User du monde sans en avoir l'air...

 

Source: Boîte à prédications

 

Voici ce que je dis, frères, c'est que le temps est court; que désormais ceux qui ont des femmes soient comme n'en ayant pas, ceux qui pleurent comme ne pleurant pas, ceux qui se réjouissent comme ne se réjouissant pas, ceux qui achètent comme ne possédant pas, et ceux qui usent du monde comme n'en usant pas, car la figure de ce monde passe.
Or, je voudrais que vous fussiez sans inquiétude. Celui qui n'est pas marié s'inquiète des choses du Seigneur, des moyens de plaire au Seigneur; et celui qui est marié s'inquiète des choses du monde, des moyens de plaire à sa femme.
Il y a de même une différence entre la femme et la vierge: celle qui n'est pas mariée s'inquiète des choses du Seigneur, afin d'être sainte de corps et d'esprit; et celle qui est mariée s'inquiète des choses du monde, des moyens de plaire à son mari.
Je dis cela dans votre intérêt; ce n'est pas pour vous prendre au piège, c'est pour vous porter à ce qui est bienséant et propre à vous attacher au Seigneur sans distraction.

 1 corinthiens 7, 29-35

Saint-Marc 5/11/00

Roland Kauffmann

N'est-il pas étrange cet apôtre Paul qui au lieu de nous parler des choses de Dieu vient nous parler de nos petites affaires humaines pour y mettre son grain de sel ? Après avoir longuement débattu de grandes questions doctrinales, le voilà qui se rabaisse à parler de questions très pratiques, des questions aussi terre à terre que « avec qui faut-il se marier ? » « Que peut-on manger ou pas ? ».

En fait il ne fait là rien de moins que répondre à des questions qui lui avaient été posées par les Corinthiens eux-mêmes. Il faut bien se rendre compte que ces gens sortaient du paganisme et qu'ils avaient la tâche immense d'inventer une nouvelle manière de vivre, une nouvelle compréhension du monde et de la société. Ils étaient devenus chrétiens. C'est sans doute la première différence entre eux et nous. En ce qui nous concerne, ne sommes nous pas chrétiens depuis un certain nombre de génération ?

Eux avaient été païens et ils avaient le sentiment, l'intuition, que maintenant qu'ils avaient changé de dieu, il leur fallait aussi changer de manière de vivre. Qu'ils ne pouvaient continuer à avoir les mêmes pratiques que tous les autres avec qui ils vivent. Alors tout naturellement ils posent ces questions à l'apôtre, persuadés qu'il va leur donner des consignes très précises sur ce qu'il faut faire ou ne pas faire. S'ils posent ces questions là, c'est aussi parce qu'il s'agit de leurs préoccupations première, c'est dans les choses les plus simples de la vie courante que se joue la foi. Ils ont parfaitement compris que si la doctrine est importante, la manière de vivre au jour le jour l'est au moins autant. Il ne doit pas y avoir de décalage entre la foi et la vie.

C'est d'ailleurs là que bien souvent nous sommes pris en défaut, nous en Église. Nous avons tous déjà fait l'expérience de reproches fait par nos familles, nos amis ou nos collègues de travail qui trouvent qu'il y a parfois des contradictions entre ce que nous disons croire et ce que nous montrons dans la vie de tous les jours. On parle alors d'incohérence, voire même d'hypocrisie. Je prêche à longueur de dimanche l'amour du prochain, et pourtant vous le savez bien qu'il m'arrive de m'énerver, d'être sec, dur, méprisant. Vous aussi, vous parlez à longueur de semaine d'amour du prochain et pourtant vos proches savent bien que vous êtes incapables d'être toujours aussi attentifs à leurs besoins que vous le dites. La cohérence entre le « dire » et le « faire » sont des exigences pour la plupart des gens.

Et ils ont bien raison, vous le savez qu'on ne peut pas prétendre avoir la foi le dimanche matin et se comporter comme un mécréant le restant de la semaine. Et les Corinthiens le savent aussi. Mais Paul est décidément bien étrange...

Étrange en effet parce qu'à ces grandes questions de la vie quotidienne, il va répondre ni plus ni moins qu'elles sont indifférentes. Relisez tranquillement ces chapitres 7 à 14 et vous verrez qu'il ne cesse de dire « si vous faites ceci, c'est bien, si vous faites cela, ce n'est pas mal, si vous faites encore cela, c'est mieux ». À la question du mariage par exemple, question importante, on se demandait à l'époque s'il fallait encore se marier ! Il dit au verset 38  « celui qui marie sa fille fait bien, celui qui ne la marie pas fait mieux ». En résumé, peu importe ce que vous faites là n'est pas l'essentiel. Étrange n'est ce pas ?
Du coup toutes nos propres contradictions deviennent elles aussi relatives, finalement si tout cela n'est pas si important pourrait-on faire n'importe quoi, la morale chrétienne peut-elle accepter une chose et son contraire en même temps ? que l'on fasse ceci ou cela finalement peu importe, semble dire Paul.

Regardons y d'un peu plus près !
« Le temps est court... », les questions des Corinthiens sont des questions relatives à l'endroit où ils vivent à la société dans laquelle ils vivent. S'ils vivaient ailleurs, ils auraient d'autres soucis, d'autres manière de vivre, d'autres questions. Et nous avons là, la première rupture qu'introduit Paul dans la manière non seulement de vivre mais de penser. Les Corinthiens comme tous les païens ont l'habitude de réfléchir dans l'espace, en fonction du lieu où ils sont, dans leur contexte et Paul leur dit de confronter leurs problèmes au temps qui passe. C'est à dire « pensez vous que vos problèmes soient vraiment importants à l'échelle de l'histoire du monde depuis que Dieu l'a créé et jusqu'à son retour ? » méritent il que vous vous y arrêtiez ? N'y a-t-il pas des choses plus urgentes à régler, des désordres et des injustices plus importantes à résoudre dans le monde que vos convenances d'ordre social ? que pèsent vos questions face à la souffrance des enfants mourants de faim ? que pèsent-elles face à la désespérance du monde moderne ? Que pèsent-elles face à l'oubli du message de l'Évangile ?
Voilà les questions importantes pour Paul quand il s'adresse aux Corinthiens. Il leur dit, vos questions sont importantes pour vous, elles vous concernent mais à l'échelle du Royaume de Dieu, elles deviennent soudain bien secondaire, alors faites comme ceci ou comme cela, l'essentiel n'est-il pas que vous aimez d'abord votre prochain ?

La seconde rupture qu'il introduit dans leurs idées c'est que si les choses de la vie courante sont importantes certes elles risquent en même temps de détourner l'attention des choses vraiment essentielles.

« Celui qui n'est pas marié s'occupe des moyens de plaire au Seigneur, celui qui est marié s'occupe des moyens de plaire à sa femme » Outre que nous avons ici la raison invoquée pour justifier le célibat des prêtres, Paul introduit une distinction fondamentale, celle entre le monde et Dieu. Et que nous comprenons souvent comme une opposition. Comme si la préoccupation du monde empêchait de se préoccuper de Dieu. Il y a le monde et il y a Dieu et on dirait qu'on ne peut s'occuper de l'un et de l'autre en même temps. C'est d'ailleurs ainsi que tout un courant de l'Église a compris les choses au cours des siècles. Ce courant est encore vivace aujourd'hui et considère que pour être vraiment chrétien il faut se retirer du monde. Dans le temps c'était devenir ermite, aujourd'hui c'est refuser l'influence du monde, la télévision, la radio. Le monde est mauvais et il faut en sortir, vivre autrement que tout le monde.

Reconnaissons que Paul semble aller dans ce sens mais en fait il ne juge en aucune manière le monde dans lequel nous vivons. Il ne dit pas, contrairement à certains pieux chrétiens d'hier et d'aujourd'hui que le monde est mauvais, dominé par Satan ; il dit bien plus simplement quand on a l'esprit encombré par les préoccupations matérielles de la vie quotidienne, quand on se demande comme on va éduquer les enfants, comme on va d'ailleurs les nourrir, quand on a les soucis les plus évidents liés à la vie familiale, comment va-t-on payer les traites de la maison, comment couvrir le découvert bancaire, comment tenir sa place au travail pour ne pas perdre son emploi ? toutes ces questions là qui sont les nôtres aujourd'hui et qui étaient à peu de choses prêts les mêmes au temps de Paul (Quoique encore plus ardues, plus incertaines) font qu'on a plus de temps ni d'énergie ni d'envie, ni de moyens à consacrer à Dieu.
Autrement dit qu'à force de s'inquiéter du « comment vivre ? » on n'a plus la possibilité de s'inquiéter du « pourquoi vivre ? ».

Le commun des mortels, le commun de païens, s'inquiète des choses du monde et à cause de cela ne sait plus pourquoi il vit, n'a plus conscience que quelque chose le dépasse. Il ne se rend plus compte qu'il y un absolu dans la vie, bien plus important encore que les questions de subsistance. Nous retrouvons la question du temps. Ce que Paul met ici en opposition c'est la tendance qu'ont ceux du monde (les Corinthiens non chrétiens) à vivre au jour le jour, à se contenter du rassasiement quotidien, du pain d'aujourd'hui, d'être toujours obsédé et absorbés par le présent sans jamais être capables d'inscrire leur vie dans la durée, dans le temps justement. Le chrétien pour Paul est un homme qui ne s'arrête pas à son propre présent mais est capable de remettre son présent en question pour une gloire qui lui est supérieure.

Valeur du témoignage de vie, il faut être capable de renoncer à soi-même, au confort du quotidien, au nom de cet idéal supérieur qui n'est autre que la foi au Christ. C'est ainsi que l'on parvient aujourd'hui comme hier à comprendre la profondeur de la vie qui ne s'arrête pas à nos maisons, nos armoires, nos portefeuilles d'actions, nos voitures, nos emplois. À une vie « plate », inscrite dans le présent uniquement, Paul oppose une vie « élevée » qui cherche ce qui est bon non seulement aujourd'hui mais hier, aujourd'hui et demain, une vérité éternelle.

Nous voilà avec deux versants qui pourraient nous inciter à nous retirer du monde justement. À mépriser les contingences de la vie quotidienne. D'un côté le temps qui est court et doit nous inciter à penser à l'essentiel, de l'autre les inquiétudes de la vie qui nous sont autant d'obstacles dans cette recherche de l'essentiel. Mais ces deux versants de la pensée de Paul sont en charnière avec cette autre proposition qui est fondamentale : que « ceux qui usent du monde soient comme n'en usant réellement pas » (v. 31).

C'est le point central de notre texte. Le chrétien est étranger aux choses de ce monde et pourtant il est concerné par elles. C'est à dire qu'en toute chose, dans toutes nos préoccupations il nous faut un certain détachement. Non pas un « m'enfoutisme » irresponsable mais la conscience que la vérité de notre vie ne se trouve pas dans les choses de ce monde mais qu'elle se trouve en Dieu uniquement. La valeur de notre existence ne dépend en rien de notre « avoir », ni même de notre « faire » mais de la réponse que nous apportons à la question de l'existence : pourquoi vivons nous ? c'est répondre à l'interpellation qu'est pour nous la parole de Dieu. L'accueillir dans la foi n'est rien d'autre qu'une compréhension de soi radicalement neuve. Croire, quand on n'est chrétien ne signifie pas se détacher du monde, faire comme s'il n'existait pas ou qu'il était mauvais. Ce n'est pas non plus croire en des choses mystérieuses ou incompréhensibles. Croire c'est se comprendre. C'est comprendre que l'on appartient pas au monde qui est l'espace de l'éphémère, c'est dans la foi que l'on parvient à la vérité de sa propre existence.

Il s'agit de sortir de soi, d'exister vraiment. Se comprendre et se décider à partir des choses de ce monde, c'est exister de manière inauthentique, c'est l'existence rabaissée au niveau du monde, c'est la fuite de soi, l'enfermement dans les questions matérielles, l'engluement dans les préoccupations matérielles. Il nous faut user des choses du monde en sachant que notre existence n'est pas en jeu dans ces choses là mais bien plus lorsqu'on lui donne, à cette existence une dimension « eschatologique ». Je veux dire par là que dans chaque instant présent se trouve la signification de notre histoire. Et cette histoire que nous vivons chacun n'est pas a regarder en spectateur mais doit être envisagée à partir de nos décisions et de nos responsabilités. Dans chaque instant sommeille la possibilité qu'il soit l'instant qui dise le sens ultime de notre vie, inscrit dans la durée. À chacun d'entre nous de la réveiller.

Alors vivons dans ce monde que nous aimons parce que Dieu l'aime, vivons chaque instant de cette vie avec la conscience de l'éternité sans nous arrêter aux préoccupations quotidiennes. Usons du monde en sachant que nous sommes libres par rapport à lui parce que la fin de notre histoire se trouve en Dieu et en lui seul.

Source: Boîte à prédications