Dom Hilaire Duesberg, bénédictin du monastère de Maredsous (Belgique) demeurera assurément au tout premier rang de ceux qui ont renouvelé la connaissance des livres sapientiaux en les situent dans le cadre historique des sagesses orientales, et notamment égyptiennes, sans dénier en quoi que ce soit leur inspiration divine. Il publia les résultats de son enquête en 1937-1939 dans les deux volumes intitulés les Scribes inspirés dont il fit, pou avant sa mort, une réédition remaniée en 1965. C'est de cet ouvrage (1) qu'est tiré ce portrait de l'autour de l'Ecclésiastique, Jésus bon Sira, dit « la Siracide ».
Le Siracide a pris le meilleur de sa philosophie dans la Tora, Il fut grand liseur avant d'être un écrivain abondant et la source où il puisa avec le plus d'assiduité fut l'Écriture. Mais, parmi les livres canoniques, il en est un qu'il a ruminé de préférence, et dont on doit dire qu'il le glose encore plus qu'il ne le cite; c'est le livre des Proverbes. Il n'avait plus à frayer la voie comme les sages d'avant l'Exil; ce n'était pas un penseur original à la manière du Qohéleth (l'auteur de l'Ecclésiaste) ou de l'auteur de Job; c'est un glossateur, mais ingénieux, discernant bien les morceaux à choisir et sachant les mettre en valeur.
Qu'a-t-il reçu des sages étrangers ou que leur a-t-il pris? La question reste de mise quand il s'agit des scribes inspirés depuis qu'on a fait la part des Égyptiens et des Fils de l'Orient dans les écrits dérivés de la tradition salomonienne. Entre les écrivains égyptiens et notre auteur, il y a des rencontres qui ne sont pas fortuites et qui ne tiennent pas seulement au sujet. Les expressions se ressemblent. Qu'il s'agisse de la circonspection nécessaire dans le choix d'un ami, de la tenue au conseil, de la timidité qui paralyse, du disciple qui fait revivre en sa personne un maître ou un père, de la bonne foi éternelle, il est facile d'évoquer quelques passages pris dans l'oeuvre égyptienne de Ptah-Hetep. Les Babyloniens de leur côté blâment, comme le Siracide, un mariage conclu pour l'amour de la dot, sans souci des convenances; quant à Ahiqar (héros du récit qui sert de cadre à une « sagesse » répandue dans tout le monde antique), les images foisonnent qui semblent venir de son cru.
C'est bien là ce qui rend malaisé l'établissement d'une généalogie en ligne directe de Ptah-Hetep ou d'Ahiqar à ben Sira. Le premier est de toute façon si éloigné, le second est si peu original et il a tant pris autour de lui ! Le Siracide invente rarement et s'inspire d'autrui, mais sa mémoire ne lui présente guère, en dehors de l'Écriture, de citations toutes faites, munies de leur référence exacte.
Ses réminiscences de liseur sont comme amorties, et peut-être l'étaient-elles déjà quand il les lisait, il a dû ravitailler son esprit avec des produits de seconde ou de troisième main plutôt que mordre à même les originaux. Il a accommodé ses souvenirs littéraires, à moins qu'ils ne fussent déjà, quand ils lui parvinrent, appropriés à son milieu, voire judaïsés. Tributaire de tous, il ne les a guère connus, car il ne semble pas qu'il eût l'esprit assez vigoureux pour triturer leur texte en le faisant sien. Au reste, la preuve est facile à faire qu'il ne transformait pas volontiers ses modèles, car il en est un qu'il a copié servilement dans les formes et cité avec une fidélité presque matérielle et c'est l'Écriture. Ses phrases sont des cantons bibliques, ses discours des imitations très conscientes des genres littéraires qu'elle contient.
Scribe attaché à la lettre sur laquelle il moule sa pensée, comment se serait-il affranchi tout à coup de ses sources pour les remanier à loisir? Il a utilisé les sages étrangers dans l'état qu'il les a connus; ce n'était plus l'original mais des produits dérivés, plus faciles d'ailleurs à aborder et à saisir, plus proches aussi de notre auteur dans leur forme vulgarisée.
Sans méconnaître ce qu'il doit aux étrangers, disons qu'il ne s'en est pas rendu compte et passons à cette Tora qui fut l'objet passionné de sa vie de sage et l'inspiratrice constante de son oeuvre.
Un conservateur doublé d'un progressiste
Auteur biblisant, si on peut s'exprimer de la sorte, ben Sira a mis en oeuvre la Loi et les Prophètes, en y glissant les vues du judaïsme postérieur à l'époque persane. Ce conservateur se doublait d'un progressiste, et telle fut son autorité que les Tannaïtes ou rabbins des premières générations l'ont cité avec honneur. Il était estimé au point qu'il fallût l'exclure expressément du catalogue des auteurs inspirés, sans le marquer d'ailleurs d'aucun blâme. Le seul critère qu'on lui appliqua fut sa date tardive; pour les rédacteurs du canon hébraïque, le temps de l'inspiration était clos. C'est ce qui a fait dire qu'il était moins le dernier des auteurs canoniques que le premier des rabbins. Sans une volonté déterminée de donner un pastiche des Proverbes et du reste de l'Écriture, son genre l'eût conduit à écrire dans le style du recueil des sentences des Pères (Pirqè Aboth), la plus ancienne génération des rabbins qu'on se flattait de faire remonter jusqu'à Moïse. Il fut un imitateur consciencieux, et des spécialistes vantent son style classique qu'ils attribuent à la manipulation de la Bible; il n'écrit pas encore en langage post-biblique, et n'use guère de la dialectique propre aux rabbins.
Son procédé est tout d'adaptation, ce qui va bien à son but de rajeunir l'Écriture et de la vulgariser. Il cite beaucoup mais avec de légères altérations, des transpositions de termes, des omissions et des additions de mots, et aussi en donnant une autre pointe à l'expression, ou un sens qui est étranger à l'original. C'est un peu l'accommodation des Pères, sans presser la comparaison qui ne le supporterait pas.
Il en appelle à tous les livres de la Bible hébraïque
On peut dire sans hésiter qu'en toute rencontre entre le Siracide et un texte biblique c'est lui qui est l'imitateur. Or tous les livres canoniques, du canon hébraïque bien entendu, font chez lui à tout le moins une apparition. C'est dire qu'ils lui sont antérieurs. Il cite plus ou moins littéralement : le Pentateuque, Josué, les livres de Samuel et des Règnes (les Rois) ainsi que les Chroniques, les Psaumes, Job, Isaïe, en ses deux parties, Jérémie, Ézéchiel, Malachie, Aggée, Néhémie. Il fait allusion au livre des Juges, aux douze petits prophètes pris en corps,aux Psaumes comme étant l'oeuvre de David, aux Proverbes comme étant de Salomon, peut-être à l'Ecclésiaste.
Il tait Ruth, Esdras, Esther, Tobie, Judith, Baruch, si ce dernier était séparé de Jérémie. Quant à Daniel, il ne le cite pas en termes exprès, mais il semble qu'il a eu son texte sous les yeux.
Ben Sira occupe donc une place mitoyenne et c'est son originalité. Cet écrivain, qui paraît n'avoir songé qu'à s'effacer devant le texte sacré qu'il explorait sans relâche pour en mieux rendre la pensée, s'est trouvé ouvrir la voie aux rabbins comme aux auteurs qui se sont servis de la Geste du peuple élu pour édifier leurs lecteurs.
H. D.
1 - Ed. de Maredsous.
En ce temps-là, la Bible No 55 pages I-II.