III. - Doutes.

Tant de perversité ne frappe point la vue dès l'abord , parce qu'un motif religieux voile toujours cette destruction du principe religieux lui-même. On ne dit pas crûment au novice: « Espionne tes frères»! mais on intéresse sa conscience à veiller à leur sanctification; et le voilà, à son insu, sur la grande route de l'espionnage et de la délation. On lui fait accroire que le renoncement au monde comporte le sacrifice de toutes ses affections, et des lors tous ses efforts aboutissent à faire de lui un fils sans entrailles et sans amour.

Sous prétexte de mettre une digue au mal et d'armer le moine pour la confession, on lui apprend ce qu'il aurait du toujours ignorer, et par cette infernale science, on ravit à son coeur, son innocence, et à son imagination, sa naïveté et sa fraîcheur. Ainsi par le plus habile et le plus perfide des arts on l'introduit peu à peu dans la plus détestable voie, et il s'y avance au nom même de la conscience et de la religion. Il ne reconnaît le mal que lorsqu'il l'a commis et a perdu la force de le détester.

Voilà pourquoi tant de choses que je hais si vivement aujourd'hui, ne m'avaient point frappé à l'origine. Je n'en avais entrevu ni la portée ni le vrai but. Je n'en avais compris ni la liaison ni la perversité éducative. Quoi qu'on fasse, on ne saurait échapper à l'influence de l'atmosphère où l'on vit, et l'on n'en connaît l'impureté que lorsqu'on a eu le bonheur de respirer un air plus pur.

J'avoue à ma honte, et surtout à celle du Révérend Gabriel, que l'éducation, l'habitude et l'exemple m'auraient rendu toutes ces turpitudes familières, si Dieu ne m'eut éclairé, et ne m'eut fait revivre en moi ce sens moral qu'on s'efforçait d'émousser et d'éteindre.

Une circonstance bien indépendante de ma volonté en fut la cause.

On lit le Nouveau Testament au réfectoire. Pendant le repas , huit Frères montent successivement à une petite tribune, et lisent à haute voix un chapitre de la Parole de Dieu. Les quatre premiers lisent dans les Evangiles, les quatre derniers dans les Actes ou les Epitres.

Cette lecture ne m'avait jamais intéressé. Je ne la suivais qu'avec distraction. Le moment est mal choisi pour la faire goûter, car chacun sait que «ventre affamé n'à pas d'oreilles. »

Un jour elle me frappa. Le Frère lisait ce passage:

......... et Joseph ne l'avait point connue quand elle enfanta son fils premier-né, à qui il donna le nom de Jésus. (Matth. 1, 25.)

J'avais une grande vénération pour la Ste. Vierge; le dogme de sa virginité perpétuelle était un des fondements de ma foi... et voilà que l'Ecriture parle de Jésus comme de son premier-né! Cela me surprit beaucoup. Je repoussai pourtant cette mauvaise idée, en lui opposant l'enseignement de l'Eglise. Je me persuadai que j'avais mal compris ou mai entendu, et cherchai par un redoublement de prières à la Sainte Vierge à triompher de cette impression. Cependant, je ne sais pourquoi, cette lecture avait laissé comme un voile sur ma foi. Plus je voulais oublier ce passage, plus il me revenait à la mémoire. J'étais obligé de convenir en moi-même, que ce Livre avait été écrit par nos saints Apôtres; qu'ils avaient vécu avec Jésus-Christ et la Vierge. Ce qu'ils disaient devait donc être la parfaite vérité.

De ce jour j'écoutai fort attentivement la lecture. J'entendis des choses qui me parurent fort singulières; mais la cuiller faillit tomber de ma main, quand, peu de temps après, un Frère lut ce passage:

« Lorsque Jésus parlait encore au peuple, sa mère et ses frères étant arrivés et se tenant dehors, demandaient à lui parler. Et quelqu'un lui dit : Voilà votre mère et vos frères qui sont dehors et qui vous demandent ... » (Matth. XII, 46.)

Tout fut renversé au dedans de moi. Cette déclaration changeait mes malheureux doutes en certitude, puisqu'elle parlait des frères du Seigneur. Des lors je ne me fiai plus à mes oreilles ; il me fallut lire moi-même le Livre.

A cet effet, je me glissai après le repas vers la tribune, et, sans que personne me vît, je mis le Livre dans la poche de ma soutane. Je cherchai ensuite la solitude. Mon premier soin fut de trouver le passage qui m'avait bouleversé je le lus; je relus encore... et, après avoir inutilement tourné et retourné les paroles, pesé tous les mots, argumenté au dedans de moi, je dus me rendre à l'évidence et reconnaître que l'Eglise Romaine ne parle pas comme les Apôtres, de sorte qu'il me fallait choisir entre ces deux alternatives: Croire avec l'Evangile de Dieu et des saints Apôtres que Marie a eu d'autres enfants, ou croire avec Rome qu'elle a été perpétuellement vierge.

Cette alternative me fut horriblement douloureuse. Il me semblait que je faisais outrage à la Ste. Vierge que j'aimais tant.

Je ne pus me résoudre encore à prononcer, bien que je sentisse en mon coeur que Dieu ne pouvait pas me tromper dans sa parole, et que refuser de croire à ce qu'il dit, ce serait le déclarer menteur. J'espérai qu'une connaissance plus grande de l'Evangile m'éclairerait peut-être sur cette difficulté, et accorderait des choses qui me semblaient discordantes. J'ajournai toute décision.

 

L'éveil était donné et je ne pouvais plus revenir en arrière. Chaque jour je m'emparais du Saint Livre, et, caché au fond d'une allée, ou retiré dans les corridors, ou reclus dans ma cellule, je m'instruisais de la Parole de Dieu. Je dévorai le Livre.

Je vis s'ouvrir devant moi un champ aussi vaste qu'inattendu d'idées nouvelles et de croyances contraires à celles qui m'avaient été enseignées jusqu'ici; mes doutes augmentèrent de jour en jour.

Les maigres me partirent une vaine pratique, répudiée par cette parole de Jésus : Ce n'est pas ce qui entre dans la bouche qui souille l'homme, mais c'est ce qui sort de la bouche de l'homme qui le souille. (Matth. XV, 11.) Je trouvais déjà souverainement injuste de dispenser du maigre pour de l'argent, et d'obliger le pauvre à l'abstinence, parce qu'il est pauvre. Je demeurai bouche close devant cette prophétie, dans laquelle St. Paul annonce qu'un jour viendra ou « des imposteurs pleins d'hypocrisie interdiront le mariage et l'usage des viandes que Dieu a créées pour être reçues avec actions de grâces par les fidèles, car tout ce que Dieu a créé est bon. » (1 Tim. IV, 3 et 4.) Hélas! pensai-je, voila tout justement ce que nous faisons. Cette parole me fit dire plus tard, au grand scandale de toute la communauté, que je ne croirais pas pécher en mangeant de la viande au Vendredi Saint.

Je doutai de la convenance de ces perpétuelles répétitions des litanies et des redites du rosaire, en lisant que Jésus a dit - N'affectez pas de parler beaucoup dans vos prières; ou comme je lus plus tard dans d'autres versions : N'usez pas de vaines redites, comme font les païens, qui s'imaginent que c'est par la multitude des paroles qu'ils seront exaucés. (Matth. VI, 7.)

Les prières, les vêpres et la messe en latin, sont décidément condamnées par ces mots de St. Paul: J'aimerais mieux ne dire dans l'Eglise que cinq paroles dont j'aurais l'intelligence, que d'en dire dix mille dans une langue inconnue. (l Cor. XIV, 19.)

Mon étonnement fut extrême quand je lus dans le livre des Actes que St. Pierre dit aux Juifs en parlant de Jésus-Christ, qu'il faut que le Ciel le reçoive jusqu'au temps du rétablissement de toutes choses (Ill, 91). Comment donc peut-il être en corps et en os sur l'autel? - C'est impossible.

A mesure que je feuilletais le Livre, je faisais de nouvelles découvertes, et marchais de surprise en surprise. Cet Evangile qu'on m'avait dit si obscur, ne me paraissait, hélas! que trop clair.

Je cherche le sacrifice de la messe et ses vertus expiatoires. - L'Ecriture n'en dit mot. Elle déclare tout au contraire, que nous sommes sanctifiés par l'oblation de Christ, qui a été faite une seule fois . (Héb. X, 20)... A quoi sert alors l'oblation que fait tous les jours le Prêtre?

Je cherche les limbes et le purgatoire. - La Parole de Dieu n'en parle pas.

Je cherche les pénitences et les indulgences. - C'est en vain.

Je cherche l'intercession de la Vierge, des Anges et des Saints. - Je ne trouve rien; ou plutôt, je lis qu'il n'y a qu'un seul Médiateur entre Dieu et les hommes, savoir Jésus-Christ et je me dis: Il n'y a donc point de médiation de la Vierge, des Anges et des Saints.

Je cherche la primauté de St. Pierre. - Je tombe sur cette déclaration de St. Paul: Je ne pense pas avoir été inférieur en rien aux plus grands d'entre, les Apôtres (2 Cor. XI, 5), et sur la scène où il résiste en face à St. Pierre (Gal. 11, 6-11).

Je cherche l'institution d'un vicaire de Jésus-Christ. - Nulle part il n'en est question.

Alors, qui croire, de Dieu ou de Rome?

Je deviens inquiet. De violents doutes m'assiègent. Ma foi romaine est ébranlée. Pour croire selon l'Eglise, il faut être incrédule à Dieu et à sa Parole. Je ne puis me dissimuler que les choses essentielles dans l'Eglise de Rome et fondamentales pour ma vie religieuse, comme la messe, les indulgences, l'invocation des Saints, l'intercession de Marie, etc., ne se rencontrent pas dans l'Evangile; ou s'il en est parlé, c'est presque toujours d'une manière contraire à ce qu'on m'a enseigné.

Que faire? qui croire?

L'Eglise c'est l'Eglise; mais Dieu n'est-il pas Dieu, au-dessus de l'Eglise? N'est-ce pas Dieu qui juge en dernier ressort, et qui décide de mon salut? Si je refuse de croire à sa Parole... que dirai-je pour me disculper? N'est-il pas écrit que le serviteur qui aura connu la volonté de son maître et ne l'aura pas faite, sera battu de plus de coups.

J'étais malheureux de cette discorde entre la doctrine de l'Eglise et l'enseignement de Dieu. Je luttais avec ces idées nouvelles, en faveur, de mon ancienne foi. Je tâchais de les accorder, en rappelant à ma mémoire les raisons par lesquelles on les justifie d'ordinaire, et j'argumentais... mais en vain. La contradiction devenait de plus en plus évidente. Je ne pouvais m'empêcher de reconnaître qu'on m'avait induit en erreur, et que l'Eglise s'était grandement écartée de la religion enseignée par Jésus, puis prêchée et écrite par les saints Apôtres.

.......

De tous ces enseignements si nouveaux pour moi, nul ne me frappa comme la doctrine que Dieu me sauve par sa grâce, et non à cause du mérite de mes oeuvres. Cette pensée a été -une de mes plus douces consolations, mon espérance et le secret de ma force.

Je m'étais toujours préoccupé vivement du salut de mon âme. Cela se comprend. On n'a qu'une âme , et après avoir été ici-bas la meilleure partie de nous-mêmes, elle est notre tout à notre mort. Je suivais, pour trouver le salut, la voie indiquée par mon Eglise et les prescriptions de mon directeur. Je cherchai à mériter le ciel et à le gagner. Je m'efforçai d'être irréprochable dans ma conduite, et j'ajoutais à ces efforts des oeuvres méritoires et surérogatoires : des jeûnes, des macérations, des prières cent et cent fois répétées. Je disais chaque jour mon rosaire, pour gagner des indulgences; je me suis tenu quelquefois des heures entières debout sur un pied et les bras en croix devant l'image de la Sainte Vierge ou devant le crucifix. J'aspirais à gagner le ciel par mes mérites.

Toutefois ces pratiques m'exténuaient le corps, mais mon coeur demeurait froid, et mon esprit distrait. J'étais harassé, hébété, aptes avoir récité deux ou trois rosaires; je n'en étais pas meilleur. Plus je faisais besoin, et auquel je ne pouvais atteindre par moi-même; ce salut de mon âme que je lui avais si ardemment demandé. Il l'avait bien donné à Zachée, ce chef de douaniers, en lui disant - Le salut est entre aujourd'hui dans celle maison. Il l'avait bien donné à une Madelaine pénitente, en lui disant: Femme, va-t'en en paix, la foi l'a sauvée. Il l'avait bien donné à un brigand sur la croix: Je le dis, en vérité, que tu seras aujourd'hui avec moi dans le paradis.

Mes yeux s'ouvrirent, et je compris ce qu'on m'avait toujours caché, c'est que le salut est un doit que Dieu fait aux pêcheurs par Jésus-Christ, une pure, grâce de son amour.

Et je bondis vers le Seigneur. Mon amour répondit au sien. Je l'aimai de ce qu'il m'avait aimé le premier, et avait donné sa vie pour moi. Je mis en lui ma confiance et toute ma foi. Son immense bienfait m'unit à lui par une immense reconnaissance. Je me sentis renaître au dedans de moi. Je lus avec zèle, je priai avec ardeur.

Ce renouvellement intérieur ne fit qu'augmenter en moi le désir d'être saint et irréprochable dans ma conduite. Il est vrai que ce n'était plus dans l'espoir de gagner le Ciel et de le mériter, puisque le Seigneur me l'avait ouvert ; c'était dans le désir ardent de ne pas le perdre. Je ne travaillais plus à mon salut par intérêt, mais par reconnaissance et par amour. Je n'éprouvais plus d'alanguissement. Une force nouvelle vivifiait tous mes efforts, les produisait, les multipliait, car un esprit nouveau s'était emparé de moi, et me poussait à ces oeuvres qui plaisent à Dieu et doivent glorifier le Seigneur en notre corps et en notre âme, qui lui appartiennent.

J'étais heureux, plein de paix et de joie; je me sentais vivre, vivre pour le Christ, vivre pour Dieu.

Voila ce qui me saisit le plus dans la Parole de Dieu. Toutes les autres remarques m'avaient éloigné de la foi romaine, mais ne m'avaient pas uni à Jésus. Elles m'avaient troublé, bouleversé celle-ci me toucha au vif, et convertit mon coeur à Dieu. Elle me donna la paix, et arracha comme par enchantement de mon coeur le besoin d'un confesseur et de son absolution. J'avais trouvé le Sauveur.

Cette connaissance et cette foi pleine et entière n'est venue qu'après des doutes; et je ne l'ai acquise qu'avec des luttes et des combats de toute espèce. Mais ces doutes ont fui devant les épreuves que le Seigneur a semées sous mes pas, et les mauvais traitements qu'on m'a fait subir. Plus les appuis humains m'ont été ôtés, plus j'ai ressenti l'appui du Seigneur, et les sacrifices que ma foi m'a coûté ont été largement compensés par la force et l'ineffable paix que le Seigneur a mises au dedans de moi. Dieu m'aurait sans doute fait la grâce d'achever son oeuvre, puisqu'il m'avait fait la grâce de la commencer; mais certainement il eût fallu beaucoup plus de temps pour la consommer, si la cruauté du Révérend Gabriel ne lui fût venue en aide, et n'eût halé la maturité d'un germe qui se développait.

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