MIRACLES - "Signes " et " Oeuvres de puissance"
Le mot « miracle » ne traduit qu'approximativement les termes hébreux ou grecs correspondants. C'est qu'on se trouve en présence de conceptions quelque peu différentes. Longtemps, le chrétien d'Occident a envisagé deux domaines irréductibles l'un à l'autre : l'un, celui de la nature, obéissant à des lois connues, où les événements, parfaitement prévisibles au moins à long terme, sont régis par des forces que l'intelligence de l'homme saisît de mieux en mieux; l'autre, celui d'un Dieu qui met en jeu une puissance personnelle agissant au-delà de la nature, et dont l'exercice vient troubler l'ordre naturel, créant des réactions parfaitement imprévisibles ou des ruptures dans le déroulement des phénomènes. Par contre, la notion biblique tient à la fois de la mentalité sémitique, beaucoup plus fluide, et de ce qu'on pourrait appeler une expérience historique de l'action de Dieu en Israël.
AU lieu de mettre Dieu hors de sa création, dans un domaine réservé, l'Israélite l'intègre dans le domaine de la nature et de l'homme. Négligeant souvent les intermédiaires (ou causes secondes), il fait intervenir le « Tout-puissant » à chaque instant par sa puissance, précisément mise d'ailleurs par lui au service de son peuple dans une intention de salut.
Peu importe au croyant d'Israël de savoir que l'orage est produit par des phénomènes électriques; il est bien plus frappé par ses manifestations terribles :
« La voix du Seigneur fracassant les cèdres.. la voix du Seigneur met en travail le désert de Cadès, la voir du Seigneur fait enfanter les biches et dépouille les forêts » (psaume 28).
Dieu agit en faveur de son peuple
Pou lui importe que ses ancêtres aient bénéficié d'un vent d'est exceptionnel lors du passage de la mer Rouge; mais il retient que, dans une situation désespérée, Dieu a sauvé les Israélites tandis qu'il jetait à l'eau « cheval et cavalier » égyptiens. Il aurait souri à nos hypothèses sur la nature de la manne ou l'arrivée d'un vol de cailles au désert du Sinaï : la tradition juive, elle, parlera dans ses meilleurs jours d'un pain céleste, nourriture d'ange adaptée au goût de chacun et manifestant la douceur de Dieu à l'égard de ses enfants. Cananéens et nomades opprimant Israël à l'époque des Juges sont-ils, l'instant d'après, repoussés et vaincus? Ce n'est là que le double aspect de l'action de Dieu qui peut tout aussi bien mobiliser les moustiques du Nil ou les abeilles de l'Assyrie, que rabrouer Sennakérib en passant « un anneau 8 sa narine et un mors à ses lèvres », comme on le fait pour un cheval rétif. Quand Dieu crée le monde ou quand il donne sa Loi à Israël, c'est encore et toujours la même Puissance qui agit, c'est la même Bonté qui se manifeste. L'auteur biblique ne fait pas de distinction, n'a cure de forces inconnues encore à découvrir, ne songe pas à une action divine ordinaire et à une action divine extraordinaire. Mais toujours il aboutit à la même conclusion, que le prophète met dans la bouche de Dieu : « Et vous saurez que je suis le Seigneur. »
La puissance divine s'exerce par Jésus
Plus encore qu'à propos des livres anciens, le chrétien est bien sûr sensibilisé à la notion traditionnelle de miracle lorsque les textes évangéliques sont en cause. Certes, il faut affirmer, et sans aucune hésitation, l'existence bien réelle du « miracle » dans l'Évangile, mais sans oublier que les évangélistes, les apôtres et Jésus lui-même étaient nourris de la conception sémitique que l'on connaît. Le vocabulaire des synoptiques et du quatrième évangile marque la différence de conception qu'ont, du « fait admirable où Dieu se manifeste », leurs auteurs et nos contemporains occidentaux. Ainsi les trois premiers évangélistes emploient-ils volontiers le terme grec « dynameis » (« oeuvre de puissance ») pour indiquer que dans tel ou tel « miracle »,il faut envisager la puissance de Dieu qui s'exerce à travers Jésus. C'est de la même manière qu'il faudra par exemple l'entendre dans l'affirmation de Marc (chap. 6, vers. 5) : Jésus « ne put faire là aucun miracle » (littéralement : « aucune oeuvre de puissance ») - ou dans Matthieu (chap. 7, vers. 22) : « N'est-ce pas ton nom... que nous avons fait tant de miracles? » Saint Jean utilise le mot « oeuvres » (sous-entendu : « de puissance ») pour montrer que tel acte est une réalisation partielle de cette action de salut que Jésus est venu accomplir au nom de son Père des cieux. Ainsi en va-t-il des « oeuvres que le Père Ma donné d'accomplir » (JEAN, chap. 5, vers. 36; chap. 7, vers. 21). Mais plus souvent l'auteur du quatrième évangile parle de « signes », selon une théologie qui lui est propre. Les oeuvres extraordinaires réalisées par le Christ sont aussi le signe de l'authenticité de sa mission, de la véracité de sa parole, et facilitent donc l'accès à la foi. Ainsi du changement de l'eau en vin à Cana : « Tel fût le premier des signes qu'accomplit Jésus... Et Ses disciples crurent en lui » (JEAN, chap. 2, vers. 11 ).
Mais le genre littéraire de certains passages des évangiles importe plus encore que la différence d'optique.
Dans l'Ancien Testament, le cycle d'Élisée, par exemple, comportait des récits qui ressortissent à l'histoire populaire, comme celui du char de feu qui emporte Élie, ou de l'homme qui ressuscite au contact des ossements du prophète. Ce n'est pas le caractère miraculeux des faits que l'on mettra en doute, mais bien l'intention de l'auteur qui, incontestablement a voulu donner à sa narration une coloration particulière qui introduit au merveilleux.
Quoique plus rarement, on retrouve parfois cette intention dans les récits évangéliques, avec par exemple l'étoile des mages (Matthieu), la chant des anges dans la nuit de Noël (Luc), ou l'ange qui descend dans la piscine de Bézatha et agite l'eau, celle-ci devenant aussitôt capable de guérir le premier infirme qu'on y plonge.
Il faut aller plus loin sur ce plan littéraire. L'histoire évangélique ne saurait se contenter de donner des faits bruts; elle les présente avec une interprétation qui ne fait aucun doute : « Ces (signes) ont été rapportés afin que vous croyez que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu » (JEAN, chap. 21, vers. 31). L'auteur demande a à son lecteur de répondre à la question que le Maître posait un jour à ses disciples : «Et vous, que pensez-vous de moi? » Pour favoriser l'acte de foi, l'évangéliste montre alors comment Jésus apparaît bien, sur la terre , en accord avec les annonces de l'Ancien Testament, comme le Seigneur et comme le Christ.
Il faudra donc soigneusement distinguer l'idée sous-jacente et sa présentation. Ainsi Matthieu, pour souligner que la mort du Christ achève l'histoire du monde ancien et inaugure les temps du « Règne messianique », montre le voile du Temple qui se déchire, la terre qui tremble, les rochers qui se fendent, les tombeaux qui s'ouvrent et les morts qui ressuscitent; ce qui appartient typiquement au genre apocalyptique.
Certes, il ne sera pas toujours facile de faire le départ entre l'affirmation de foi et J'enveloppe littéraire. Qui dira jamais ce qui s'est exactement passe lorsque les disciples virent Jésus « marchant sur la mer » ou lorsque cinq pains et deux poissons suffirent à rassasier cinq mille hommes? Alors que tout croyant peut admettre à la lettre que le Christ a guéri de sa fièvre la belle-mère de saint Pierre, ou rappelé à la vie la petite fille de Jaïre.
Le « cas unique » de Jésus échappe à toute expérience
Reste enfin une donnée essentielle : celle qu'impose la personnalité même de Jésus. Sa puissance de thaumaturge est universellement connue et acceptée pour réelle. Jésus est hors du commun, disposant certainement d'une puissance personnelle inimaginable : celle d'un homme qui se trouve dans une relation unique avec Dieu puisqu'il est au sens strict « Fils de Dieu ». Il tient de ce fait une souveraine maîtrise sur la nature et sur les hommes. Certes il l'exercera toujours sans ostentation : « Tu ne mettras pas à l'épreuve le Seigneur ton Dieu » -, mais il est évident que l'Homme-Dieu a pu, dans son humanité même, réaliser des actions extraordinaires qui dépassaient les possibilités de quiconque.
Que conclure?
Il ne fait pas de doute que Jésus pouvait accomplir et a de fait accompli aussi des miracles au sens où l'entend la théologie moderne occidentale. Épiloguer ou débattre sur tel ou tel cas particulier, tel « signe », telle « oeuvre » est sans gros intérêt. Ce qui compte c'est la manifestation divine, qu'elle qu'en soit la nature. Et ce qui demeure c'est la certitude exprimée déjà par la vieille croyance d'Israël : Dieu manifeste toujours sa puissance afin de sauver son peuple.
J. DHELLY, professeur à l'Institut catholique de Paris
En ce temps-là, la Bible No 79