaac et Jacob, c'est-à-dire des hommes inspirés, par qui la volonté de Dieu s'est insérée dans l'histoire. L'Éternel, pour se définir, n'emploie aucune dialectique, n'a recours à aucun argument. Il énonce simplement un fait : « Je suis qui je suis. » Et l'histoire réelle, dans laquelle il a accepté de s'inscrire, exprime par son déroulement même les vérités spirituelles ou morales, la « Sagesse », dont l'ensemble constitue l'enseignement de la Tora : justice, amour du prochain, observations des prescriptions du Décalogue.
Dans le « livre de la Sagesse », la sagesse, tout en restant fidèle aux mêmes valeurs morales, s'idéalise : c'est une émanation de Dieu, une sublime entité, intermédiaire nécessaire entre Dieu transcendant et parfait d'une part, le monde matériel et imparfait d'autre part. Elle est l'esprit de Dieu, en tant que principe remplissant l'univers et embrassant toutes choses. Elle est aussi le Verbe, le Logos de la philosophie grecque. Elle se manifeste comme une sorte d'intercesseur entre le Créateur et l'homme.
L'histoire sainte devient alors l'expression de la Sagesse : « C'est elle qui veilla sur le premier formé, le père du monde, alors qu'il était seul parmi la création. Elle le tira de son péché, et lui donna la force de gouverner toutes choses ... » (chap. 10, vers. 1-2).
Ainsi s'amorce, avec le « livre de la Sagesse », l'évolution religieuse, qui amènera à la conception du Saint-Esprit dans la trinité chrétienne.
Ainsi s'annonce une conception de la sagesse, différente de celle que connaissait le judaïsme.
Qu'en va-t-il résulter Pour celui-ci? Ne concevant pas d'intercesseur entre Dieu et les hommes, ni de personnification transcendante de la sagesse, il s'efforcera, dans la pratique minutieuse de la vie, de permettre aux hommes d' accomplir, par leur existence courante, les commandements de la Loi. Il s'orientera ainsi vers les commentaires rabbiniques, qui, ayant inspiré le recueil géant du Talmud, se prolongeront jusqu'à nous.
Donnons simplement un exemple des recherches effectuées par la tradition juive pour mettre en pratique la Loi, pour appliquer la sagesse.
Il s'agit du sabbat, de ce repos hebdomadaire, de ce jour de méditation et de prière où tout travail est interdit. La sagesse juive prévoit pourtant des exceptions : « Vous n'hésiterez pas un instant, déclare-t-elle, à violer le sabbat en cas de danger menaçant une vie humaine... L'avis du médecin, qu'il soit juif ou non juif, est décisifs Si, de deux médecins, l'un se prononce pour la violation et que l'autre en conteste la nécessité, on suivra l'avis du premier. Si deux médecins déclarent la violation inutile tandis qu'un troisième l'exige la majorité décide, et l'avis de ce dernier ne compte pas, à moins qu'il ne surpasse en compétence les deux autres. »
Il y a sagesse et sagesse. Celle du « livre de la Sagesse », annonçant la venue du christianisme, exalte et magnifie en elle l'auxiliaire privilégié de Dieu. Celle des écrits rabbiniques s'efforce de la définir « hic et nunc », dans l'ordinaire de la vie.
Mises au service d'un même idéal spirituel et moral, toutes deux apparaissent nécessaires et peut-être complémentaires.
Robert Aron
En ce temps-là, la BibleNo 52 pages I-II.