ALORS QUE L'ÉMIGRATION DE JUIFS SOVIÉTIQUES SE POURSUIT, PLUS DE 1000 BULGARES D'ORIGINE JUIVE SONT ARRIVÉS EN ISRAEL. DE MEME, À LA SUITE D'UNE OPÉRATION SECRETE QUI A MOBILISÉ GRECS ET ITALIENS PENDANT 3 MOIS, 300 JUIFS ONT RÉUSSI À QUITTER L'ALBANIE POUR LA TERRE PROMISE. AUSSI SECRETE MAIS PLUS SPECTACULAIRE A ÉTÉ L'OPÉRATION «SALOMON» QUI A PERMIS DE TRANSFÉRER 15 000 ÉTHIOPIENS EN MAI DERNIER. ON PEUT CEPENDANT S'INTERROGER SUR L'ORIGINE EXACTE DE CES JUIFS NOIRS?
Une nouvelle page bouleversante de l'histoire d'Israël s'est écrite les 24 et 25 mai derniers, quand, en l'espace de trente heures, environ quinze mille Juifs éthiopiens ont été évacués d'Addis-Abéba et transférés en Israël grâce à un pont aérien d'une envergure inédite. Le gouvernement de Menghistu venait de s'écrouler, et les rebelles étaient aux portes de la capitale éthiopienne. Les Israéliens disposaient d'un nombre limité d'heures pour réaliser ce projet hardi ébauché depuis longtemps. Quelques pot-de-vin ont été payés aux rebelles et aux représentants de l'ancien régime; les Américains exercèrent sur les deux parties une pression diplomatique, et les Israéliens disposèrent d'un délai de trente heures pour mener à bien leur entreprise. Ils ont réussi, et même fort élégamment, et ces quinze mille immigrants ont rejoint en un jour les quelque vingt milles Juifs éthiopiens déjà installés en Israël.
Pour le plus grand étonnement du monde! Voilà qu'Israël, taxé de racisme, facilement condamné à l'ONU par les nations du tiers-monde, montré du doigt comme un bastion anachronique de l'impérialisme au Proche-Orient, importe à grands frais, et de manière dramatique, quinze mille noirs d'un des plus pauvres pays de l'Afrique! Que s'est-il passé, et qui sont ces Juifs de couleur?
Les origines du judaïsme éthiopien se perdent dans la nuit des temps. A défaut de sources historiques, les légendes foisonnent: ils seraient les descendants d'Israélites qui auraient manqué la traversée de la Mer Rouge sous Moïse et auraient erré en direction du Sud; ils seraient venus de Jérusalem avec l'escorte de la reine de Saba sous Salomon; ils seraient des exilés du royaume du Nord de Dan ou de Lévi, lors de la chute de Samarie en 722 av. Jésus-Christ; ils seraient des exilés du royaume du Sud lors de la chute de Jérusalem en 586 av. Jésus-Christ.
Une analyse historique plus scientifique de leur passé et de leurs traditions nous conduit à les situer dans un cadre culturel et cultuel proche de celui des Juifs de l'époque perse ou de la diaspora hellénistique:
- Ils ne connaissent pas la tradition pharisienne, ni ses créations et ses institutions - loi orale développée, les «sages» la Mishnah, le Talmud;
- Les prêtres - sacrificateurs - jouent encore un rôle décisif dans la société et le culte (par opposition aux rabbins - enseignants - dans le reste des diasporas juives);
- Ils ont conservé certaines lois abolies dans le judaïsme rabbinique (par exemple l'isolation de la femme «impure» durant ses menstruations);
- Leur langue liturgique n'est pas l'hébreu, mais le gheez, vieille langue liturgique en vigueur également dans l'Eglise éthiopienne (la diaspora hellénistique avait perdu l'usage de l'hébreu; il faut attendre l'époque byzantine et le haut Moyen-âge pour voir l'hébreu reconquérir les masses juives).
Selon toute vraisemblance, la rupture du judaïsme éthiopien avec les autres diasporas et avec les Juifs de Palestine a dû se produire à l'époque romaine. Le Nouveau Testament nous mentionne encore la venue au Temple de Jérusalem d'un ministre éthiopien (Actes 8), probablement un Juif. Il est possible que la pénétration des Juifs en Ethiopie se soit faite sur deux axes: par l'Egypte et le Soudan au Nord-Ouest et par le Yémen et le détroit de Bah-el-Mandeb au Nord-Est. Des masses de prosélytes autochtones se sont joints aux Juifs installés dans le pays, ce qui explique la couleur de peau de la communauté éthiopienne.
Cet apport africain n'a altéré en rien une vive conscience de leur identité juive et de leur destinée particulière, le plus souvent tragique. Dans la mesure où nous la connaissons, l'histoire des Juifs d'Ethiopie est une longue suite de guerres avec les autorités «chrétiennes» du pays, une longue suite de persécutions, de vexations et de mesures répressives efficaces, qui réussirent à démanteler les cadres politiques que les Juifs avaient bâtis (royaume, administration, position sociale) et à réduire les Juifs éthiopiens à l'état d'esclaves ou de serfs des terres qui leur avaient été ravies.
Leur aspiration à un retour à Sion s'exprime à travers la richesse des récits Populaires, colorés et naïfs, et dans la ferveur des prières. «Ne nous sépare pas, Seigneur, de tes élus; fais-nous voir, Seigneur, la lumière d'Israël». Pour les autres Ethiopiens, ils sont les «Falashas», en amharic, langue officielle du pays: les déplacés, les errants. Eux-mêmes se dénomment: «Beta Israël», la maison d'Israël. De plusieurs centaines de milliers, il y a deux ou trois siècles, leur nombre a été dramatiquement réduit à quelques dizaines de milliers aujourd'hui. Après le succès de «l'opération Salomon», on estime qu'il en reste encore 2000 en Ethiopie.
Des milliers d'autres ont embrassé le christianisme éthiopien, ou même le christianisme évangélique, quelques-uns, sans doute, suite à une conversion sincère, la plupart, cependant, pour la forme, sous la pression extérieure, en vue de se débarrasser de la «tare» sociale d'être Juif. Cette négation formelle de l'appartenance au peuple Juif n'a, dans bien des cas d'ailleurs, pas amélioré la situation des «convertis»: ils se sont trouvés rejetés des Juifs comme des chrétiens. Ces «Falashmouras», comme on les désigne, ou «Falashas renégats», «Falashas apostats», constituent une communauté difficile à dénombrer: trois mille, selon certains, plusieurs dizaines de milliers, selon d'autres. La plupart désirent retourner au judaïsme et émigrer en Israël, où plusieurs de leurs frères sont déjà montés. L'agence juive et les autorités israéliennes se trouvent confrontées au douloureux problème des familles que cette question a coupées en deux: faut-il oeuvrer à la réunification de ces familles et faire monter en Israël des Falashmouras? Et si oui, où faut-il s'arrêter? Israël ne risque-t-il pas d'être submergé par un flot d'Ethiopiens - des dizaines de milliers, voire des centaines de milliers - dont l'identité juive serait des plus problématiques?
Les opinions divergent, et, comme c'est souvent le cas en Israël, de manière paradoxale et surprenante: les autorités administratives «laïques», libérales tendent à limiter au maximum la venue des Falashmouras, se contentant de réunifier un nombre limité de familles déchirées; tandis que les autorités religieuses, tatillonnent en matière d'identité juive, insistent pour faire venir en Israël tous les Falashmouras considérés comme des Juifs égarés, dans l'intention de les ramener ensuite au bercail du judaïsme orthodoxe. Ces mêmes autorités religieuses, le grand rabbinat en tête, avaient créé toutes sortes de problèmes juridiques dans les années 80 aux Juifs éthiopiens, contestant leur judaïcité, exigeant d'eux le bain rituel de la conversion, voire même, pour les hommes, une incision sanglante confirmant une circoncision selon les règles.
Dans l'ensemble, l'identité juive des Falashas est à présent reconnue de tous et n'est plus contestée en Israël; mais il a fallu du temps pour y arriver. Pendant un siècle, des personnalités juives comme le rabbin Israël Hildesheimer et les orientalistes Joseph Halévy et Jacques Faïtlovitch luttèrent en vain au sein de leurs communautés pour que soit pleinement reconnue l'identité juive des Falashas. A ses débuts, l'Etat d'Israël, sous la direction d'un David Ben Gourion laïc et libéral, ne leur était pas très favorable et n'a rien entrepris pour les faire venir en masse en Israël. Il a fallu pour cela un changement de climat politique et social, avec la venue au pouvoir du Likoud (parti de centre-droit) et la montée des partis religieux. Les dirigeants ashkénazes des années 50 et 60, tout socialistes et humanistes qu'ils fussent, avaient de la peine à reconnaître, sous une peau plus basanée que la leur, des Juifs à part entière. Il a fallu du temps pour que les diverses communautés juives, surmontant la malédiction de l'exil et de la dispersion, en arrivent à se reconnaître mutuellement et à s'accepter pleinement dans un Israël reconstitué.
Détail piquant: au XVIlle siècle, quand les premiers Juifs ashkénazes vinrent s'établir dans la Palestine turque, la population juive autochtone était alors exclusivement orientale (séfarade, judéo-arabe, persane), et les fonctionnaires turcs, intrigués par l'aspect insolite de ces Juifs de Pologne ou de Galicie, demandèrent aux Juifs autochtones s'il fallait considérer les ashkénazes comme des Juifs ou non; après enquête, les Juifs séfarades répondirent prudemment aux Turcs qu'ils ne savaient pas exactement.
Ces hésitations nous rappellent que le peuple Juif demeure, dans son essence, un mystère: mystère qui ne peut être appréhendé que dans des catégories de révélation et de foi, mystère d'un peuple que Dieu a élu et mis à part pour toujours!
De Jérusalem, Henri-Léon Vaucher
AVENEMENT Juillet 1991 No 28 / P 12