(Simon Wiesenthal)
«J'ai le devoir d'être la bouche de ceux auxquels on a fermé la bouche», dit Simon Wiesenthal. L'homme qui consacra la moitié de sa vie à la poursuite des criminels nazis revendique le droit et non la vengeance.
Encore une fois, le terrible passé devient présent
Au camp de concentration de Lendberg, le 20 avril 1943, jour de l'anniversaire d'Hitler. L'architecte Simon Wiesenthal, en compagnie d'un groupe de prisonniers juifs, se trouve nu dans une fosse. Un peloton d'exécution SS tire sur le groupe; les premiers s'écroulent morts dans le sable. A ce moment, Wiesenthal est rappelé par l'Etat-major du camp, qui a besoin de lui pour peindre sur des panneaux cette inscription: «Nous remercions notre Führer». «Alors que l'on m'amenait, j'entendais les cris de mes camarades mourants», se souvient Wiesenthal.
En été 1988, à Soscut, près de Budapest: Simon Wiesenthal, directeur du centre juif de documentation à Vienne, assis dans un fauteuil de la régie, regarde un groupe d'hommes nus dans une fosse. Un «peloton d'exécution» épaule et tire. Les hommes tombent dans le sable. Des larmes coulent sur les joues de Simon Wiesenthal. Il est en train de regarder le tournage du film télévisé «Les Meurtriers sont parmi Nous», adaptation cinématographique de l'histoire de sa vie.
A New York, le chancelier Helmut Kohl serre la main de Simon Wiesenthal, le félicitant d'abord pour son anniversaire: le 31 décembre, Wiesenthal fêtera ses 80 ans. Le journal «DIE WELT» eut l'occasion de discuter avec l'homme qui contribua au passage en jugement de plus de 1 100 criminels de guerre. Partout dans le monde, ce «chasseur de nazis» connaît une grande célébrité.
Des membres de la famille de Wiesenthal victimes des nazis A propos du discours raté du président de la République fédérale d'Allemagne, M. Philippe Jenninger (qui entre-temps, a démissionné), Wiesenthal pense que la relation entre Allemands et Juifs ne sera pas troublée à cause de cela. «Jenninger voulait certainement exprimer la façon de penser de l'Allemand moyen de l'époque. Mais en tant qu'orateur, il n'est probablement pas assez préparé. Je connais Jenninger. Nous nous sommes rencontrés plusieurs fois. Sa position a toujours été très favorable à l'égard d'Israël».
Wiesenthal, tous les membres de la famille duquel (86 personnes), excepté son épouse, furent victimes du nazisme, a refusé pendant des années la réalisation d'un film sur sa vie. Pourquoi à présent ce changement de conception? «Avant de quitter ce monde, j'aimerais laisser un message. J'aimerais expliquer pourquoi, au lieu de retourner à mon ancienne profession d'architecte, je me suis plutôt occupé de ce qui était mon devoir». Wiesenthal fut arrêté pour la première fois en 1941 par des troupes allemandes. Il dut subir douze camps de concentration (dont, en particulier Auschwitz, Matthausen et Buchenwald) et survécut à plusieurs tentatives de suicide. A la fin de la guerre, il retrouva d'abord sa femme Cylia qu'on croyait morte, une ancienne camarade de classe avec laquelle il s'était marié en 1936. Ils allèrent d'abord vivre à Linz, puis en Israël. Il retrouva Adolf Eichmann en Argentine. Après l'exécution de ce dernier, il se rendit à Vienne en 1962 pour consacrer entièrement sa vie à la poursuite des criminels nazis.
«Je voulais éviter d'être considéré comme une sorte de James Bond juif» explique Wiesenthal. Pour le film, une production américano-anglo-hongroise, il s'est réservé le droit d'intervenir. «On m'a demandé qui devait jouer mon rôle. Je ne connais pas beaucoup d'acteurs, Ainsi ai-je d'abord choisi Paul Newman. Mais Newman ne veut pas jouer le rôle d'une personne encore en vie, ce à quoi j'ai répondu que je ne pensais pas mourir pour lui faire plaisir. Il devait encore patienter un peu». Mon choix est alors tombé sur Ben Kingsley, lauréat d'un oscar pour le film «Gandhi».
A Soscut, à 30 km au nord de Budapest, on rebâtit selon l'ancien plan le camp de concentration de Matthausen, d'où Wiesenthal fut libéré par les Américains le 5 mai 1945. «J'ai vu la scène de la libération, jouée par Kingsley. J'ai pleuré, Je me suis vu moi-même. J'ai oublié où j'étais, je n'ai pas pu parler, tout semblait tellement réel. Il m'a fallu un jour entier pour revenir au présent».
Pourquoi Wiesenthal prend-il cette peine sur lui? Pourquoi endure-t-il encore une fois la terreur nazie? «Lorsque l'on a 80 ans, ne sachant pas le moment où l'on sera appelé à quitter cette vie, on a quelque chose à dire. Certes, ce ne fut pas facile. J'étais tellement bouleversé, le passé devenait le présent. Cependant, il n'y a pas que ce que j'ai vécu moi-même qui me pèse, c'est encore tout ce que j'ai découvert pendant 40 ans au sujet des autres. Je réponds à la place de tous ceux qui aujourd'hui ne peuvent plus parler. Je suis l'un des derniers témoins».
A l'occasion de son 75e anniversaire, sa femme lui disait: «Ces quelques années qui nous restent encore à vivre - passons-les donc en Israël où il n'y aura pas besoin de surveillance policière devant notre porte, où n'arriveront pas ces lettres de menace». Wiesenthal: «Je la comprenais, bien sûr, mais j'ai refusé. Je me serais considéré comme un traître. Je dois être la bouche de ceux dont la bouche est fermée».
A l'heure qu'il est, il rencontre chaque jour de l'antisémitisme. «Naturellement qu'en RFA il existe toujours des gens qui aimeraient paraphraser l'histoire, bien que la plupart des Allemands sachent ce qui s'est passé». Ainsi, une personne de sa connaissance lui dit-elle un jour: «Avec tes capacités, pourquoi ne pas t'installer en Amérique? Là-bas, la signalisation routière détermine le rouge et le vert, tout le reste est sous contrôle juif». «Voilà le nouvel antisémitisme» commente Wiesenthal.
«Il nous faut chercher le petit» meurtrier»
Wiesenthal constate «une certaine lassitude» dans les médias allemands en ce qui concerne les communications quant à ses avertissements et aux crimes nazis en général - excepté certains jours d'anniversaire. il cite Adolf Eichmann: «Cent morts, c'est une tragédie, un million de morts, c'est une statistique». Wiesenthal: «Je me suis alors dit: nous devons trouver les petits' meurtriers, les assassins de 20, de 25 personnes. Cela touchera les gens. Un arbre parle plus qu'une forêt».
Pendant un long moment, il discuta avec le chancelier Kohl, qui un jour avait parlé «de la grâce d'une naissance ultérieure». A ce sujet, Wiesenthal dit: «Je ne pense pas que ce fut dans une mauvaise intention, simplement il a été mal interprété. Je suis persuadé que Kohl est un ami des juifs et d'Israël. Jamais il ne m'a donné l'impression de vouloir esquiver une certaine responsabilité qui incombe à la génération actuelle pour tout ce qui est arrivé au nom des Allemands, La grâce d'une naissance ultérieure' ne décharge personne. Elle a évité à des hommes certains conflits et des ordres auxquels il fallait obéir à contrecoeur. Voilà pour la grâce d'une naissance ultérieure».
En Allemagne, de nombreux Juifs se cachent toujours. Ils portent la chaînette à l'étoile de David sous leur chemise, se font envoyer l'hebdomadaire juif «AlIgemeinde judische Wochen Zeitung» sous pli fermé et craignent d'annoncer publiquement la couleur de leur foi. Cela se comprend, mais est-ce juste? «Dans ce pays, j'ai rencontré des Juifs désirant soutenir notre travail à Vienne, mais vivant dans la crainte d'être découverts après avoir envoyé 1000 marks. Il n'existe pas de remède contre la peur. Je crois cependant que même les antisémites respectent les hommes qui ne se compromettent pas. Le camouflage ne doit pas exister».
Plusieurs criminels nazis sont encore inscrits sur la liste de Wiesenthal. «Nous connaissons leur nom et leur domicile. Beaucoup vivent en Angleterre et au Canada, sans qu'ils soient livrés aux tribunaux». Aloïs Brunner lui importe particulièrement. «Il vit actuellement en Syrie sous le pseudonyme de Georg Fischer. Deux autres de l'équipe Eichmann manquent encore: Anton Burger, que j'ai fait mettre aux arrêts en 1947, mais qui plus tard a pu s'enfuir à plusieurs reprises et dont on a perdu la trace, et ensuite Rolf Günter, le remplaçant direct d'Eichmann. Ces hommes n'auront jamais droit au repos».
Wiesenthal a trois petits-enfants et une fille, qui vivent en Israël. «Le monde est tellement petit que nos enfants et petits-enfants doivent vivre ensemble. il faut cependant qu'ils sachent ce qui s'est passé. Les meurtriers de demain sont peut-être déjà nés. Or il faut qu'ils sachent que les Wiesenthal de demain sont déjà nés aussi», dit-il en regardant son petit-fils.
«Je ne connais pas la haine» dit Wiesenthal. Il est considéré comme «la conscience de l'Europe». Il veut «la justice et non la vengeance», selon le titre de son nouveau livre. «Il est important d'amener les criminels au tribunal et de les accuser. Parfois je me réveille la nuit, en sueur. J'ai rêvé quelque chose et voilà que tout me revient. Parfois je fais des cauchemars: un groupe qui marche, puis on tire. Au moindre bruit dans ma chambre, je me réveille comme s'il y avait eu un coup de feu». Son voeu le plus cher pour son anniversaire? «La paix en Israël et dans le monde entier». Massel Tov, Simone Wiesenthal. (Die Weit)
Nouvelles d'Israël Janvier 1989