LES JESUITES DE BELLEY

EN 1850-1851

 

Entrée au couvent.

J'entrai dans le couvent des Frères de la Sainte Famille, à Belley, le 19 août 1850 Cette démarche fut amenée par une surprise ; voici comment:

Depuis plus de huit mois je vivais à Paris dans le Collège de St.- Nicolas. J'étais Préfet de salubrité, ayant ainsi la charge d'inspecter les salles, les dortoirs, etc. Ce Collège, dirigé par Monseigneur de Berwenger, prélat romain, est une institution à la fois classique et industrielle.

J'y étais heureux. Je priais tous les soirs la Sainte Vierge de me faire la grâce de rester longtemps dans cette maison, où mes jours s'écoulaient paisiblement, et où je pouvais faire le salut de mon âme. Je la priais aussi de m'accorder l'amitié de mes collègues et la confiance de Monseigneur.

A côté du Collège se trouve le couvent des Dominicains. Le Père Deschamps était notre aumônier ; je le pris pour mon confesseur. Je ne sais ce qui m'attira l'attention de ce religieux, mais il m'engagea à l'aller voir, et me promit de me faire connaître son Prieur Général, le Père Lacordaire. Je vis souvent ces Révérends. Ils m'entretinrent des dangers du monde, de ses tentations, et du bonheur de l'état monacal. Un jour, le Père Deschamps me dit qu'il me croyait appelé à l'état de religieux.

 

J'y réfléchis, et, quelques jours après, je lui avouai en confession que jamais je ne serais religieux, que cet état était trop monotone, et que je ne sentais rien en moi qui m'y poussât. Il abonda, en me disant que si ce n'était pas ma vocation, je faisais bien.

Tout ceci se passait à l'approche des vacances. Lorsqu'elles furent venues, le Père Deschamps me proposa de faire une tournée dans son pays, à Bourg, département de l'Ain. J'acceptai de grand coeur.

Nous partîmes le 13 août 1850. Après avoir traversé Moulins, Bourg, Chambéry, nous allâmes rendre visite aux religieux de la Sainte Famille à Belley.

 

Le Supérieur Général, le Révérend Père Gabriel, nous reçut et nous fit passer immédiatement à la salle à manger. Je ne savais pas que le Père Deschamps y était attendu. Cela me surprit. Après le dîner, nous visitâmes le, monastère. « Comment le trouvez-vous ?». me dit le Père Gabriel. - «Très bien, mon Révérend-Père, lui dis-je. Tout y est d'une grande propreté.

Vos religieux ont l'air très pieux et très modeste. Si jamais j'avais le désir d'être religieux, certainement je solliciterais auprès de Voire Excellence la grâce de m'ouvrir les portes de sa maison. » - A ces mots le Supérieur regarda le Père Deschamps. « Vous voyez, mon Révérendissime, que M. Girard se plairait fort ,parmi nous. » - Le Père Deschamps ne répondit rien.

 

Peu après il se détacha de nous, et me laissa continuer la promenade avec le Supérieur, pendant qu'il se dirigeait avec un autre religieux vers l'extrémité opposée de l'allée.

Tout-à-coup, il me cria: « M. Louis, c'est ici le lieu de votre demeure. Tachez de vous y accoutumer, et soyez un excellent religieux. » Il m'envoya sa bénédiction. « Adieu ! » me dit-il en s'éloignant.

Je crus qu'il plaisantait, et continuai ma conversation avec le Supérieur. Cependant, après une heure, ne le voyant pas revenir, je demandai où il était. « Il est parti pour Paris ,, me dit, sans s'émouvoir, le, Père Gabriel. Je demeurai stupéfait. «Comment? lui dis-je, le Père Deschamps se joue donc de moi ? Ne lui ai-je pas dit en confession que je n'avais aucune vocation pour l'état de religieux ?... et il se moque de ce que je lui dis même en confession ?J'étais heureux à Paris, et par sa ruse il me fait sortir pour me conduire ici .... dans un couvent! Mais c'est indigne! Qu'ai-je donc fait pour qu'il me traite ainsi ?... Mon Père, je veux sortir; ouvrez-moi les portes; je veux partir. , Le Père Supérieur baissa modestement les yeux, et ne répondit rien.

Je fis quelques pas du coté de la porte ; tout était fermé. Je regardai la muraille ; impossible de la franchir.

Je revins donc vers le Supérieur, et le sommai de me faire ouvrir les portes, parce que je désirais partir. « Mon frère, me dit-il alors, es-tu brave? » - « Oui, lui dis-je, plus que vous ne croyez. » - « Eh bien ! tu as affaire à un homme qui te ressemble ; ne l'emporte point ainsi ; essaie de devenir religieux; et si tu ne peux t'accoutumer à ce genre de vie, je te promets de te faire conduire à Paris, et de te payer le temps perdu, tu resteras parmi nous. » - Je le remerciai de ses offres, lui déclarant que je ne m'y accoutumerais jamais, et que je voulais partir.

 

Le Supérieur ne dit pas non, ne dit pas oui. Il me fit envisager que le Père Deschamps était déjà loin, que je ne pouvais le rejoindre ; qu'un jour plus tôt ou un jour plus tard à Paris, cela ne faisait rien. Il me supplia de ne pas me prononcer avec cette rapidité, de réfléchir encore. «La nuit porte conseil, dit-il, et vous êtes avec des amis. » Il me prit par le bras, se promena avec moi, me flatta, me consola, me cajola, m'amadoua. Bref, il fit si bien que je sentis mon irritation diminuer, tout en se concentrant sur le Père Deschamps, et je consentis à attendre, à examiner.

Lors, il me reconduisit dans le salon de réception... et je fus parfaitement bien traité.

Pendant quatre jours, je demeurai en observation. Sur ces entrefaites, mes effets arrivèrent de Paris. Je ne les avais point réclamés, mais une invisible main prenait soin de moi. Cependant le Supérieur était charmant, il redoublait d'attentions et de prévenances. Il m'entretenait de mon Collège, de mes occupations, de mon voyage ; il faisait briller à mes yeux tous les avantages de la vie monastique. Jamais on ne m'avait témoigné autant d'intérêt et d'affection, j'oserai presque dire, de tendresse. Il me parla de Dieu avec tant de, componction, et du salut de mon âme avec tant d'amour, que j'en fus touché, et finis par croire que, tous ces événements étaient un appel de Dieu. Au cinquième jour, je cédai au désir du Supérieur, et je consentis à essayer de la vie de religieux.

 

Voilà comment se fit mon entrée au couvent de Belley. Les événements qui suivirent m'ont dessillé les yeux, et ce que je nommais alors, avec le Père Gabriel, un appel de Dieu, je le stigmatise aujourd'hui par les noms d'intrigue et d'indigne fourberie. Le Dominicain Deschamps ne vaut pas plus que le Révérend Gabriel; ce sont deux fourbes, qui s'entendaient sous le masque de la piété, et j'étais leur dupe.

.......

Me voilà donc novice parmi les Pères et les Frères de la Sainte Famille. De ce moment je partageai leurs occupations, leurs exercices, en un mot, leur vie. Je trouvai le régime un peu rude, et j'eus de la peine à m'y faire. Le coeur me défaillait quelquefois d'inanition. Le matin, un peu de soupe ; à midi, du riz en petite quantité, quelques onces de pain, un doigt de vin, et de l'eau à discrétion ; le soir, de la soupe avec des carottes, et pour dessert quelques noix ; voila pour les jours d'abondance, et il n'y en a que trois par semaine car les quatre autres sont jours de jeûne. Pour ces jours-là on n'a que le dîner, et le soir, à genoux, on mange un morceau de pain avec un verre d'eau.

On a de la viande tout juste pour mémoire: le mercredi, un morceau de boeuf gros comme une noix, et le dimanche autant de lard.

Quand la faim presse, on serre la ceinture. Cela s'appelle « gagner des trous ». Les Pères et les Frères mangent tous ensemble au réfectoire, vaste salle, garnie de tables tout autour. La table du Supérieur est au fond, près de la porte de la cuisine ; elle s'élève de trois pieds au-dessus de celle des religieux ; un large rebord l'entoure de manière à masquer la vue des mets, mais l'odeur trahit toujours un bon dîner.

 

Chacun à sa cellule. Un pupitre, une chaise, une planche portant une paillasse piquée avec une couverture, composent tout le mobilier. Quant aux Supérieurs, ils ont deux cellules. L'une est comme la nôtre; leur nom est inscrit sur la porte, mais ils n'y habitent: pas. L'autre a un bon lit, et tout le confortable qu'on peut désirer; c'est la qu'ils résident, mais leur nom n'y est pas. Quand les étrangers visitent l'établissement, on montre la première, et il n'est pas question de la seconde.

Il y a peu de leçons, et l'instruction ne se donne, comme la nourriture, qu'en petite dose. « C'est assez, et même trop (disait le Révérend Supérieur Gabriel), que de savoir les quatre, règles, attendu qu'un religieux n'a pas besoin de compter. » On apprend surtout les litanies, les offices, les psaumes en latin, et en général les rites catholiques.

Après la méditation du soir, à dix heures, chaque religieux rentre dans sa niche, défait la queue de sa soutane, et se jette sur son grabat. A quatre heures du matin, il est debout, descend à la salle du chapitre, et là, à genoux jusqu'à huit heures, il récite son office ou, bien, achève le sommeil interrompu. Hélas! la nature reprend ses droits, et il n'est pas rare d'en voir plusieurs tomber sur leur nez. La meilleure partie de la journée se passe en exercices de piété: chants, lectures, oraisons, prières, récitation du rosaire, etc. etc.

 

Voilà la vie dont je fis l'apprentissage. Les premiers temps furent pénibles ; mais rien ne me rebuta. Je suivis la règle avec une sévérité exemplaire. Je cherchai dans toutes ces pratiques la paix de mon coeur et le salut de mon âme. Les Pères et les Frères me semblaient tous des saints. Je m'efforçai de leur ressembler, et fis si bien qu'au bout d'un mois mes Supérieurs me donnèrent une marque non équivoque de leur approbation. Ils m'autorisèrent à prendre l'habit de religieux : ce qui ne s'accorde guère qu'après un an, et même dix-huit mois de séjour au couvent.

J'en fus profondément réjoui ; le froc me semblait la livrée de la sainteté. Cela se fit en grande cérémonie.

Monseigneur l'Evêque de Belley vint officier pontificalement dans la chapelle du monastère, me revêtit de la soutane, et me donna mon nom de religion: Paul de Sainte-Foi. Il m'annonça que mes Supérieurs me destinaient à la prédication, et me dit, en m'embrassant: « Mort Révérend Frère, Paul de Sainte-Foi, préparez-vous pour le mois d'août prochain, à faire profession solennelle de votre foi, et à recevoir les Ordres mineurs. » Je me prosternai le front contre le marbre, en signe de soumission, et l'on me reconduisit processionnellement dans la salle du chapitre. Tous les religieux en surplis blanc, un cierge à la main, nous accompagnèrent en chantant le Te Deum. On me lava les pieds et les mains; puis sur un signe du Supérieur, les Pères et les Frères nous quittèrent en s'inclinant.

Je demeurai seul avec le Révérend Gabriel. Ce tête-à-tête pèse encore sur mon coeur.

Ce qui s'y passa s'appelle au couvent la reddition de comptes. Ce que c'est ?... comment le dire ? C'est... quelque chose qui n'a pas de nom dans le langage de l'honnêteté et de la pudeur.

Pères et mères, qui envoyez vos fils an Révérend Gabriel, pour y être élevés dans la sainteté, si vous connaissiez les turpitudes de la reddition de comptes, un frisson d'horreur parcourrait tout votre corps. Je ne savais pas qu'après avoir honoré de la soutane un religieux, ou le déshonorait ensuite dans sa personne, et dans ce qu'il a de plus cher.

.......

J'en sortis si profondément froissé, que je n'osais plus lever les yeux devant les Frères. Un sentiment indéfinissable s'était emparé de moi ; j'étais tout ensemble confus, indigné, flétri. J'allai cacher ma honte dans ma cellule, et ne pus retenir mes larmes.

Je devins sombre, rêveur, mélancolique. Le Père Gabriel était pour moi un objet de repoussement et de dégoût. J'évitais sa présence. Son regard m'était odieux. Mais, comme s'il m'eût deviné, le Révérend me recherchait, il s'efforçait de me familiariser avec sa figure, et d'effacer une impression vive et douloureuse. Il venait à moi, m'entretenait de ma mission à venir, m'encourageait tendrement, prévenait mes désirs. Je lui demandai, un jour, pourquoi il m'accordait plus de faveur qu'aux autres religieux. Il me dit, en me serrant la main, « qu'il voulait gagner mon amitié, et que, si je voulais être son parfait ami, je ne devais parler à personne de la reddition de comptes, pas même à mon confesseur; que par cette soumission j'entrerais dans l'esprit de la sainte règle. » Ces derniers mots me troublèrent, car je n'attendais qu'un confesseur pour décharger ma conscience, et lui tout raconter.

 

Dans cet état de crise, je me mis en prière devant l'image de la Sainte Vierge, cette Reine de la pudeur, et de la virginité je lui ouvris mon coeur, et restai longtemps en oraison, le front prosterné sur la pierre. J'implorai aussi mon ange gardien... Je me demandai pourquoi on me défendait de parler de choses aussi graves à mon confesseur. La confession n'est-elle pas de Dieu? n'est-elle pas sacrée?.. Il me défend d'en parler!.. pourquoi? Est-ce qu'il craint que les prêtres ne disent ce qu'ils ont entendu?... Et des doutes s'élevèrent en moi sur la vérité de la confession.

Peu à peu cette vivacité d'impression s'émoussa. L'éducation du couvent porta ses fruits. Je devins semblable aux autres, et dus voir se renouveler tous les mois cette infamie.

Cependant, le bandeau avait glissé de mes yeux; je commençai à voir beaucoup de choses que je n'avais, point remarquées, et à juger bien différemment des hommes et des principes. Quelques mots et quelques faits à cet égard ne seront pas hors de propos.

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