Le mot hébreu que traduit le terme de juge désigne le magistrat ou le chef d'une cité ou d'une tribu. Il a donc un sens plus large que celui que nous lui donnons communément aujourd'hui. Toutefois, même dans notre langue, il peut désigner un homme singulièrement doué de la faculté d'estimer une situation et de formuler à son sujet une appréciation de valeur. Son « jugement » peut en outre ne pas rester au plan de la pensée ou de la parole, et passer aux actes en « jugeant » du parti à prendre face à la situation donnée. Alors le « juge » est bien le personnage dont la mission correspond à celle dont parle surtout le « livre » que voici.
Le juge est parfois appelé aussi « sauveur », Moshia (Messie),terme qui désigne dans ce contexte le chef militaire d'une guerre défensive. D'où l'expression qui revient souvent : « Yahvé suscitait des juges qui les sauvaient de la main de ceux qui les pillaient... » Pour assurer sa mission, le juge cumulait les fonctions politiques, militaires et juridiques. Il ne lui manquerait que la fonction législative pour qu'il soit un monarque; mais Dieu lui-même n'était-il pas l'unique législateur du peuple hébreu ? Lorsqu'il est dit d'Héli, grand-prêtre de Silo, qu'il « jugea » Israël pendant quarante ans, cela signifie qu'il fut durant ce temps celui qui avait assez d'influence pour diriger son peuple quand il n'y avait personne pour le faire. Au moment où Israël réclamera un roi, Dieu fera sentir sa préférence pour ce « régime » de la judicature, à tout prendre très libéral, du moins si l'on s'en tient au texte même (1er livre de Samuel, chap. 8, vers. 7), comme si le caractère électif du pouvoir de chaque juge marquait mieux et favorisait davantage la présence active de Dieu au milieu de son peuple.
Les juges sont souvent des « prophètes»
Le temps des juges est donc considéré comme un temps privilégié, celui où Yahvé est encore entièrement « libre », où les institutions n'abusent pas encore de leur prestige ou de leur poids sur les hommes. A défaut d'état ou de sécurité assurée, le fait qu'à l'heure du péril, où tout peut être remis en question, un « inspiré » se lève et que, par le mouvement qu'il suscite, tout un peuple soit entraîné, « fait connaître que c'est Yahvé qui agit ».
Les juges sont souvent des prophètes. Dans tous les cas il leur faut une investiture divine dont certains « élus » douteront longtemps eux-mêmes, tels Gédéon et Jephté. Sans elle cependant il n'y a point de judicature possible. L'exemple d'Abimélek, usurpateur impie (Juges, chap. 9), est là pour le prouver.
Leur mandat, comme celui des autres prophètes, n'est pas nécessairement aussi long que la vie. Leur mission est aussi limitée dans le temps que dans l'étendue. Avant Samuel aucun juge ne semble avoir gouverné tout Israël, mais seulement quelques tribus. Enfin la fonction du juge, pas plus que celle du prophète, n'est héréditaire; elle n'est pas liée ou réservée à une tribu, comme le sacerdoce ou plus tard la royauté.
L'origine sociale des juges est très diverse. Certains ont déjà une orientation religieuse dès avant leur entrée sur la scène de l'histoire : Débora est prophétesse Samson, nazir, c'est-à-dire consacré à Dieu dès sa naissance; Héli de Silo, prêtre; Samuel, lévite. Mais d'autres juges n'ont apparemment aucun titre qui paraisse les destiner à une investiture divine. Gédéon était un simple fermier, Jephté un aventurier. Pour ceux-là, aucune formation spéciale ne précède ni ne prépare l'investiture divine; ainsi certains prophètes deviendront-ils les messagers de Dieu uniquement parce que celui-ci les aura saisis, dans les conditions humaines les plus variées et les plus profanes. Une note cependant semble les réunir : presque tous sont doués d'une intelligence perspicace, d'une sagesse hors pair, d'un courage intrépide. S'ils n'ont pas beaucoup de vertu au sens « bien élevé » du terme - la vivacité des récits et parfois leur crudité en témoignent - ils ont en commun cette « vertu » qui est vaillance et force au service d'une cause.
L'expression d'un peuple fait pour la liberté
Les malheurs qui s'abattent sur leurs pays, loin de les paralyser, stimulent en eux l'énergie belliqueuse et les poussent à réagir. ils vont au plus pressé, s'attaquent aux malfaiteurs, sauvent les récoltes, le bétail, les provisions; ils chassent les bandits et consolident les frontières. Certes ils ne sont pas tous sans ambition, mais cette ambition peut être fructueuse à une époque où le pays vit dans un assez grand désordre et où paraît s'imposer aux « sages » l'urgence d'un gouvernement stable qui grouperait et unifierait les forces dispersées du peuple d'Israël.
Les résultats acquis furent en bien des cas modestes et même précaires. S'ils n'étaient pas toujours immédiatement tangibles, ni durables,ils affirmaient tous la volonté d'affranchissement d'un peuple fait pour la liberté.
Ces « élus de Dieu », assimilables aux prophètes en de nombreux points, s'en distinguent radicalement sur celui du pouvoir temporel. Les juges le détiennent : il est même primordial pour eux jusqu'à un certain point. Plus tard, sous la royauté, les fonctions politiques seront dissociées des fonctions religieuses. Il y aura d'un côté les rois, de l'autre les prophètes, souvent persécutés par les Premiers. Mais, depuis Moïse et jusqu'à Samuel inclusivement, les juges assument, nous l'avons dit, l'ensemble des pouvoirs : ils sont inspirés par Dieu dans tous leurs actes, spirituels et matériels.
Israël n'a donc pas vu en eux que des héros exemplaires ou des guerriers célèbres. Les juges furent avant tout des « inspirés », des hommes sur lesquels le « souffle de Yahvé » survint, qu'il envahit, et qu'il poussa dans l'action.
Dom J. GOLDSTAIN
En ce temps-là, la BibleNo 20 page IV.