Le message le plus éloquent des prophètes est le témoignage de leur vie. Serviteurs de la Parole, Ils ont fait l'expérience d'une rencontre. Tous ont pu dire : Un autre s'installe dans ma vie et dispose de moi.
La Révélation dont sont bénéficiaires ceux que Dieu a choisis pour parler en son nom n'est pas ressentie d'abord comme l'énonciation d'une idée, pas même comme la communication d'un esprit, mais bien plutôt comme la découverte de « l'Autre »: le divin partenaire à qui ils sont livrés avant de devenir les dépositaires de son message.
Aucune image ne s'impose comme pleinement satisfaisante pour exprimer ce qui survient. Chacun en risque cependant une nouvelle. Pour Amos, Dieu et le prophète tiennent l'un à l'autre comme le lion à sa proie et l'oiseau à son piège (chap. 3, vers. 3-8). Osée a tenté une description plus précise : celle de lutteurs qui s'empoignent, évoquant le mystérieux combat de Jacob avec l'Ange au gué de Jabboq (GENESE, chap. 32, vers. 24-26). Jérémie, lui, compare sa rencontre avec Dieu à celle des amants : « Tu m'as séduit, Yahvé, et j'ai été séduit; tu as été plus fort que moi, et tu l'as emporté » (chap. 20, vers. 7).
L'empoignement et l'embrasement d'amour, la violence pathétique et la séduction sont ainsi les symboles qui paraissent les plus adéquats pour décrire l'expérience prophétique à ses débuts.
Elle est aussi la manifestation d'un plan divin préétabli d'une prédestination : « Yahvé m'a appelé dès ma naissance, dès le ventre de ma mère il a marqué mon nom », dit Isaïe (chap. 49, vers. 1 ). Quant à Jérémie, la parole du Seigneur lui fut adressée en ces termes : « Avant même de t'avoir formé dans un sein, je te connaissais, et avant même que tu n'en sortes, je t'avais consacré» (chap. 1, vers. 5). Cette « saisie » projetée par Dieu depuis toujours transformera l'existence de l'élu, en bouleversant son déroulement normal au moment où la Parole divine fait irruption dans le destin du Prophète. Elle agit en perturbatrice au point de rendre méconnaissable celui qu'elle visite.
Il devient parfois sa propre contradiction
On a pu parler, à ce sujet, d'altération. Un homme devient «autre»: il est arraché à sa famille, à son milieu, à ses conditions de vie, à sa propre mentalité, à son tempérament. Il est comme soustrait à son propre moi et ne se reconnaît plus lui-même. Il devient parfois sa propre contradiction, dit ce que jusqu'alors il n'a jamais pensé, annonce ce qu'il a toujours redouté, accomplit ce qui lui a toujours répugné, subit ce qu'il ne peut pas ne pas réprouver : Jérémie doit se dépouiller de son amour et n'avoir ni femme, ni fi , ni fille (chap. 16, vers. 1). Isaïe doit se dépouiller de ses vêtements : durant trois ans il marche dévêtu, lui dont la notabilité est connue de tout Jérusalem; et cela afin d'être un signe vivant pour l'Égypte et l'Éthiopie (ISAIE, chap. 20). Ézéchiel, ce prêtre scrupuleux qui n'a jamais permis à ses lèvres de goûter aux nourritures interdites, doit manger une galette impure (chap. 4, vers. 12). Osée, ce prophète de l'Amour divin, doit faire l'expérience cruelle de ce que l'amour humain a de plus décevant (chap. 1, vers. 2) et parfois de plus sacrilège, dans l'adultère et la prostitution.
Tout se passe comme si « l'Esprit » voulait, ne serait-ce qu'à certains moments et à titre d'épreuve briser ce qu'il y a de plus personnel dans le prophète.
L'histoire du premier roi d'Israël, qui à sa manière est lui aussi choisi pour devenir le « héraut de Dieu », fournit un exemple qui incitera les témoins de sa transformation à poser la bonne question : « Qu'est-il arrivé au fils de Qish ? Seul est-il aussi parmi les prophètes? » (1er SAMUEL, chap. 10, vers. 11). Rappelons le fait : dans la tribu de Benjamin, un villageois perd un jour ses ânesses et envoie son fils pour les retrouver. Lorsque celui-ci revient, ses proches ne le reconnaissent plus, son père n'est plus son père; il obéit à une puissance paternelle supérieure, obscure mais inexorable. C'est qu'entre temps il a été visité par l'esprit de Yahvé il est « changé en un autre homme » (au même chapitre de 1er SAMUEL, vers. 6).
Chaque « prophète » au sens plus classique témoigne de cet arrachement qu'opère en lui sa vocation.
Le cas d'Élisée est particulièrement significatif. L'Esprit saisit ce paysan en plein labour, dans le cadre familier de son activité quotidienne. Tout d'abord Élisée ne comprend pas ce qui lui arrive; il ne se doute pas de la portée qu'a pu avoir le geste d'Élie le couvrant de son manteau. Il invoque encore ses attaches familiales, demande à rester le fils de ses parents dans la tendresse d'un dernier baiser. Mais l'appel est absolu. L'acceptation ne peut être partielle, il faut choisir sans esprit de retour. Sentir sur ses épaules le manteau d'Élie ou bien n'est rien, ou bien pulvérise « le vieil homme ». Élisée n'est plus fils : il n'ira pas embrasser ses parents. Il n'est plus paysan : il brûlera ses boeufs avec le bois de sa charrue. C'est un autre Élisée, qui sera désormais le compagnon d'Élie.
C'est aussi un autre Amos que l'élection introduit dans l'histoire : « Je n'étais ni prophète, ni fils de prophète, j'étais berger, dit-il (AMOS, chap. 7, vers. 14-15), et je cultivais les sycomores; c'est Dieu qui m'a pris de derrière le troupeau et c'est Dieu qui me dit : Va, prophétise à mon peuple Israël 1 »
L'appel divin procède par paradoxe. De bergers et de paysans il fait tout aussi bien des messagers de l'unique Parole, que de notables, de lévites ou de prêtres : Élisée et Amos, à côté d'Isaïe, de Jérémie et d'Ézéchiel.
P. CRISOLIT
En ce temps-là, la Bible No 61 page IV.