Aucun chrétien n'ignore, bien sûr, qu'il existe quatre évangiles reçus, dès les origines, par l'Église comme inspirée. Les mêmes paroles et actes du Christ, durant se vie terrestre, sont parfois présentés de manière différente d'après Matthieu, Marc, Luc et Jean. Ces quatre textes sont pourtant détenteurs d'une même vérité, et l'on a pu ainsi très justement parler de « l'unique Évangile quadriforme ».
Alors que les oeuvres des quatre évangélistes étaient déjà répandues dans le monde antique, les premiers siècles de notre ère virent éclore toute une floraison d'écrits attribués à l'un ou l'autre des personnages connus par le Nouveau Testament ou destinés à telle ou telle communauté chrétienne hypothétique. On trouve ainsi des « évangiles » de Pierre, de Thomas, de Matthias, de Philippe, de Barthélemy, de Nicodème, un « Protévangile » de Jacques ou des « évangiles » aux Hébreux, aux Égyptiens, etc. Les plus anciens de ces apocryphes remontent au VIe siècle; les plus récents au Moyen Age déjà bien avancé. L'Église n'a jamais mis de telles compositions, si édifiantes qu'elles se veuillent, en balance avec les évangiles dits « canoniques » : à quelques exceptions près, telles certaines sentences de Jésus rapportées par l'« évangile » de Thomas ou certains traits de celui de Pierre, qui présentent une réelle créance, ces textes ne s'intégrant nullement au message évangélique.
Et, c'est précisément parce que la foi de l'Église ne s'y est pas reconnue qu'ils ont été très vite négligés et écartés du Canon, c'est-à-dire de la liste officielle des livres dans lesquels cette Église se lit et se voit comme en un miroir fidèle. Restent donc les évangiles dits « canoniques ». Si nul ne conteste qu'ils reflètent bien, eux, la foi chrétienne dans toute sa pureté, la critique contemporaine pose à leur sujet, avec franchise et lucidité, une question qui aurait ému les exégètes des siècles passés : le Nouveau Testament compte-t-il vraiment quatre évangiles?
Qu'est-ce qu'un « évangile » ?
L'étymologie apprend qu'un évangile, du grec eu-angélion, est une « bonne nouvelle ».
C'est dire, en premier lieu, qu'il s'agit d'une nouvelle ou, si l'on préfère, d'une information sur un événement : « Connaissez-vous la nouvelle? » L'évangile est aux antipodes d'une idéologie savante, d'une philosophie, d'une cogitation experte, issue de l'ingéniosité du cerveau de l'homme. Il informe sur un fait appartenant à l'histoire. Ce fait est celui de Jésus de Nazareth. Le point de départ est indiscutable, et il ne se trouve d'ailleurs plus guère aujourd'hui que quelques rares attardés pour le contester. Mais, de plus, la nouvelle dont ce « fait nouveau » constitue l'objet est interprétée comme bonne. L'évangile ne livre pas le fait brut, l'abandonnant à la réflexion du lecteur; il le propose déjà revêtu d'une signification : cet événement est bon, salutaire, source de vie et d'espérance pour les hommes. De l'évangile, la froide relation du témoin désintéressé est absente; elle laisse place au témoignage interprétatif de l'événement brut, littéralement au « martyre » du grec encore : martyrein, « témoigner ». Et, pour défendre cette signification accordée au fait de Jésus de Nazareth, des milliers d'hommes sont allés en effet aux bêtes et à la mort.
L'évangile est ainsi l'interprétation d'un événement historique mis en relation avec ceux à qui il est destiné. En outre, « évangéliser », c'est « annoncer », et le mot est très justement devenu dans notre langage synonyme de « prêcher ». Car, il s'agit bien d'une prédication, d'une annonce publique, d'une parole vivante adressée par des hommes à des hommes. L'évangile est, si l'on ose dire, une harangue qui les interpelle tous à partir d'un événement passé, dont elle entend livrer la signification profonde et, qui pénètre l'histoire personnelle de chacun aujourd'hui comme hier. Mais cette définition convient-elle de manière univoque à chacun des quatre premiers livres du Nouveau Testament?
De l'unique Parole aux divers écrits
A vrai dire, un seul pourrait, semble-t-il, revendiquer ce sens plein. Seul Marc commence son ouvrage en annonçant la teneur exacte qui le justifie : « Commencement de l'évangile de Jésus-Christ, fils de Dieu. » Cet intitulé est unique. Et, de fait, Marc « évangélise », prêche plus qu'il n'écrit. Plutôt que d'une couvre littéraire, c'est d'une parole directe qu'il s'agit, clamée avec fougue, dépourvue de toute parure, mais forte par contre, et d'une étonnante percussion. Peut-être la traduction qu'on va lire dans les pages qui suivent permettra-t-elle de remarquer le manque d'apprêt, voire les incohérences de forme qu'il convient de respecter pour mieux laisser passer le souffle qui anime cette prédication toute vive.
A travers le texte tel que nous le connaissons aujourd'hui en tout cas, l'intention de Matthieu est autre il écrit un livre et le dit lui-même « Livre de la genèse de Jésus-Christ », précise l'exergue. Or, de son temps, un livre est fait davantage pour être consulté que pour être lu d'un trait. Venant une dizaine ou une quinzaine d'années peut-être après celle de Marc, la rédaction définitive à laquelle est resté attaché le nom de « premier évangile » en raison de l'antériorité d'une première rédaction araméenne, s'adresse, vers 85 probablement, à une communauté déjà fort structurée. Elle propose à son intention et à celle des pasteurs qui l'ont en charge une sorte de « catéchisme » des vérités et des méthodes pastorales. Ce n'est déjà plus un évangile proclamé, mais, sous une couverture analogue, un vade-mecum bien composé, dont la consultation, de tous temps, demeurera opportune.
Luc est encore bien différent. L'auteur est un écrivain de race et de talent qui rédige, dit-il, une « narration » des événements passés. Avec lui, et pour la première fois dans la littérature chrétienne, apparaît un genre qui fera florès : la vie de Jésus. Alors que chez Marc les neuf dixièmes des verbes sont conjugués au présent (« Voici ce qui arrive »), ils sont chez Luc, dans la même proportion, au passé avec tout le coeur mis dans un merveilleux souvenir : « Voici ce qui est arrivé ». De là vient le ton si chaleureux, si affectif, du « troisième évangile », chef-d'oeuvre de la littérature ancienne qui ne cesse d'émouvoir.
Quant à Jean, rien n'indique en clair la nature de son oeuvre. Mais nul ne s'y trompe. La « bonne nouvelle » est supposée depuis longtemps connue des lecteurs, et cet ouvrage invite surtout à une méditation en profondeur. La mystique prolonge ici l'expérience dévoilée par Marc, avec les accents que faisaient retentir jadis les sages d'Israël. Si le texte de Marc s'écoute, celui de Matthieu se consulte, celui de Luc se lit et celui de Jean s'offre aux regards infinis de la contemplation.
J.-P. C.
En ce temps-là, la Bible No 76