Ézéchiel, le troisième des grands prophètes, n'est ni un intellectuel comme Isaïe, ni un hypersensible comme Jérémie qui fut son maître. On a pu parler dans son cas de catalepsie sacrée. Il s'agit assurément d'un homme chez qui dominent les nerfs. Chaque appelé répond à sa vocation avec ce qu'il est, et celui qui l'appelle en tire le meilleur. Les deux traditions, la juive comme la chrétienne, ont retenu en entier le message de ce grand visionnaire; il comporte des pages d'une extraordinaire puissance et dont l'interprétation ne sera jamais achevée.
La vision divine dont rend compte le chapitre premier du livre d'Ézéchiel est une des plus grandioses, mais aussi des plus énigmatiques.
La tradition juive ésotérique, la kabbale, considère que ce texte est fondamental, mais estime qu'il ne convient pas de l'étudier, selon les méthodes kabbalistes du moins, sans maître ou avant l'âge de la maturité : les mystères qu'il permet d'approcher sont tels que leur révélation, même partielle, risquerait d'affecter l'équilibre du psychisme humain. Maïmonide, le grand théologien et philosophe juif du XII ème siècle, voit dans les quatre êtres aux formes fantastiques qui participent au trône de Dieu les quatre éléments des Anciens : l'air, le feu, la terre et l'eau, qui participent à la structure du cosmos. De son côté, la tradition chrétienne a songé à la préfiguration des quatre évangélistes, car chacun de ces vivants (traduction exacte du terme hébreu hayoth) « marche droit devant soi », comme iront les porteurs de la Bonne Nouvelle vers les « quatre coins du monde ».
Tous ont cherché là aussi, une évocation imagée du monde angélique qui entoure le Très-Haut (cf. ISAIE, chap. 6, vers. 1-3 par exemple). Sans doute comme dans tous les passages de ce genre, faut-il s'attacher à l'impression d'ensemble sans tenter de pénétrer et d'élucider chaque détail.
Avant tout, l'auteur inspiré a probablement voulu faire apparaître « la gloire de Yahvé ». Mais, comme il devra plus tard (chap. 10, vers 18-22) annoncer que Yahvé quitte le temple pour aller consoler les déportés dans leur exil, puis reviendra à Jérusalem lors de la restauration (chap. 43), le prophète perçoit le trône divin et la gloire qui l'entoure, doués de mobilité : d'où le char aux roues éblouissantes, et vivantes elles-mêmes.
Par delà la fastueuse imagerie, ce n'est pas un des moindres apports d'Ézéchiel à la théologie biblique que l'affirmation d'une présence divine qui n'est pas réservée à Jérusalem et à son Temple. La certitude de cette présence au milieu d'eux n'est-elle pas pour les captifs dans l'épreuve le plus précieux soutien ? Elle fournit en outre une sûre caution aux promesses de la libération et du rétablissement d'Israël,apportées par tant d'autres oracles. Bien d'autres pages de ce recueil méritent une attention particulière : tels d'abord, au chapitre 14, les versets 1 2 à 23, le chapitre 1 8 tout entier, et au chapitre 33, les versets 1 0 à 20. Le prophète y expose la doctrine de la responsabilité personnelle. Dieu punit le pécheur et non sa descendance. Voilà qui confirme en clair un des progrès les plus sensibles de la révélation sur la justice divine. Qu'on se souvienne du Dieu du Sinaï tel qu'il apparaît dans les livres de Moïse : lent à la colère et surabondant en grâce, mais ne laissant rien impuni, et apparemment disposé,à poursuivre « l'iniquité des pères sur les enfants et les enfants des enfants jusqu'à la troisième et la quatrième générations... » (EXODE, chap. 34, vers. 7). Parce que sans doute il était nécessaire que les géniteurs prennent d'abord conscience de responsabilités bien réelles à l'égard de leur progéniture : l'héritage physique et psychique, la valeur de l'exemple, l'influence de l'éducation n'appartiennent pas au domaine des fables. Mais voici que le chapitre 18 du livre d'Ézéchiel, par exemple, bouscule les idées traditionnelles. Il débute par une question : « Quelles sont ces paroles que vous tournez en proverbe dans le pays d'Israël : Les pères ont mangé des raisins verts et les dents du fils sont agacées? » L'enseignement qui suit est sans équivoque : « Ces paroles ne seront plus pour vous un proverbe... L'âme qui aura péché, c'est elle qui mourra 1 » Chacun est responsable de ses actes, et chacun s'attire selon son propre comportement la colère ou la grâce de Dieu.
En un autre domaine, Jérémie et Isaïe avaient déjà repensé l'histoire d'Israël sur le schéma de l'union mystique (ISAIE, chap. 1, vers. 21 ; JÉRÉMIE, chap. 2, vers. 2 par exemple) et Osée reviendra au thème de l'analogie nuptiale. Mais Ézéchiel (chap. 16) est celui qui lui donne le meilleur développement. Tous les âges d'un amour humain sont par lui évoqués pour exprimer les prévenances divines, la gratuité de la prédilection dont Israël fut l'objet et l'énormité de ses trahisons et de ses adultères. Celle qui était nue et abandonnée de tous, dont personne ne voulait, et que Yahvé prit en pitié dans un mouvement de tendresse infinie, celle qu'il a parée des plus beaux joyaux et comblée de tous les biens imaginables, la voici qui non seulement abandonne son bienfaiteur et son époux, mais utilise ses dons et ses joyaux pour servir et honorer les idoles,« ses amants ». Les chapitres 20, 22, 23 reprendront et amplifieront ce même thème.
Une esquisse du « Bon Pasteur »
Le Dieu d'Israël n'est pas seulement « l'époux » Pour les prophètes, il est aussi le pasteur. C'est là une des analogies préférées de Jérémie (chap. 23, vers. 1-6) et de Zacharie (chap. 11, vers. 4-17). Le chapitre 34 d'Ézéchiel comporte évidemment lui aussi une esquisse qui prépare le « Bon Pasteur » du Nouveau Testament (MATTHIEU, chap. 18, vers. 12-14; LUC, chap. 15, vers. 4-7; JEAN, chap. 10, vers. 118). Sa grande hantise est de rassembler ses brebis dans un unique bercail, (JEAN, chap. 10, vers. 16; cf. ÉZÉCHIEL, chap. 34, vers. 13 et suivants) : « Je chercherai celle qui est perdue, je ramènerai celle qui est tombée, je panserai celle qui est blessée, je fortifierai celle qui est chétive... »
Le verset 23 du chapitre 34 d'Ézéchiel, encore, ne pouvait ne pas solliciter l'attention de la tradition chrétienne : « Je susciterai à leur tête un seul pasteur qui les fasse paître, mon serviteur David. C'est lui qui les fera paître... » Comme Ézéchiel est de beaucoup postérieur à David, il ne pouvait s'agir bien sûr du roi-prophète, mais d'un de ses descendants qui serait en quelque sorte un David idéal, éternellement vivant le Sauveur.
A l'image de ce qui attend tout le « peuple de Dieu » au dernier jour
Un dernier passage du même chapitre a son prolongement dans le Nouveau Testament. C'est le verset 17 qui parle d'un jugement exercé par le divin pasteur entre les brebis et les boucs. Lorsque le Christ évoquera, au chapitre 25 (vers. 32) de Matthieu, le jugement dernier, il le fera dans les catégories d'Ézéchiel assimilant les élus aux brebis et les damnés aux boucs.
Les chapitres 37 (celui des « ossements desséchés ») et ceux qui traitent du nouveau Temple, c'est-à-dire du nouveau royaume de Dieu, méritent aussi qu'on s'y arrête et nous n'y manquerons pas en les présentant à nos lecteurs.
Quelle que soit la famille spirituelle à laquelle il appartient nul ne peut rester insensible aux fulgurants oracles du grand « visionnaire » de l'Exil.
Dom J. GOLDSTAIN
En ce temps-là, la Bible No 65 pages I-II.