UN DES PLUS GRANDS ET SUREMENT LE PLUS SECRET : Moïse
Oeuvre de temps farouches, la Bible est une tragédie entre le Créateur et les créatures. La rigueur de Yahvé foudroie le tumulte insolent des hommes. Il est juste avant tout et donc pardonne rarement, jamais à ses ennemis.
Telle apparaît, du moins à nos faibles yeux, la théocratie biblique. Par bonheur devait surgir l'Évangile et la révélation de la Bonté.
Mais il y a bien d'autres aspects dans l'immense poème de la Bible que cet affrontement entre le Ciel et la Terre. Elle offre des vérités permanentes qui restent à la base de l'Histoire.
Nous voudrions retenir aujourd'hui quelques significations de l'épopée de Moïse. Fragile petite vie humaine, souffle léger parmi les roseaux, sera-ce pour quelques heures, quelques jours, la seule survivance d'un peuple condamné à la destruction ? Sauvé par la fille du pharaon, élevé à la cour, Moïse prend peu à peu conscience de son destin. Instruit dans toutes les vastes sciences de l'Égypte, sa fuite au désert « parfait » ses méditations.
La servitude de son peuple l'obsède. C'est alors que, seul en apparence, mais inspiré et soutenu de Dieu, il défie le pharaon, le terrorise par les fléaux déchaînés, délivre son peuple, le rassemble et le met en marche vers la Terre promise.
Pendant ce long exode, Moïse fut le conducteur, le législateur, l'aède du « peuple élu », et quel aède! A toutes les tribulations du désert, la famine, la soif, l'épuisement, l'attaque des ennemis s'ajoutèrent la méfiance, les révoltes incessantes des siens. Face à face avec l'Éternel, sur le mont Sinaï, drapé dans les nuages, au roulement du tonnerre, il reçut le présent divin du Décalogue, lumière de toute conscience, et les enseignements qui s'en inspirent.
Quarante jours passèrent, on ne savait plus rien de lui. Dans la plaine, son peuple, impatient, crut ne le revoir jamais et, désemparé, fit fondre tout ce qu'il y avait de métaux précieux, afin d'ériger le veau d'or en manière de dieu visible.
Descendu des hauteurs mystérieuses, Moïse aperçut tous les siens en folie autour de l'idole. Il brise les tables de la loi et terrasse la révolte. Yahvé aggrava le châtiment : les Israélites furent condamnés à errer quarante années encore avant de pénétrer dans la fertile Canaan.
On a souvent écrit que le peuple juif était difficile, irascible, capricieux.
Pas plus que les autres, si l'on jette un regard sur l'Histoire universelle! Le drame est beaucoup plus étendu. Il est dans l'antinomie permanente entre gouvernants et gouvernés.
Dès qu'une société se forme, il lui est nécessaire de s'ordonner. L'ordre apporte plus ou moins de contrainte. Il soutient, mais il retient. Le gouvernement de Moïse est riche en observations sur la politique du monde. Tandis qu'on approchait de Canaan, le serviteur de l'Éternel se vit retirer sa mission. La faute était légère : devant un peuple assoiffé, il avait douté un instant que Dieu l'exaucerait en faisant jaillir une source du rocher. L'interprétation de cette sévérité reste obscure. Ne contiendrait-elle pas une signification générale?
Les grands destins sont souvent «inachevés»
Alexandre disparaît avant d'avoir pu organiser son empire. Les ides de mars arrachent César à l'achèvement de son oeuvre. Le couteau de Ravaillac arrête Henri IV au moment où il confiait : « Si Dieu me laisse encore un peu de temps, j'agirai de telle sorte qu'on me regrettera toujours. » Il est rarement permis aux conducteurs d'hommes d'arriver au bout de leur tâche.
Le souhaitent-ils toujours?
Une vue du plus haut intérêt sur la fin de Moïse est celle d'Alfred de Vigny, si grand maître en profondeur biblique. Préfigurant l'abdication de Sylla et de Charles-Quint, l'homme d'État hébreu aurait abandonné volontairement le pouvoir :
« Il disait au Seigneur: Ne finirai-je pas? Où voulez-vous encore que [je porte mes pas? Vous m'avez fait vieillir puissant et solitaire. Laissez-moi m'endormir du sommeil de la terre. »
Isolement! Lassitude des grandes destinées!
------------------------
1. Voir « EN CE TEMPS-LA - LA BIBLE » No 13, page VII: « Le drame de Moïse ».
par le duc de LEVIS MIREPOIX, de l'Académie française
En ce temps-là, la Bible No 29 pages I-II.