Nos lecteurs savent que Marc tient beaucoup plus aux moyens qui lui permettent de transmettre un message direct qu'à l'élégance du style qui porte sa pensée. A première vue, son récit paraît parfois gauche, maladroit, tantôt obscur à force de concision, tantôt redondant et prolixe; ici surchargé de détails inutiles, là silencieux sur des points importants; il arrive que la phrase soit coupée d'une incise explicative (chap. 6, vers. 14-16; chap. 7, vers. 18-19 ou 25-26; chap. 13, vers. 10-14; chap. 14, vers. 36) nu qu'à l'inverse elle s'achève brusquement en une chute pleine de sens (chap. 5, vers. 23; chap. 6, vers.8-9; chap. 11, vers. 32; chap 12, vers. 40). Les pages qui suivent complètent ce « second » évangile dont saint Augustin et après lui Bossuet considéraient l'auteur comme « le plus divin des abréviateurs ». En possession du texte complet, on s'apercevra qu'en fait il est au contraire, des trois synoptiques, le seul à n'abréger jamais en tout cas les scènes, les événements et les dialogues qu'il rapporte. Quelques exemples montreront qu'il vaut de l'apprécier par soi-même tout au long des seize chapitres de l'ouvrage.
Malgré la pauvreté de son vocabulaire, Marc sait toujours trouver le mot qui rend toute la spontanéité de l'action ou la fraîcheur de l'image. Parle-t-il du regard de Jésus? Il « se promène » sur l'assistance ou inspecte « tout autour de lui » (chap. 3, vers. 5, 34; chap. 5, vers. 32; chap. 10, vers. 23; chap. 11. vers. 11). Des cieux d'où tombe la divine Parole? Ils « se fendent » (chap. 1, vers. 10) alors qu'ils « s'ouvrent » chez Matthieu...
Marc retient toujours le détail, la nuance qui touche à coup sûr. Sans doute tient-il beaucoup de Pierre dans le sillage de qui il vécut, mais on ne peut s'empêcher de penser qu'il fut, non certes au nombre des Douze, mais parmi les disciples, lui-même témoin plus ou moins proche de nombreux épisodes. Seul, il se souvient que Jésus a désigné du nom de petite fille l'enfant qu'il allait ressusciter (chap. 5, vers. 41) et, seul, il entend des parents éplorés s'écrier : « Ma petite fille est au plus mal » (chap. 5, vers. 23 et chap. 7, vers. 25). Il est aussi le seul à signaler les autres barques qui accompagnent celle du Christ; le coussin sur lequel il dort à la poupe (chap. 4, vers. 36, 38), le bout d'oreille que Pierre tranche au serviteur du grand prêtre (chap. 14, vers. 47).
Les précisions concernant le temps ou l'espace accusent la vigueur du souvenir, qu'il soit personnel ou enregistré, du témoignage de Pierre : le soir venu, lorsque tut couché /a soleil (chap. 1, vers. 32); au matin, encore en pleine nuit (chap. 1, vers. 35).
En expliquant comment le figuier en feuilles annonçant l'été est à l'image des signes avant-coureurs du dernier jour, Marc ajoute : « Comprenez qu'il est proche, à vos portes » (chap. 13, vers. 29). La hâte d'Hérodiade à obtenir la tête du Baptiste est soulignée : « à l'instant » (chap. 6, vers. 25).
On entend chez lui mieux qu'ailleurs certains propos des interlocuteurs du Christ; ainsi du préambule à la question concernant le tribut à rendre à César (chap. 12, vers. 14), et qui, à travers le piège de la flatterie sans doute, trahit le dépit qu'ont ses adversaires de ne rien avoir à reprocher jusqu'ici à Jésus.
Des séquences singulièrement pittoresques s'animent aux yeux du lecteur : ainsi des quatre hommes qui transportent un paralytique (chap. 2, vers. 3-4) ou de ce même paralytique, guéri, qui prend son grabat devant tout le monde (chap. 2, vers. 12); du possédé de Gérasa qui vit parmi les tombeaux jour et nuit et passe son temps à pousser des cris et à se meurtrir avec des pierres (chap. 5, vers. 5); de Jésus qui prend les enfants dans ses bras avant de les bénir comme il est dit dans les autres évangiles (chap. 10, vers. 16); ou encore de l'aveugle à la sortie de Jéricho, qui crie d'autant plus qu'on veut le faire taire, est finalement appelé par le Sauveur et auquel un dit alors : « Courage! Lève-toi! Il t'appelle! » (chap. 10, vers. 49-50)... Autant de petits chefs d'oeuvre de vivacité.
L'observateur sensible au pittoresque est de plus psychologue
Au-delà des attitudes extérieures, Marc est capable de pénétrer et d'évoquer dans un langage juste les sentiments de ses personnages. Il montre le Maître regardant avec colère les fourbes scandalisés de le voir guérir un jour de sabbat ' profondément attristé de l'endurcissement de leur coeur (chap. 3, vers. 5). Et lorsque Jésus annonce pour la première fois son destin tragique, l'évangéliste ajoute qu'il tenait ce langage avec assurance (chap. 8, vers. 32). Les traits psychologiques abondent en ce qui concerne le Christ : son irritation (chap. 1, vers. 43; chap. 8, vers. 12; chap. 10, vers. 14), sa tendresse (chap. 9, vers. 36; chap. 10, vers. 16 et 21). Le Maître, chez Marc, apparaît conditionné par son environnement : au point de ne pouvoir faire aucun miracle s'il se sent en milieu hostile (chap. 6, vers. 5); Matthieu chap. 13, vers. 47) disait seulement qu'il n'en fit pas alors beaucoup.
Le jeune homme riche ayant provoqué la sympathie du Christ, nous lisons que celui-ci l'aima; et constatant a recul de l'appelé devant les exigences du renoncement total, Marc relève très judicieusement : car il avait de grands biens (chap. 10, vers. 21-22). Lors de la troisième annonce de la Passion enfin, il traduit fort bien l'atmosphère d'angoisse qui pèsera sur la marche à la mort vers la cité « sainte » : « Ils étaient en chemin, montant à Jérusalem; Jésus marchait devant eux. Ils étaient profondément troublés et ceux qui suivaient avaient pour... » (chap. 10, vers. 32 et suiv.).
Le milieu où évoluent les protagonistes, les « petits rôles », voire les « figurants », n'est pas abandonné aux locutions neutres : Les foules accourent (chap. 9, vers. 24), pressent Jésus (chap. 5, vers. 24 et 31), elles l'entourent et l'assiègent (chap. 2. vers. 4; chap. 3, vers. 32), le bousculent (chap. 3, vers. 10), au point qu'un n'a même plus le temps de manger, remarque une fois l'évangéliste (chap. 3, vers. 20)!
Les démons Crient, hurlent, Supplient (chap. 1, vers. 26; chap. 5, vers. 7-13). L'effroi et la stupeur saisissent les témoins des actes prodigieux accomplis par le Christ (chap. 4, vers. 41 ; chap. 5. vers. 42). Mais les siens veulent se saisir de lui estimant qu'il s'égare, qu'il a perdu le sens (chap. 3, vers. 21). On comprend, on entend, on voit la vie de tout ce monde.
Certains passages laissent même percer une pointe d'humour. Celui par exemple où les Géraséniens, craignant pour leurs troupeaux, prient Jésus de quitter leur territoire après l'aventure des porcs noyés dans le lac (chap. 5, vers. 14-17); ou encore celui où, avec une insistance dont Luc qui est médecin (Épître aux Colossiens, chap. 4, vers. 14) se garde bien, Marc souligne l'inefficacité des hommes de l'art dans le cas de l'hémorroïsse, et surtout le fait qu'à se remettre en leurs mains, la malade avait dépensé tout son avoir tandis que son état empirait (chap. 5, vers. 26).
Tout est dit sans que le lecteur ait le temps de souffler, au rythme de l'existence que mène le Christ, vie harassante qui ne connaît pas de répit. Les épisodes s'enchaînent, hâtivement liés, qui entraînent d'un pas rapide vers le dénouement suprême.
Peut-être est-ce une chance que Marc ait si peu apprêté sa rédaction. Chez lui le goût de la synthèse pas plus que la rhétorique ne sont venus retoucher les splendides aspérités du témoignage primitif. Les imperfections du récit et de la langue font mieux ressortir l'originalité du témoin. L'art aurait peut-être tout gâté. De ce point de vue Marc est le plus précieux des trois synoptiques.
Dom J. GOLDSTAIN
En ce temps-là, la Bible No 77