... telle est du moins la pittoresque thèse de ceux qui voient le coeur humain dans la poulie du puits.
L'interprétation de l'apologue qui achève le livre de l'Ecclésiaste (chap. 12, vers. 1-8) a toujours suscité grand intérêt. Personne ne doute qu'il y s'agisse de la vieillesse et de la mort, et rares sont ceux qui demeurent indifférents à vieillir et mourir. Les exégètes modernes ne répugnent pas à la thèse dite « biologique », que nous avons d'ailleurs très brièvement évoquée au passage (No 50, page 1 200). Mais on peut examiner l'allégorie en son ensemble ou la disséquer au scalpel. Le Qohélet a-t-il voulu seulement proposer une description poétique globale ou suggérer des transpositions anatomiques précises? Rien n'empêche de faire de lui, si l'on y tient, un biologiste du Ille siècle avant notre ère : si le mot « biologie » est récent, l'étude des organismes vivants fut l'objet d'une science très ancienne, peut-être pas étrangère aux « sages ».
De nombreux commentateurs, à la suite du Talmud, de Targums et de Midrashs ont essayé d'une manière plus ou moins systématique, de découvrir une correspondance entre chacune des images ou expressions de ce texte et des segments ou transformations physiologiques du corps humain atteint par le vieillissement.
L'« exégèse » de l'anatomiste
Un mémoire fort précis publié naguère par M. Henri Holzhammer dans la « Revue d'histoire de la médecine hébraïque » compte parmi les travaux les plus curieux (et les plus accessibles aux non-initiés) qui aient été faits à ce sujet. L'auteur y propose d'abord une ingénieuse explication à propos de « la roue » qui se brise sur la citerne (vers. 6), estimant qu'une fois bien éclairé le sens figuré de ce terme, celui de tous les autres se déduit aisément. La roue d'un puits ou d'une citerne présente, estime-t-il, un grand nombre d'analogies avec le coeur de l'homme. Elle est ronde et son diamètre représente à peu près le quart de celui du puits; le diamètre du coeur est approximativement le quart de celui de l'abdomen, que figurerait la citerne. Elle est fixée aux deux supports par un système de brides, de même que le coeur est relié aux deux poumons par les artères et les veines pulmonaires. La roue est la partie centrale d'un mécanisme destiné à mouvoir un liquide, comme le coeur qui meut le sang. (Encore qu'on puisse se demander si la circulation du sang fut vraiment soupçonnée avant que Harvey en fasse la découverte, au XVIle s.) Elle tourne par à-coups (une main tire après l'autre sur la corde), imitant en quelque sorte le battement du coeur.
« Il serait vraiment extraordinaire, note M. Holzhammer, que l'auteur de l'Ecclésiaste ait parlé d'une poulie qui se rompt au moment de la mort simplement parce que cette image serait poétique en soi et non qu'il ait eu la moindre idée de l'analogie existant entre une poulie de citerne et le coeur. » Muni de cette clé et fort des interprétations déjà proposées par d'anciens commentateurs, on est amené à songer aux nombreuses équivalences anatomiques des métaphores employées par l'auteur de l'Ecclésiaste.
Ainsi « les gardiens de la maison » sont les mains, gardiennes de la personne physique, non seulement parce qu'elles tiennent l'épée, mais parce qu'elles s'occupent des soins à donner au corps. Lorsqu'on lit donc : « Au jour où les gardiens de la maison auront des tremblements » (vers. 3), il faut comprendre « au jour où les mains trembleront ».
Dans le même verset, les « hommes forts » signifieraient les épaules : lorsque l'homme se propose de porter un lourd fardeau, son premier mouvement est de le placer sur l'une des siennes; puis, la première n'en pouvant plus, de le charger sur l'autre. Or avec l'âge les épaules deviennent en effet vacillantes...
Ce qu'aurait pu écrire un auteur du XXe.
Si nous suivons l'auteur, l'ensemble du morceau pourrait s'entendre ainsi à partir du troisième verset :
3 - Au jour où les mains auront des tremblements, où vacilleront les épaules, où les dents (femmes occupées à moudre) ne pourront plus remplir leur office parce qu'elles ne sont plus assez nombreuses, où les yeux s'enténébreront par la cataracte (les treillis).
4 - Quand les oreilles (portes de la rue) n'entendront plus, quand la voix s'affaiblira, on se lèvera au chant du coq et on sera incapable de se servir de ses doigts (donc de l'instrument dont on accompagnait « celles qui chantent »).
5 - On redoutera les montées et on aura peur de la mort, les cheveux blanchiront (l'amandier qui fleurit), les jambes (les sauterelles) deviendront lourdes et on n'aura plus d'appétit (que les câpres stimulent) Car l'homme ira dans la maison de son éternité, et l'on parcourra les rues en pleurant.
6 - Avant que la moelle épinière (chaîne d'argent) et le cerveau (le texte hébreu dit « la lampe d'or ») ne ramollissent, avant que l'estomac (la cruche) et l'oesophage (la fontaine) ne puissent plus remplir leur fonction, avant que le coeur (la roue) cesse de battre et se corrompe (brisé sur la citerne qui serait l'abdomen).
7 - Que la poussière retourne à la terre, d'où elle vient, et que le souffle retourne à Dieu qui l'avait donné...
Le R.P. André Barucq, professeur à la Faculté de théologie de Lyon, et le plus récent auteur catholique à avoir publié un commentaire de l'Ecclésiaste, fait état de ce genre d'interprétation qu'on ne peut exclure a priori.
« Ainsi, conclut-il, se trouve campé un type de vieillard à tête chenue, gêné dans ses fonctions nutritives par un estomac pour qui les remèdes sont devenus indigestes et les excitants inefficaces. Ces signes ne trompent pas - l'homme va vers « sa maison d'éternité », et déjà les Pleureuses rôdent autour de la demeure, guettant une aubaine. »
Georges DAIX
En ce temps-là, la BibleNo 58 pages II-III.