Peut-être Osée est-il celui des messagers d'En-Haut qui nous touche le plus, du fait que sa destinée d'homme reflète, incarne, reproduit, d'une manière continue et jusque dans l'intimité considérée par tous comme la plus chère, le message que comporte la mission dont l'Éternel l'a investi. Disons plus : dans la mesure où la Bible marque le cheminement, souvent incertain et confus, de la Loi de vérité à travers les impuretés et les mensonges inhérents à l'histoire des hommes - dans la mesure aussi où le peuple juif a été chargé au Sinaï de manifester à la fois la perfection de la Tora et les impuretés successives à travers lesquelles celle-ci doit malgré tout s'affirmer - Osée, prophète mineur, peut être considéré comme le plus « biblique », le plus Juif des prophètes.
De là, l'extraordinaire résonance du drame personnel qu'il vit : les évangélistes Matthieu (chap. 2, vers. 15 et chap. 9, vers. 1 3; cf. OSÉE, chap. 1 1 , vers. 1 et chap. 6, vers. 6) et Luc (chap. 23, vers. 30; cf. OSÉE, chap. 10, vers. 8) la citeront pour l'enseignement qu'il donne... Saint Paul, dans l'épitre aux Romains (chap. 9, vers. 25; cf. OSÉE, chap. 2, vers. 1 et 25), pour celui qu'il « vit », en évoquant le moment la plus pathétique du scandale auquel l'a voué la volonté du Seigneur.
Ce petit prophète sans éclat particulier s'est offert, comme l'ont fait tant d'hommes prédestinés, d'Abraham prêt à immoler son fils jusqu'à Moïse acceptant de mourir au seuil de la Terre promise, en sacrifice expiatoire pour les péchés de son peuple. On n'est jamais l'homme de Dieu sans exposer quelqu'un de ses avantages ou de ses affections humaines. Abraham offre son enfant, comme Moïse sa gloire, comme plus tard Jésus sa vie.
Ni Sinaï, ni Golgotha les misères d'une vie obscure
Mais ce qui caractérise Osée, c'est que, pour accéder au sacrifice, il ne connaît nulle élévation, nulle compensation divine à son infortune terrestre. Au lieu d'éprouver les gloires ou les souffrances surhumaines d'un drame vécu en un des hauts lieux de l'histoire, Sinaï ou Golgotha, c'est dans le sain de sa famille, entre les murs de sa maison, auprès de sa couche souillée, qu'il cherchera les voies de l'expiation.
Voulant racheter un peuple lourd de péchés, perdu de vices, il épouse une femme indigne, dont l'attitude à son égard symbolise et incarne celle du peuple tout entier à l'égard du Créateur. Dans les moments où Israël se détourne de Dieu, Osée subit les pires outrages dans sa dignité d'époux : il endosse la paternité d'enfants qui ne sont pas de lui, Dans les moments où, au contraire, Israël revient à Dieu, Osée retrouve à son foyer l'honneur et le bonheur que méritent ses vertus.
L'anecdote, si on l'isole, peut sembler mince et vulgaire: pour certains même, graveleuse. Mais elle apparaît exemplaire de la destinée d'Israël, par ce souci qu'a le prophète d'attirer sur lui, sans espoir de compensation, les formes les plus humaines et les plus humbles de la douleur. Le fait qu'Osée, en agissant ainsi, laisse gâcher son unique existence terrestre, la fait que chaque jour qui passe, en lui apportant honte et colère, constitue un instant irréversible et d'autant plus irremplaçable sur la route de la vie - cette route qui pour les hommes ne comporte pas de retour - permet de comparer la leçon de cette existence pitoyable à celle de tant de grands serviteurs de Dieu, dont la vie culmine en apothéoses. C'est en s'exposant aux impuretés de la chair, c'est en s'enfonçant dans la boue des médiocrités quotidiennes, qu'Osée remplit sa mission et son devoir envers Dieu.
Ce drame éternel de l'amour déçu et trompé s'inscrit dans le recueil biblique et dans la liturgie juive, à côté de tous les chants de volupté et de passion par lesquels la tradition figure les rapports de l'Éternel avec son peuple. Mais, tandis que le Cantique des cantiques, pour ne citer qu'un exemple, exprime l'exaltation sublime qui accompagne de tels transports, il appartenait à Osée, petit prophète en Israël, époux incompris et bafoué, de montrer que l'amour a ses revers, ses dangers, ses troubles, et ses risques de souillure, qu'il soit humain ou divin.
Robert Aron
En ce temps-là, la Bible No 70