bilan de la tradition juive qui va affronter l'hellénisme
Jésus ben Sira, ou le Siracide, est un maître qui tient école de sagesse. Il ressemble en cela à l'éditeur des Proverbes; mais, entre les deux, il y a probablement eu la réforme d'Esdras, aussi met-il davantage l'accent sur la Loi, seule source de la sagesse véritable. On ne se trompera guère on l'imaginant comme l'ancêtre de ces docteurs de la Loi dont la silhouette passe dans les Évangiles; mais il est difficile de dire s'il est un docteur laïc ou s'il appartient à la caste sacerdotale, comme pourrait le faire penser son admiration pour Aaron (ECCLÉSIASTIQUE(2), chap. 45, vers. 7-27) et le grand prêtre Simon, son contemporain (chap. 50, vers. 1-23). Quoi qu'il en soit, recevant dans sa maison d'étude toute une jeunesse avide de sagesse, il lui distribue un enseignement fort traditionnel qui la guidera dans la vie. Lui-même a tracé le portrait du scribe idéal, dans lequel on peut sans doute le reconnaître (chap. 39, vers. 1-15) : un maître disert, féru des Écritures, à l'éloquence un peu bavarde, dont la renommée est dans toutes les bouches.
Le sage est « homme bien élevé » mais sa sagesse est en Dieu et dans la Loi
Ben Sira ne se pique ni d'originalité, ni de nouveauté. En face des misères de la vie ou de la mort, il n'a pas les inquiétudes de l'auteur de Job ou de Qohèlèt (l'Ecclésiaste) ; il les connaît, semble-t-il, mais il les a dépassées pour trouver dans sa foi le secret d'une attitude sereine (chap. 40, vers. 1-11 et chap. 41, vers. 1 -7). C'est à l'école des Proverbes qu'il se rattache en droite ligne: même regard sans illusion sur le monde et ses inégalités (chap. 13; chap. 27, vers. 1 ; chap. 31, vers. 8-11), même prix accordé à l'amitié (chap. 6, vers. 5-17; chap. 9, vers. 14-15), même sens de la famille (chap. 7, vers. 21 ; chap. 9, vers. 1-13; chap. 25, vers. 17-36; chap. 3, vers. 1-18), mêmes idées sur l'éducation des enfants (chap. 30, vers. 1-13) ou sur l'opposition entre sagesse et folie (chap. 21, vers. 12-31).
Les principes de conduite qu'il inculque rejoignent pareillement ceux de la tradition sapientielle, entremêlant volontiers les considérations morales et les conseils de bonne éducation (chap. 20, vers. 1-18; 19-26), car un homme complet doit exceller en tout. Mais il ne faut pas s'y tromper. Cette sagesse est essentiellement religieuse. Elle a sa source en Dieu et s'alimente à la crainte de Dieu (chap. 1, vers. 11 -25). Si elle apporte le bonheur à l'homme (chap. 14, vers. 22), c'est parce que Dieu récompense ceux qui le craignent (chap. 34, vers. 14-20). Sa source est d'ailleurs dans la Loi divine, qui indique au Juif la conduite à tenir en toute circonstance.
De cette Loi, ben Sira n'a pas une conception très juridique comme celle que le Christ reprochera à certains docteurs. Mille détails montrent qu'il la comprend à travers les commentaires du Deutéronome et des prophètes; c'est ainsi qu'il donne une place importante aux vertus sociales: sincérité (chap. 20, vers.1-26), miséricorde (chap.3, vers. 33-34; chap. 4, vers. 9-10 et 36; chap. 7, vers. 36-40), pardon des injures (chap. 28, vers. 1 -9) ; sans elles, il n'y aurait pas de religion sincère (chap. 34, vers. 21-31 ). L'attitude prise par l'homme en face de cette Loi mesure donc son attitude à l'égard de Dieu même. Qu'il prenne conscience de sa responsabilité et songe au Jugement (chap. 16, vers. 16-20)!
Qu'il se convertisse à temps (chap. 5, vers. 4-9)! Qu'il adopte dès maintenant une attitude d'humilité (chap. 3, vers. 30-31 ; chap. 10, vers. 6-22; chap. 11, vers. 1-6), mais aussi de confiance (chap. 2, vers. 2-6; chap. 4, vers. 33), car Dieu est avant tout miséricordieux (chap. 17, vers. 28; chap. 18, vers. 14). Cette sagesse pratique va décidément loin dans ses exigences spirituelles.
L'auteur des Proverbes avait personnifié la Sagesse divine. De même ben Sira la met en scène et lui fait prononcer son propre éloge (chap. 24). Sa doctrine sur ce point marque un approfondissement. il identifie plus explicitement la Sagesse avec la Parole, la Loi, la Gloire divine même, qui est venue résider en Israël. Il innove aussi,timidement, lorsqu'il intègre l'histoire à la réflexion sapientielle dans son éloge des Pères, faisant défiler les grandes figures du passé devant les yeux de ses disciples.
L'écho de toutes les Écritures
Un tel livre ne se résume pas, puisqu'il traite de tout, et sans ordre. On ne saurait y voir une oeuvre majeure, ni par le style, ni par la pensée. Point de problèmes nouveaux, point de solutions inédites. Mais c'est justement là ce qui en fait l'intérêt : le Siracide présente le bilan de la tradition juive à son époque, il est l'écho de toutes les Écritures. A travers son recueil, on entrevoit les valeurs dont se nourrit l'âme juive au moment où elle va entrer en conflit avec l'hellénisme. Dédaigneuse de la sagesse étrangère, elle vit sur son acquis. Même l'inquiétude causée par certains problèmes au siècle précédent semble apaisée en elle. On ignore tout de l'outre-tombe, et on réaffirme avec optimisme la thèse du bonheur des justes ici-bas. L'eschatologie se traduit dans une prière fervente pour la restauration d'Israël (c. 36, v. 1 - 19), mais elle n'aboutit pas à une attente exaspérée: Dieu n'est-il pas le maître du temps?
Pierre GRELOT
Professeur à l'Institut catholique de Paris
1 . Librairie classique Eugène Satin. Paris
2. Toutes les références qui suivent concernent ce même livre.
En ce temps-là, la Bible No 54 pages I-II.