Ainsi qu'il le dit dans son prologue à Théophile, ce « Grec » à qui l'on doit le troisième évangile a voulu se familiariser avec les milieux mêmes où le Christ avait vécu et s'était exprimé, Il n'y a pas seulement fait provision de documents. Il s'y est imprégné de ce qu'on peut appeler la spiritualité chrétienne la plus primitive, encore tout apparentée à la spiritualité des milieux juifs apocalyptiques.
La pauvreté
De là, tout d'abord, ce qu'on a appelé son « ébionisme » (*). Pour lui, la pauvreté volontaire, celle des juifs pieux nui ont tout misé sur la réalisation imminente de l'espérance eschatologique, reste la condition fondamentale pour l'accession au règne de Dieu. Lui qui a si peu de goût pour les formules violentes, il a conservé aux béatitudes la forme abrupte qui a paru trop brutale à Matthieu lui-même. Non seulement Jésus, d'après Luc, a béni les pauvres, sans autre explication, mais il a doublé quatre béatitudes, commençant par celle-là qui résume toutes les autres, de quatre malédictions opposées, la première étant un catégorique : « Malheur à vous, les riches!.. » (chap. 6, vers. 24). Seul il rapporte, sans atténuation, les paroles de Jésus : « Vendez vos biens et donnez-les en aumônes » (chap. 12, vers. 33) et ceci, qui va plus loin encore
« Quiconque parmi vous ne renonce pas à tous ses biens ne peut être mon disciple » (chap. 14, vers. 33).
Bien entendu, sa délicatesse a bronché sur le mot, gardé par Matthieu, touchant les eunuques volontaires (MATTHIEU, chap. 19, vers. 12), mais il s'est rattrapé en mettant, et par deux fois, l'épouse au nombre des biens dont l'abandon est nécessaire au parfait disciple (MARC, chap. 14, vers. 26; chap. 18, vers. 29).
La prière
Pour Luc, cette « pauvreté », comme pour les juifs de Qumrân, ou, mieux encore, pour la Vierge Marie, le vieillard Siméon et la prophétesse Anne, est le support d'une foi totale, absolue en la parole de Dieu. Cette foi, c'est dans la prière perpétuelle que se trouve son expression par excellence, toujours suivant la ligne la plus pure et la plus exigeante du judaïsme palestinien au premier siècle. Luc souligne comment la prière instante, la prière inlassable, se fonde sur une certitude invincible que le coeur de Dieu n'est que miséricorde : c'est la parabole de l'ami qui n'hésite pas à aller trouver son ami de nuit, alors que celui-ci repose avec les siens, pour lui demander un service urgent, et qui l'obtiendra en effet (chap. 11 , vers. 5-8). C'est la parabole plus étonnante encore du juge inique , que l'opiniâtreté de la veuve arrive à vaincre (chap. 18, vers. 1-8) : affirmation paradoxale que la prière peut tout.
Mais, plus remarquable que les enseignements positifs qu'il met dans la bouche de Jésus, est l'insistance de Luc sur la prière dont Jésus a donné l'exemple. Nul évangéliste, sauf saint Jean, ne le montre aussi souvent en prière. Qui plus est, sans cesse Luc jalonne son récit des mentions de l'action de grâces que le passage de Jésus provoque. Rien de plus remarquable à cet égard que les hymnes de Zacharie, de Marie, des anges, de Siméon, qui répondent aux grandes annonciations initiales.
L'Esprit saint
Ce lyrisme sacré apparaît comme le fruit de l'Esprit, lequel occupe chez Luc une place sans analogue. Dans son évangile de l'enfance, l'Esprit intervient sans cesse : l'Ange promet que Jean le possédera (chap. 1, vers. 15), qu'il descendra sur Marie (chap. 1, vers. 35). Il est en Élisabeth à la Visitation (chap. 1, vers. 41), et en Zacharie à la naissance du Précurseur (chap. 1, vers. 67). De même en Siméon, le vieillard qui accueillera Jésus au Temple (chap, 2, vers. 25 et 27). Jésus à plus forte raison en est rempli dès son baptême (chap. 4, vers. 1 ). C'est l'Esprit qui le pousse au désert, puis vers les hommes (chap. 4, vers. 14). Il ouvre la bouche à Nazareth pour citer Isaïe (chap. 61, vers. 1 : « L'Esprit du Seigneur est sur moi. » Au moment capital de prononcer la grande bénédiction pour l'intime union du Père et du Fils, qu'on a appelée l'aérolithe johannique dans les synoptiques, Jésus exulte dans l'Esprit (chap. 10, vers. 21). Plus caractéristique que tout cela est peut-être la parole que Luc met dans la bouche du Sauveur, lui faisant dire qu'à ceux qui prient Dieu donnera l'Esprit saint (chap. 11 , vers. 13) ; dans un texte parallèle, Matthieu promet seulement « de bonnes choses » (MATTHIEU, chap. 7, vers. 11 ). Enfin, la promesse ultime de Jésus quittant les siens n'est-elle pas de leur envoyer l'Esprit (chap. 24, vers. 49 , cf. Actes des apôtres, chap. 1, vers. 4) ?
par le R. P. Louis BOUYER de l'Oratoire
- *. Du mot hébreu ebion, « pauvre ».
En ce temps-là, la Bible No 79