La fin d'un grand règne
Le règne de Salomon fut d'un brillant éclat mais, nos lecteurs le savent, des crises graves l'ébranlèrent au cours de ses dernières années, et dès la mort du grand monarque son royaume va se briser. Aux yeux de l'historien, deux groupes de i( causes » expliquent ces événements. Les unes, politiques, tiennent à l'étendue des conquêtes, à l'impossibilité de contrôler toutes les frontières, et aussi au (i double jeu » diplomatique de certaines puissances voisines, particulièrement de l'Egypte. Les autres, d'ordre économique et social, sont dues à une évolution trop rapide qui avait fait d'une communauté encore patriarcale et paysanne un état fortement administré et absolutiste, et d'une petite province, un grand empire. Ce ne sont pas les seules raisons. Il en est d'un tout autre ordre.
La politique de grandeur qui est incontestablement celle de Salomon excédait de beaucoup les ressources nationales. Pour y parer, Salomon développa au maximum les échanges avec l'étranger mais aussi multiplia taxes et impôts. Il fut finalement prisonnier de l'organisation administrative qu'il avait imaginée. Les « fermiers généraux » s'attribuèrent à eux-mêmes les rentrées qui auraient dû revenir au trésor national. Faute de moyen pour payer suffisamment d'ouvriers libres pour réaliser ses grands projets de construction, Salomon dut non seulement aggraver la corvée des Cananéens autochtones, mais étendre le système aux Israélites eux-mêmes. Au début les conditions de travail restaient humaines et en accord avec les principes de la Tora, mais elles devinrent peu à peu arbitraires et dégradantes : de citoyens libres qu'ils étaient, certains furent réduits au rang de serfs royaux.
Dès lors, la communauté d'Israël se scindait. La caste privilégiée des chevaliers, fermiers généraux, prévôts des corvées, commerçants, noblesse d'épée, s'éloignait du reste de la population, faite d'ouvriers exploités, et parfois asservis, et de paysans sur qui des charges posaient de Plus en plus lourdes.
Le prince de la sagesse devient roi de la folie
Les pires mesures n'obtinrent même pas la résultat escompté : on sait que Salomon dut consentir, à son créancier, la roi Hiram de Tyr (1er Rois, chap. 9, vers. 11), une concession sur la territoire national. Cette enclave phénicienne en Galilée ne fut sûrement Pas appréciée non plus par la population du nord.
Mais enfin, et surtout, on assista à une crise religieuse et morale due en grande partis à la transformation inattendue de la personnalité même de Salomon. Le roi prophète, la roi pieux d'autrefois, s'enlisa Peu à peu dans un polythéisme sensuel et un scepticisme désabusé qui dressèrent contre lui les milieux religieux restés fidèles à la tradition de la Tora. Par une évolution dont les étapes ne peuvent être précisées, Salomon, de prince de la sagesse, devint vraiment roi de la folie. Comme pour David, son père, la sensualité fut à l'origine de sa chute. Mais tandis que la roi David se reprit très vite après son crime, et que cette unique faute fut suivie d'une pénitence sincère, l'égarement sensuel de Salomon se transforma en état permanent. Il s'y englua et oublia bientôt ses devoirs primordiaux pour ne plus guère songer qu'au harem. Contrairement à la prescription formelle de la Loi concernant la roi : « Qu'il n'ait pas une multitude de femmes » (Deutéronome, chap. 17, vers. 17), Salomon augmenta sans cesse la nombre de ses épouses, et païennes de surcroît.
Derrière ces femmes il faut imaginer leurs esclaves et leurs servantes, leurs moeurs, leur atavisme et leurs religions, donc leurs prêtres et leurs cultes. Les idoles, vouées à l'anathème par la Loi, reçurent droit de cité auprès du roi ; la Temple du Dieu unique fut flanqué de nombreux sanctuaires idolâtres qui sollicitaient les fidèles de Yahvé à « se prostituer aux idoles ». Ce fut un nouveau ferment de désagrégation. Il y eut sans doute les courtisans, empressés à satisfaire les caprices du souverain et à s'attirer ses bonnes grâces; il y eut aussi la masse des opprimés qui, en s'insurgeant contre l'exploitation sociale, prit conscience de ce queue luttait en outre contre l'infidélité religieuse d'où résultait l'abandon des principes de la Loi.
Ainsi se vérifie cruellement, dès la règne du troisième roi d'Israël, le danger multiforme, qu'aux dires de Samuel, cette institution présentait pour le peuple de Dieu (11, Samuel, chap. 8, vers. 11-18).
Alors que Salomon était encore sur le trône, les effets convergents de ces crises diverses amenèrent une cristallisation de l'opposition sur la personne de Jéroboam. D'abord nommé inspecteur des corvées pour les tribus d'Éphraïm et de Manassé, il se trouva bientôt à la tête de tous les mécontents. Ce parti reçut l'approbation d'un prophète : Ahiyya, qui procédera à une investiture clandestine de Jéroboam, « le meneur » (le, Rois, chap. 11, vers. 31). Les exemples de Saül et de David nous ont appris ce que signifie une telle investiture. Il s'agit toujours d'une orientation et d'une étape décisive dans l'histoire d'Israël.
Le prophète: conscience vivante du roi et du peuple
Cette intervention d'un prophète dans la vie politique du pays met en évidence un des rôles essentiels du prophétisme biblique : il se manifeste toujours comme conscience vive de la religion ai du devoir social; rien d'autre que la charité envers Dieu et la charité envers le prochain si l'on consent à laisser à ce mot, « charité )@, toute sa véritable valeur et la noblesse qu'il a. Mais nulle part on ne voit le Sacerdoce réagir, fût-ce devant l'apostasie formelle du roi. Alors inféodé au système, rouage administratif du royaume, le sacerdoce est à pou près neutralisé, jugulé. Le prophète, lui, avait opté pour le risque.
Au terme du règne de Salomon 1 1 empire d'Israël avait donc deux faces. L'une, plus voyante, était celle de l'opulence et de la jouissance, de l'indifférence morale et de l'infidélité religieuse. L'autre, obscure, mais plus réelle et plus valable parce que plus farouche, était celle d'une volonté de résistance et de révolte. Sur la première règne le lourd appareil administratif et gouvernemental; sur l'autre fermente au mouvement populaire dont Ahiyya, le prophète, se faisait l'interprète et quelque peu le garant.
C'est sur ce fond que commence la deuxième partie du premier livre des Rois, proposée ici à nos lecteurs.
Dom J. GOLDSTAIN
En ce temps-là, la BibleNo 26 pages I-II.