La génération éternelle de la sagesse
L'idée que la sagesse appartient à Dieu seul est très ancienne en Israël. Dès les premières pages de la Bible, « la science du bien et du mal » apparaît comme une prérogative que Yahvé se réserve, et qu'il n'accepte pas de laisser dérober impunément par les hommes (GENESE, chap. 2, vers. 17; chap. 3, vers. 22). Prétendre s'approprier cette science de son propre chef, sans l'attendre et la tenir de Dieu, c'est attenter à la majesté divine (JOB, chap. 15, vers. 8). Ézéchiel encore (chap. 28, vers. 1 ) reprochera plus tard au roi de Tyr de s'être enorgueilli d'une sagesse qui lui aura sans doute valu puissance et richesse mais qui l'a aussi entraîné à « se faire un cour comme celui d'un dieu », c'est-à-dire à se croire sage, alors qu'il n'est qu'un homme, Mais voici qu'à son heure l'inspiration d'En-Haut visite « les sages d'Israël » : Ils apprennent que le don est accordé aux hommes; la sagesse réside parmi eux. Elle est alors pensée comme un être divin qui subsiste près de Dieu et en lui. Et cette personnification permet de concevoir que l'Eternel demeure dans la transcendance de son unité, tout en devenant immanent, tout proche de cette humanité à qui il a donné cette «compagne» de toutes ses oeuvres.
Par le canal des écrivains sacrés, la Sagesse se révèle elle-même. Deux textes principaux nous informent de son « identité » : le chapitre 8 des Proverbes et le chapitre 24 de l'Ecclésiastique, qu'on trouvera dans les pages suivantes. Le premier éclaire le second. Le terme hébreu « kana » qui exprime comment Yahvé a « possédé », acquis la Sagesse « dès le commencement » (PROVERBES, chap. 8, vers, 22), signifie, par référence aux coutumes de l'époque, qu'après l'avoir engendrée, il l'a reconnue pour sa fille. « Dès l'éternité, poursuit le verset 23, j'étais « formée » (littéralement « coulée », comme une statue) ; « conçue », « enfantée », précisent les versets 24 et 25. Ainsi la Sagesse se présente-t-elle dans une dépendance immédiate d'existence par rapport à Dieu et sa force créatrice. Elle est «sa toute première oeuvre », celle qui va l'assister dans son action comme sa puissance active (vers. 27-30).
Sa dignité est de toujours. Il n'est pas de moment où elle l'acquiert; elle la possède par nature, comme Dieu. Et sa naissance non plus n'appartient pas au temps : tous les termes possibles exprimant son antériorité à toute création.
Conseillère du Créateur puis de sa créature
Ainsi préexistante, la Sagesse ne s'est manifestée pour la première fois qu'à l'occasion de l'organisation du monde créé. Or ce que l'Écriture dit de celui-ci le montre tout entier orienté vers l'homme. Voilà qui amène à considérer le rôle que joue la Sagesse auprès des « enfants des hommes » avec lesquels elle trouve « ses délices » (vers. 31 ).
Son jeu n'a pas pris fin avec le repos du septième jour.Il s'est porté simplement sur un nouveau théâtre, il s'est assigné un nouveau but. Les mêmes mots qui caractérisent son activité joyeuse auprès de Dieu vont évoquer celle qu'elle exerce ici-bas. Naguère conseillère, associée au Créateur, elle remplit maintenant la même charge auprès de sa créature : ici comme là, elle organise, instaure l'ordre et la beauté.
Dieu a remis en quelque sorte l'avenir de sa création entre les mains des hommes. La Sagesse agira auprès d'eux avec la même allégresse et la même facilité, le même entrain et la même joie que devant l'Éternel. Rien n'est changé à son activité puisqu'à travers l'humanité c'est l'accomplissement de la même oeuvre divine qu'elle va poursuivre et promouvoir. On peut être surpris par le langage employé c'est qu'il tend à l'extrême limite de l'inexprimable. Dans ce passage, Israël a dit ce qu'il pouvait concevoir de plus élevé sur la vie même de Dieu et les perfections insoupçonnées de son action. La vision que les sages s'efforcent de nous faire partager est celle d 1 une Sagesse entrevue sur le trône céleste, participant à la toute-puissance divine.
Pour évoquer ces mêmes mystères, Jésus ben Sira utilise des comparaisons plus subtiles encore. Il fait dire à la Sagesse : « Je suis sortie de la bouche du Très-Haut... j'a i couvert la terre entière comme une nuée » (ECCLÉSIASTIQUE, chap. 24, vers. 5). Ainsi ajoute-t-il une image qui orienterait vers l'idée qu'elle « procède » du «Très-Haut», à celle des Proverbes, suggérant qu'elle fut « engendrée » ces termes prennent un sens si l'on tente un rapprochement avec la théologie trinitaire. Mais les mêmes données fondamentales seront énoncées en termes presque identiques :« Dès le commencement, avant tous les siècles, je fus créée jusqu'à la fin des siècles je ne cesserai pas d'exister » (chap. 24, vers. 14). « Avant toutes choses fut créée la Sagesse » (chap. 1, vers. 4) ; sa résidence est sublime « dans les hauteurs » (chap. 24, vers. 7), et sa présence étendue au monde créé (chap. 24, vers. 8-9).
Le livre même de la Sagesse complétera cette révélation par une symphonie de concepts empruntés au cadre de pensée hellénistique qui est le sien : La Sagesse est plus mobile que tout ce qui se meut, elle atteint et s'empare de tout, grâce à sa pureté elle est une vapeur de la puissance de Dieu, une émanation très pure de la gloire du Dieu tout-puissant.
Aussi nulle impureté ne pénètre en elle. Elle est le rayonnement de la lumière éternelle, le miroir sans tache du Dieu de majesté, le reflet de sa bonté » (SAGESSE, chap. 7, vers. 24-26).
Ce qui a été dit par les sages de l'Ancien Testament sur la préexistence de la Sagesse auprès de Dieu, avant sa venue « en Israël », servira de schéma littéraire à l'auteur de l'épître aux Hébreux et à Jean l'évangéliste pour parler, l'un, du « rayonnement de la gloire du Père et de l'effigie de sa substance » (HÉBREUX, chap. 1, vers. 3; cf. SAGESSE, chap. 7, vers. 25-26) ; l'autre, du « Verbe » qui, après avoir tout créé comme instrumentale l'action divine (JEAN chap. 1, vers. 3: cf. PROVERBES, chap. 8, vers. 27-30), est venu lui aussi « habiter en Jacob » sur l'ordre de Dieu (ECCLÉSIASTIQUE, chap. 24, vers. 13) en se « faisant chair » et en « habitant parmi nous» (JEAN, chap. 1, vers. 14).
Sous les mêmes images: le Verbe et la Sagesse
Le plus remarquable est l'identité d'image employée de part et d'autre pour exprimer la présence parmi les hommes : ici du Verbe et là de la Sagesse. Et l'Apocalypse (chap. 21, vers. 3) parlera aussi de « la demeure de Dieu au milieu d'eux : Il demeurera parmi eux et ils seront son peuple ». Alors qu'il s'agit seulement d'un emprunt textuel de vocabulaire dans le prologue de l'épître aux Hébreux, c'est un véritable décalque des chapitres 8 des Proverbes et 24 de l'Ecclésiastique que l'on trouve dans les écrits où l'apôtre bien-aimé transmet ce qu'il a « vu de ses yeux » et « touché de ses mains ».
Dom J. GOLDSTAIN
En ce temps-là, la Bible No 54 page IV.