Les livres d'Esdras et de Néhémie reflétaient les problèmes permanents de la reconstruction d'un Etat juif en Palestine. Celui de Judith formulait le principe caché de toute l'action de Dieu dans l'histoire juive. Celui de Tobie et celui d'Esther illustrent, quant à eux, la situation précaire des Juifs de la dispersion (Diaspora). Esther, plus encore que Tobie, sur lequel l'impact de l'Exil joue somme toute assez peu, évoque le péril constant dans lequel va se trouver le judaïsme. Par l'esprit dont ce livre est le témoin, bien mieux que par les faits rapportés.
Nous connaissons, par Esdras et Néhémie, l'établissement sans Intention de retour d'un certain nombre de Juifs au coeur du grand empire qui va « de l'Inde à l'Éthiopie », à la suite de l'exil babylonien et de la conquête perse. Mais Il apparaît que la bienveillance dont firent preuve à l'égard des fidèles du Dieu d'Israël les premiers souverains de la dynastie des Achéménides, fondée par Cyrus le Grand, rend très peu vraisemblable l'ordre d'extermination lancé par le roi, dont fait état l'auteur d'Esther. Encore plus Invraisemblable est peut-être le décret de ce même roi autorisant les Juifs à se venger en massacrant sans compter les Perses. A quoi bon s'attarder à discuter ce point d'histoire ou supputer en outre l'âge que Mardochée, déporté sous Nabukodonosor (597 av.J.-C.) et officier du Palais sous Xerxès (486-465), aurait eu au moment des faits? Il est évident que la portée du livre est ailleurs.
La composition même de l'ouvrage, ses parallélismes et ses transitions savamment préparés, ses obscurités et ses invraisemblances, tout incite à le supposer.
Indépendamment de divergences notables même dans les passages communs à toutes les versions, comme il arrivait déjà dans Tobie et Judith, le texte grec d'Esther comporte de longs passages qu'ignore l'hébreu. Bornons-nous à examiner quelques-uns des plus significatifs parmi ceux qu'on trouve dans le texte de la Vulgate dont on va lire la traduction.
L'éternelle accusation qui sera adressée au peuple d'Israël amène le drame : les Juifs sont demeurés particularistes; au fond, le tableau que brosse Aman exprime certaines vérités (chap. 3, vers. 8). Par leur religion et les pratiques qu'elle implique, ces gens se distinguent parmi les païens et, sur certains points, leur législation est forcément en contradiction avec celle de l'État. Il est cependant un autre aspect du comportement des Juifs exilés qu'Aman passe délibérément sous silence : le simple fait que beaucoup n'aient pas profité des possibilités du retour en Terre promise, ouvertes par l'édit de Cyrus, suppose quelque attachement au pays de leur exil et un certain désir de lier leur destin au sien. On les voit d'ailleurs participer volontiers aux fêtes royales et manifester ainsi leur loyalisme vis-à-vis de l'autorité légitime. Mardochée lui-même, Juif de Suse, servira avec droiture comme l'avait fait Joseph devenu grand vizir d'Égypte, lorsqu'il sera lui aussi premier ministre,
une fois Aman perdu par ses projets sanguinaires. Ainsi ces Juifs de la dispersion sont-ils capables de maintenir cette fameuse « double fidélité » qu'on leur a si souvent contestée et qui paraît parfois difficile à concevoir.
Déjà, la « solution finale »
L'antisémitisme qui se déclenche brutalement (chap. 3) ne semble justifié par aucune défaillance précise de la part de ceux qu'il vise; leurs ennemis n'ont à leur reprocher que leur Dieu et sa Loi. Émule du pharaon qui régnait lorsque naquit Moïse et précurseur de bien d'autres persécuteurs, Aman veut néanmoins leur appliquer, déjà, « la solution finale ».
Comme ce fut le cas en des temps hélas très proches, il semble que ce soit un ressentiment d'ordre purement personnel qu'on découvre à l'origine de cette inimitié mortelle. Offensé dans sa vanité par l'attitude de Mardochée, perfide Aman ne s'en tient pas à méditer une vengeance individuelle : il veut l'extermination de tout le peuple. Et l'on trouve, comme il arriva ailleurs, l'appareil de l'État et l'instinct cruel d'une masse tout prêts à coopérer au génocide. On verra encore de nombreux Perses disposés à attaquer les Juifs, le 13 Adar (chap. 9, vers. 1 ), et à exécuter le programme élaboré par un chef mort dans la disgrâce depuis onze mois.
Des circonstances providentielles sauveront les fils d'Israël à la toute dernière extrémité, mais notons que, sur le plan humain, ce n'est pas, cette fois non plus, d'un mouvement populaire spontané que vient le salut. Le dénouement heureux est dû, comme il arrive souvent, à l'initiative de certaines personnalités plus affirmées; ici Mardochée et Esther. Si Dieu suscita souvent de tel, « sauveurs », il est cependant arrivé au cours de l'histoire que les résolutions d'extermination aient paru annihiler même les élites. Elles n'eurent jamais raison des paroles transmises par les prophètes, selon lesquelles Israël peut être frappé durement mais non anéanti.
Rien d'étonnant à ce que les événements rapportés par le livre d'Esther, si symboliques et schématiques qu'ils puissent être, aient trouvé un écho profond dans l'âme juive. Toutes les générations y ont cherché l'image de leur propre destin. La fête de Pourim, censément instituée par Mardochée et Esther, et à laquelle un jeûne préparatoire garde son sens religieux, est devenue l'une des fêtes les plus populaires du judaïsme post-biblique.
Une certaine obscurité plane sur ses origines exactes. Il semble que ce soit seulement aux alentours de 160 avant J.-C. qu'une ancienne festivité printanière propre aux Perses se soit chargée du souvenir de la grâce obtenue miraculeusement par l'entremise d'Esther. Ce ne serait pas le premier cas, ni l'unique, d'une fête païenne assumée dans le cycle des fêtes bibliques.
A la fête de Pourim, on lit le « rouleau » d'Esther. Certaines traditions folkloriques s'attachent à cette lecture. Mais, tandis qu'est accomplie l'obligation liturgique, les fidèles juifs sont amenés à méditer sur les problèmes que pose leur dispersion parmi les nations.
Dom J. GOLDSTAIN
En ce temps-là, la BibleNo 37 pages I-II.