Communauté chrétienne et exaucement de prière
EN VÉRITÉ JE VOUS DIS ENCORE QUE SI DEUX D'ENTRE VOUS S'ACCORDENT SUR LA TERRE POUR DEMANDER QUOI QUE CE SOIT CELA LEUR SERA DONNE PAR MON PERE QUI EST DANS LES CIEUX
(Mt 18 : 19, Colombe).
A lire ce texte dans toutes nos traductions,1* on peut conclure qu'il suffit qu'un groupe de quelques disciples se mettent d'accord pour demander n'importe quoi pour être en droit de l'attendre du Père céleste. On sait les espoirs déçus, les troubles rentrés et quelquefois, les abandons qu'une telle persuasion a pu provoquer parce que « ça n'a pas marché... »
Les plus sages se disent que leurs coeurs ne vibraient pas en symphonie (c'est le verbe sumphonéô qui est utilisé). Il n'en subsiste pas moins une faille, voire un doute.
Que dit exactement le texte ?
C'est l'expression « quoi que ce soit » qui fait problème. Le grec de Matthieu, pan pragma, est-il bien traduit ? Examinons d'abord le sens de ce même mot dans les dix autres passages où il apparaît dans le Nouveau Testament.
En Luc 1 : 1, la Colombe traduit par événement le mot pragma qui, de toute évidence, désigne « ce qui est arrivé avec la venue de Jésus et ce sur quoi Luc a porté ses recherches ». En Ac 5 : 4, Luc utilise l'expression en la mettant dans la bouche de Pierre à l'occasion de la retentissante affaire d'Ananias et Saphira : « Comment as-tu mis en ton coeur une pareille action ? » (Nous soulignons le mot qui rend pragma). En Ro 16 : 2, Paul recommande Phoebé la diaconesse : « Mettez=vous à sa disposition pour toute affaire où elle aurait besoin de vous ». En 1 Co 6 : 1, Paul utilise le mot pour désigner un conflit : « Quelqu'un de vous lorsqu'il a un différend avec un autre, ose-t-il plaider devant les infidèles ? ».
Dans 2 Co 7 : 11, Paul évoque la pénible affaire d'inceste qui avait motivé sa vive réaction dans l'une de ses lettres précédentes : « Vous avez montré à tous égards que vous étiez purs dans cette affaire ».
C'est encore ce mot que Paul utilise en 1 Th 4 : 6 : « Que personne en affaires n'use envers son frère de fraude ou de cupidité ».
L'auteur de l'épître aux Hébreux utilise trois fois le terme :
En 6 : 18, avec un sens nettement juridique : « Dieu, voulant donner aux héritiers de la promesse une preuve supplémentaire du caractère immuable de sa décision, intervînt par un serment afin que par deux actes immuables... nous ayons un puissant encouragement ».
En 10 : 1, pragma sert à désigner le sens visé par le rituel de l'ancienne alliance : « La loi... possède une ombre des biens à venir et non l'exacte représentation des réalités ».
Avec 11 : 1, c'est le fameux texte sur la foi qui est « l'assurance des choses qu'on espère ».
Jacques enfin, utilise le terme dans un sens voisin de celui que Paul lui donne : « Car là où il y a jalousie et rivalité, il y a du désordre et toute espèce de pratiques mauvaises » (3 : 16). Ici pragma ne désigne plus seulement le conflit lui-même mais aussi ses effets.
Aucun de ces textes n'atteste le sens que nos traductions confèrent à ce mot en Matthieu 18 : 19, Luc 1: 1 et Hébreux 11: 1 pourraient, à la rigueur, justifier l'emploi du commode passe-partout « chose », mais pas avec le sens de « n'importe quelle chose » !
Que disent les textes parallèles ?
Pour plaider la cause de nos traductions dont l'unanimité pourrait quand même être fondée, reste un argument : n'est-ce pas ainsi que Jean et Marc invitent à la prière à l'aide d'autres expressions très claires ? Jean 15 : 7 déclare en effet : « Si vous demeurez en moi et que mes paroles demeurent en vous, demandez tout ce que vous voudrez et cela vous sera accordé ».
En 1 Jean 5 : 15 : « Et si nous savons qu'il nous écoute, quoi que ce soit que nous demandions, nous savons que nous le possédons... » Dans ces deux textes, il s'agit de « demeurer en lui » ou de prier « selon sa volonté », ce qui ne signifie pas exactement « demander n'importe quoi » ! Marc 11 : 24 est sans doute l'argument le plus fort : « Tout ce que vous demandez en priant, croyez que vous l'avez reçu et cela vous sera accordé ».
Comme Jésus subordonne ce « tout » à la foi, il faudrait encore être bien certain de distinguer entre la foi dont il est question ici et cette sorte de crédulité de ceux qui prennent souvent leurs désirs pour la volonté du Seigneur ! Mais c'est un autre problème.
Ces trois derniers textes parlent de la prière en général et pas, comme en Mt 18 : 19, de la prière communautaire. Il faut le noter.
Que dit le contexte ?
Quatrième grand discours de Jésus présenté par Matthieu, ce chapitre 18 porte tout entier et avec une belle cohérence, sur la vie des disciples en communauté. Il n'y est question que de relations communautaires et fraternelles. Il peut y avoir des conflits, des différends entre frères, des relations perturbées. En reliant le verset 19 à celui qui précède, on est forcé d'en convenir.2* De toute évidence, la répétition des mots « sur la terre » encadre une vérité dont l'ordonnance est symétrique : à « ce qui est lié sur la terre » correspond le « si deux d'entre vous s'accordent sur la terre » et à l'expression « sera lié dans le ciel » correspond la fin du verset 19 : « sera donné par mon Père qui est dans le ciel ». Ce parallélisme nous fait sauter tout droit dans l'application. Combien de blocages dans les communautés, de prières qui ne montent pas plus haut que le plafond, à cause de toutes ces rivalités et de toutes ces pratiques mauvaises dont parle Jacques et qui pourraient bien faire écho au texte de Matthieu ? Au lieu de nous accorder, nous prions... Faut-il nous étonner de ne pas être entendus ?
Mais la suite du discours permet-elle cette interprétation ? « Car là ou deux ou trois sont assemblés en mon nom, je suis au milieu d'eux.
Alors Pierre s'approcha et lui dit : Seigneur, combien de fois pardonnerai-je à mon frère... » (v. 20, 2 1).
Si nous suivons Pierre qui semble avoir très bien compris l'enseignement de son Maître, l'implication est claire : s'accorder, être réunis au nom de Jésus, exige un type de solidarité tout à fait spécifique : le pardon. L'accord réclamé par le Christ comme condition à l'exaucement ne se fait pas autour de cette espèce d'uniformité de sentiments de certains groupes de prière dont les membres se sont soigneusement cooptés! L'accord dont parle notre texte est bien celui de la réconciliation, ce pardon en dehors duquel il n'y a pas de communauté évangélique au sens propre.
Comment traduire ?
Nous adopterons la traduction de P. Bonnard, proposée dans son commentaire :3*
En vérité, je vous dis encore : si deux d'entre-vous s'accordent dans leur requête au sujet de n'importe quelle affaire, mon Père céleste le leur accordera.
Si nous comprenons bien ce texte replacé dans le cadre de ce discours sur la vie dans la communauté chrétienne, nous pouvons en tirer la conclusion suivante : les conflits, les tensions qui règnent et parviennent à bloquer les relations qui devraient normalement caractériser les rapports sociaux au sein de la communauté des disciples sont des anti-prières ! Le refus de pardonner, la volonté de puissance auraient des répercussions jusqu'au ciel!
La dynamique de groupe propre à la communauté évangélique, au contraire, peut débloquer les situations les plus désespérées: que deux frères qui sont en conflit se réconcilient, que le pardon soit vécu et non seulement prêché, et la prière communautaire pourra s'appuyer sur une telle promesse.
Cette promesse ne vaudrait-elle pas plus et mieux que « quoi que ce soit » ?
Charles-Daniel Maire
Ichthus 1985-6
1.« quoi que ce soit» (Segond, Colombe, TOB, Bonne Nouvelle Aujourd'hui, Crampon, Jérusalem, de Beaumont)« quelque chose »(Le Livre).
2. Un bon nombre de commentateurs ont cru devoir détacher ce verset du contexte, comme si Matthieu avait inséré cet enseignement sur la prière sans relation avec le contexte. Citons P. Bonnard: «ces versets font allusion à une prière (v. 19) et à une présence du Christ dans son Eglise (v. 20) qui concernent les décisions disciplinaires évoquées aux v. 15 à 18. Cette discipline fraternelle n'est pas un acte d'administration humaine; elle s'accomplit dans la prière, qui était peut-être déjà fixée dans la liturgie primitive au temps où le premier évangile a été rédigé ; elle peut compter sur une assistance et une ratification miraculeuse du Seigneur ressuscité» (L'Evangile selon Matthieu, Neuchâtel: Delachaux et Niestlé, 1970), p. 275.
3. Ibid. Il est surprenant que cette excellente traduction n'ait pas été retenue par la TOB, car le professeur Bonnard a fait partie de ceux qui ont travaillé à cette version.