Le texte d'Ézéchiel sur la « source du Temple » rassemble un certain nombre de thèmes qu'il faut d'abord préciser. Le premier est celui du rocher où est construit le sanctuaire. Il a, quant à lui, une réalité géographique certaine. Lorsque David se fut emparé de Jérusalem, il y introduisit l'Arche d'Alliance, à laquelle était attachée la Présence de Dieu, et il dressa le tabernacle dans lequel elle était conservée, sur une aire rocheuse. Salomon y fit construire le Saint des Saints du Temple de Jérusalem. Aujourd'hui encore, quand on entre dans la mosquée d'Omar, cet édifice circulaire qui se trouve dans l'enceinte du Temple, on peut voir la plaque de roc, qui est à la fois un des lieux les plus historiquement certains et les plus religieusement sacrés de l'histoire humaine.
Autour de ce rocher, la spéculation juive ultérieure développera des thèmes divers. Elle verra en lui le milieu du monde, le centre de l'univers. Il sera considéré comme le pilier cosmique sur lequel repose la terre, et qui plonge dans les eaux inférieures.
Dans le texte d'Ézéchiel, c'est là que, « sous le seuil de la Demeure vers l'Orient », jaillissent les eaux.
Il ne paraît pas que cette donnée soit liée à une réalité géologique. Les tentatives pour trouver une source sous le rocher du Temple ont échoué. Mais il s'agit d'une donnée symbolique. Elle peut se rattacher d'abord à la représentation du rocher du Temple comme plongeant dans les eaux inférieures. Par ailleurs, le récit de la sortie d'Égypte contient l'épisode du rocher frappé par Moïse et d'où jaillit l'eau vive. Il est très vraisemblable que ce thème ait été transposé au rocher de Jérusalem. De même que Yahvé avait fait jaillir l'eau vive du rocher au moment de l'Exode, de même il fera jaillir l'eau vive du rocher du Temple à la fin des temps. Dans les deux cas, il s'agit d'une merveille de Dieu. Le Sinaï est la préfiguration de la Sion eschatologique.
La liturgie juive de la fête des Tabernacles, au milieu du mois de septembre, comprenait des libations d'eau dans le Temple, qui étaient comme une prophétie en action. Aussi bien voyons-nous Ézéchiel lui-même prophétiser cette effusion d'eau à Jérusalem et lui donner déjà son sens spirituel : « Je vous rassemblerai de tous les pays et je vous ramènerai sur voire terre. Je répandrai sur vous une eau pure, et vous serez purifiés de toutes vos souillures )@ (chap. 36, vers. 24-25).
L'eau vive est donc d'abord en relation avec le rocher du Temple, comme avec son origine. Mais elle est d'autre part mise en relation avec un autre thème, celui des arbres de vie, comme avec son terme. La vision du prophète est ici celle du désert de Juda, à l'orient de Jérusalem, devenant un paradis, c'est-à-dire un jardin planté d'arbres de vie : « Le long du torrent, pousseront toutes sortes d'arbres dont le feuillage ne se flétrira pas, dont les fruits ne cesseront pas : ils porteront de nouveaux fruits tous les mois car l'eau qui les arrosera jaillira du sanctuaire, leurs fruits serviront de nourriture et leur feuillage de remède » (chap. 47, vers. 12). Ici, nous retrouvons un autre thème biblique fondamental, celui du Paradis. Le chapitre 2 de la Genèse décrivait le jardin d'Éden, au centre duquel se trouvait l'arbre de vie et qui était arrosé par une source d'eau vive. Ainsi était signifié le milieu vivifié par l'Esprit où l'homme était appelé à vivre. C'est ce Paradis qu'Ézéchiel montre réalisé à la fin des temps.
Mais le texte d'Ézéchiel contient un dernier thème qui paraît unique dans l'Ancien Testament. Non seulement la source d'eau vive suscite des arbres de vie dans le désert aride, mais elle suscite des vivants dans les eaux mortes : « Ces eaux (vives) qui s'en vont vers les dunes de l'orient, et descendent vers les étendues du désert, elles iront dans la mer et en ressortiront, et les eaux de la mer seront assainies... Où viendra le torrent, tout recevra la vie... Des pécheurs viendront vivre sur les rives depuis Engaddi à Engallim... » (chap. 47, vers. 8-10). Ce texte est évidemment en relation avec la géographie palestinienne, où, à l'orient de Jérusalem, se trouve la mer Morte, c'est-à-dire une mer où aucun poisson ne peut vivre à cause de la contamination des eaux par le bitume.
On voit le parallélisme de cette vision et de celle des ossements desséchés. Dans cette dernière, il s'agissait de la puissance créatrice de Dieu, capable de revivifier des squelettes éparpillés. ici, il s'agit à nouveau de la puissance créatrice de Dieu, capable de susciter des paradis dans les déserts et des vivants dans les eaux mortes. De même que la vision des ossements rappelait le récit de la création de l'homme dans la Genèse, de même la vision de la source rappelle celle de l'introduction de l'homme dans le Paradis de cette même Genèse. Le radicalisme d'Ézéchiel remonte au-delà de David et du Temple, au-delà de Moïse et de la Pâque, au-delà d'Abraham et de l'Alliance, jusqu'aux origines de l'histoire sainte; c'est-à-dire à Adam et à la création. Pour lui, il n'y a plus aucun espoir que les choses puissent s'arranger pour une humanité qui a fait définitivement la preuve de sa radicale impuissance. Il n'y a d'espérance que dans une initiative divine qui reprenne le geste originel de la création et recrée ce qui avait été une première fois créé.
Les eaux vives dans les écrits de Jean
Une chose est donc claire, dans la pensée du prophète, c'est que l'événement qu'il annonce est une intervention divine qui inaugure un monde nouveau.
Or, il est remarquable que dans le Nouveau Testament une catégorie d'écrits va se référer à sa vision de « la source » pour affirmer qu'avec l'incarnation et la résurrection du Verbe un monde nouveau est inauguré. Ces écrits sont les écrits johanniques. Les références à Ézéchiel y sont nombreuses et décisives. La chose est d'autant plus intéressante que ce chapitre d'Ézéchiel tient une place importance dans le judaïsme contemporain du Christ. Ceci paraît indiquer que Jean s'est trouvé en contact avec ces milieux et qu'il a d'autant plus volontiers exprimé l'événement du Christ à travers ces représentations qu'elles étaient plus familières à ses contemporains.
Ainsi s'explique, en référence au chapitre 47 d'Ézéchiel, un passage mystérieux de l'Évangile de Jean. Il s'agit de la parole prononcée par Jésus le dernier jour de la fête des tabernacles « Si quelqu'un a soif, qu'il vienne à moi, et qu'il boive, celui qui croit en moi. » Comme dit l'Écriture - « Des fleuves d'eau vive jailliront 'de son sein » (JEAN, chap. 7, vers. 37-38 ).
Tous les exégètes ont remarqué qu'on ne trouve nulle part dans l'Écriture cette citation textuelle. Mais on sait par ailleurs qu'il était fréquent, dans la communauté primitive, que des textes de l'Ancien Testament soient modifiés, fusionnés, abrégés dans la prédication et la catéchèse. C'est évidemment le cas. Notons en outre que cette parole a été prononcée dans le Temple, le jour de la fête des Tabernacles, où le rite de la libation d'eau évoquait la prophétie d'Ézéchiel.
Par là, le Christ se présente comme accomplissant dans sa personne ce que le prophète avait annoncé du Temple eschatologique. C'est lui qui est ce Temple, c'est-à-dire le lieu où désormais Dieu demeure.
J. D.
En ce temps-là, la Bible No 67