Qu'est-ce que la Sagesse? Si la a Bible nous donne une doctrine de sagesse élaborée au cours de la vie d'Israël par des hommes de réflexion attentifs à la vie de leur peuple et à la vie de l'homme, il s'en faut que cette doctrine recouvre toute cette sagesse de l'Orient à laquelle, aux dires du livre des Rois (chap. 5, vers. 10), Salomon fit concurrence. Avant d'être une doctrine, la sagesse fut une terminologie, la sagesse fut une littérature. Ce fut même une littérature d'école. Ce qu'on appelle écrits de sagesse égyptiens avait alors pour titre « enseignement » d'un tel à un tel. Un certain Ptah-hotep qui fut vizir du pharaon Isési vers 2400 av. J. C. raconte comment, devenu âgé et souffreteux, il demanda « un bâton de vieillesse » et souhaita transmettre ses fonctions à son fils. Le pharaon accepta à la condition qu'il couche par écrit au profit de ce fils le résultat de son expérience.
La clef du succès écouter et obéir
Nous savons ainsi comment on devait se conduire pour réussir dans la carrière et éviter les faux pas. Il faut être modeste, ne pas se glorifier de sa rhétorique. A la table d'un grand il est bon de regarder ce qu'il y a devant soi sans loucher sur les bons mets offerts à l'autre; il ne faut parler que si le grand vous parle et ne rire que s'il a ri. Dans, les relations entre égaux il est prudent de ne pas trop approcher les femmes. Envers ceux que l'un administre il est nécessaire d'être juste et de savoir prêter attention aux demandes. Le même verbe signifie à la fois écouter et obéir; c'est la clé du succès et du discernement. Le sage est celui qui sait, et celui qui a du discernement entre le bon et le mauvais, l'utile et le dangereux.
Ce texte sera souvent copié par les générations de scribes qui, appelés à administrer l'Égypte et les Égyptiens, n'apprenaient pas seulement à écrire et à compter dans l'école attenant au temple, école appelée « la maison de vie », mais aussi à savoir se comporter vis-à-vis des hommes sans créer trop d'ennuis à leurs chefs. D'autres textes le seront encore davantage, et les sables d'Égypte nous ont restitué ces fragments de pots, ces tablettes de stuc sur lesquelles on écrivait avec du charbon qu'on pouvait effacer, et ces papyrus, matériel cher qu'on ne donnait qu'aux élèves plus avancés. On a des copies corrigées par le maître et d'autres qui, non corrigées, ne sont que de mauvaises copies que les modernes égyptologues s'évertuent à comprendre et à rectifier. Un des textes les plus souvent copiés était la « satire des métiers » montrant à l'élève que seule la carrière de scribe valait la peine d'être vécue.
Un des plus délaissés, qui paraît être sorti rapidement des programmes, comportait neuf discours d'un paysan: il se plaignait des abus de l'administration et des malversations d'un sous-préfet qui lui avait pris son âne et que semblaient couvrir ses supérieurs.
Cette sagesse de scribe devint sagesse royale aux mauvais temps qui suivirent l'Ancien Empire, le pillage des pyramides et l'affaiblissement du pouvoir. Vers 2000, le roi Akhtoès, d'une petite dynastie dans la fragmentation de l'Empire, rédige pour son fils Merikaré un enseignement où l'on voit le roi aux prises avec la contestation, obligé de savoir haranguer pour dominer les beaux parleurs qui sèment la discorde et troublent la jeunesse.
Le roi doit savoir garder la justice, protéger la veuve et l'orphelin mais, si beau qu'il soit, le métier est difficile : comment gouverner sans massacrer trop de monde?
En Babylonie aussi, au cours du 2e millénaire, on donne des conseils aux princes tandis que l'homme ordinaire se contente de collections de Proverbes sur l'observation de la vie, des moeurs et des caractères.
Il faut que le prince sache choisir ses conseillers et qu'il garde un esprit clair. Aussi lorsque l'éclat des grands empires babylonien et égyptien va pâlir, la sagesse des petits royaumes sémitiques de Syrie, de Phénicie et d'Israël sera-t-elle une sagesse royale. Le roi sera sage car il saura s'entourer de sages conseillers qui lui indiqueront les bonnes solutions pour éliminer ses adversaires et donner bonne vie et prospérité à son peuple. « Chaque roi me choisissait pour père à cause de ma sagesse, de ma justice et de la bonté de mon coeur », dit un roitelet phénicien de Cilicie du nom d'Azitawadda (VIll ème s. av. J.-C.).
Quand Israël se constitua en État monarchique, il fallut bien que David et surtout Salomon se mettent à l'unisson et fondent des écoles pour les administrateurs du royaume. Il fallait noter les entrées et les sorties des produits dont vivait le palais, entretenu chaque mois par une des douze provinces. Il fallait faire des listes de recrutement. Il fallait faire des rapports au roi pour chaque mission à l'intérieur ou à l'extérieur. Il fallait rédiger les jugements que rendaient le roi, ses ministres ou ses délégués pour contrôler les justices locales.
Or on n'apprend pas à compter, à écrire et à parler sans des écoles qui l'apprennent aux futurs administrateurs. C'est ce que fit Salomon, initiateur de la « sagesse » en Israël. Pour décrire le bon conseiller qui sait trouver la solution dans les imbroglios de la cour, on eut recours à un vieux terme phénicien, hâkâm, que nous traduisons par sage; ce terme désignait alors la qualité du dieu suprême dont la décision était capable de donner une vie éternelle de bonheur. A côté de cette « sagesse », il y avait le discernement, cette science du bonheur et de malheur que le couple primordial avait bien cru saisir; il y avait l'habileté, et il y avait la finesse astucieuse, qualité qui avait bien failli donner la suprématie définitive au serpent, si Yahvé n'était intervenu.
Mais cette sagesse politique et royale tourna court. On peut lire dans les livres de Samuel comment la « sagesse » des conseillers et conseillères de David, au lieu d'assurer un bonheur perpétuel, entraînèrent les conflits inexpiables qui assombrirent la vieillesse du monarque. Si la sagesse de Salomon lui donna le trône, elle ne le conservera pas à ses descendants,
Le livre des Proverbes sauve l'héritage des scribes
Devant la carence royale, les prophètes prirent la relève et se montrèrent fort sévères pour les « sages » de leur temps. Même un Isaïe, qui fut certainement éduqué comme un sage, et sut manier leur rhétorique, leurs images et leur langage avec une rare maîtrise, fut un des plus durs pour la corporation. Il intervient contre un ministre du nom de Shebna, qui s'occupait un peu trop de son tombeau et de ses intérêts personnels. « Malheur a ceux qui sont sages à leurs propres yeux... Malheur à ceux qui se cachent de Yahvé pour dissimuler leurs projets, qui trament leurs desseins dans l'ombre... La sagesse des sages périra et le discernement des intelligents s'obscurcira » (Isaïe, chap. 5, vers. 21 ; chap. 29, vers. 14).
Un seul partagera la sagesse de Dieu et l'apprendra aux autres : le rejeton de Jessé, héritier de David, aux derniers temps; car il recevra l'Esprit de Dieu, Esprit de sagesse et d'intelligence, et il aura la crainte de Dieu. C'est ainsi que le livre des Proverbes sauvera l'héritage de sagesse des scribes d'Israël et de leurs écoles : la crainte du Seigneur est le principe, le commencement de la sagesse. Les collections de proverbes polariseront le discernement sur le juste et l'impie, tous deux relevant du jugement du Dieu d'Israël qui a révélé ses commandements. L'Ecclésiaste proclamera la faillite définitive d'une sagesse politique qui laisse les sociétés dans l'injustice, tandis que le livre de la Sagesse (chap. 7, vers. 22-26) célébrera la sagesse « spirituelle » qui pénètre tout; souffle de la puissance divine, miroir sans tache de l'activité de Dieu.
Henry CAZELLES, p.s.s.
En ce temps-là, la Bible No 50 pages I-II.