IV. - La Conférence où les Aveux.

On ne traverse pas tant de doutes sans passer par beaucoup de trouble, et dans le Monde spirituel la paix ne vient qu'après la guerre. Le temps des luttes n'était pas terminé. Alors même que je ne savais pas trop ce qu'on pouvait répondre à ces vérités qui me paraissaient de plus en plus évidentes, j'avais besoin, pour ma tranquillité et ma satisfaction, d'entendre ces réponses. D'ailleurs, ces pensées nouvelles emprisonnées dans mon coeur, l'oppressaient; elles avaient besoin de briser l'étroite demeure où je les tenais enfermées, pour paraître au grand jour. Ma conscience le réclamait comme un soulagement et comme un devoir.

L'occasion se présenta, et je la saisis.

Il y a dans le couvent un lieu qu'on appelle le Chapitre des coulpes. C'est une grande salle à demi-jour, garnie tout autour de stalles peintes en rouge. Au fond s'élève une estrade où siège le Supérieur. Un Christ de grandeur naturelle est au-dessus ; à l'opposite est appendu un tableau de la Vierge. Çà et là on aperçoit des sentences écrites en noir sur le mur bleu, comme celles-ci : « Il faut que les péchés soient expiés dans ce monde par la pénitence, ou dans l'autre par les flammes... Fous serez véritablement moines lorsque vous aurez acquis une obéissance aveugle, etc. On nomme cette salle le chapitre des coulpes ou accusations, parce que, tous les vendredis au soir, chaque Frère y vient faire l'aveu de ses fautes en présence de la communauté assemblée.

C'est là que devait se tenir une conférence, c'est-à-dire une lecture et explication de l'Ecriture Sainte parle Père Supérieur, suivie de l'exposé des sentiments des Frères sur le même objet. Cette exposition est très uniforme. Ici comme en tout le reste, si l'on veut avoir la confiance et l'affection du Supérieur, il faut penser comme il pense, et dire comme il dit. Sans cela, malheur! Chaque Frère répète donc, en d'autres termes, les pensées du Révérend Gabriel, qui prétend « qu'on entre par cette soumission dans l'esprit de la sainte règle, ainsi que dans l'esprit et le jugement de la Très-Sainte Eglise catholique romaine. » Je résolus d'exposer ouvertement mes doutes en conférence, pour ouïr les raisons du Supérieur. Je m'y préparai cri demandant ardemment à Dieu de m'assister de son Esprit en ce moment solennel, et de me donner la force de parler en toute - sincérité et humilité.

La séance eut lieu le 28 décembre 1850

Tous les Frères prennent leur place an chapitre. Le Supérieur arrive ; tous se lèvent. Il s'assied sur son estrade ; tous s'assoient. Il ouvre le Saint Evangile de l'apôtre Matthieu, chap. V, et lit : « Heureux les pauvres d'esprit, car le royaume des cieux est à eux ! » Il explique que les pauvres en esprit sont ceux qui ont l'esprit détaché des biens de la terre ; ce sont ces hommes qui n'ayant en propre qu'un livre et une croix, mettent leur attachement à ces choses. Cela dit, chaque Frère se lève pour présenter son avis.

Mon tour vint. Le coeur me battit avec force ; je priai Dieu mentalement. Je me levai et dis au Père Supérieur que c'était là le vrai sens du passage, et que je n'avais rien à ajouter. « C'est très bien, mon bel enfant, me dit-il; du courage ! J'espère que vous répondrez aux bons et nobles sentiments de votre famille, et à ceux de ces illustres docteurs qui ont eu le bonheur de vous placer ici. »

Ces paroles bienveillantes m'enhardirent.

« Mon Révérend Père, lui dis-je, j'ai des doutes qui gênent ma conscience ; si vous vouliez me les lever, vous me rendriez un éminent service. »

Le Père ayant prononcé le mot de Benedicite, j'allai me prosterner au milieu de la salle ; il me bénit en faisant de la main le signe de la croix, et ajouta - Surge, in nomine Domini, « au nom du Seigneur, levez-vous. »

Je me levai, et tout ému, je balbutiai plutôt que je ne prononçai quelques paroles d'excuse, de soumission respectueuse ; puis j'exposai timidement mes doutes sur la confession et l'absolution.

Je lui avouai que dans mon coeur la confession au prêtre ne me semblait pas d'institution divine, attendu que je ne l'avais vue nulle part ordonnée dans la ]Parole de Dieu, qui a été pourtant écrite par les Prophètes et les saints Apôtres, et que Jésus-Christ n'a jamais commandé de se confesser. Dans l'Ancien Testament, le roi David confessait ses péchés à Dieu, qui l'en absolvait, et, dans le Nouveau Testament, saint Jacques dit: « Confessez-vous les uns les autres », et non pas: Confessez au prêtre... Ainsi, la confession est libre ; on petit la faire à qui l'on veut, et quand on veut.

J'ajoutai que, pour moi, j'avais toujours confessé régulièrement mes fautes, mais que j'avais douté de la sainteté de la confession, parce qu'il m'avait défendu de jamais révéler à aucun confesseur la reddition de comptes ; que ma conscience en était chargée comme d'une chose honteuse, et que, puisqu'il me défendait de la décharger au confessionnal, il fallait bien que la confession ne fût pas un vrai sacrement, ou qu'il craignit que les prêtres ne révélassent les fautes de leurs pénitents.

Enfin je lui déclarai que mon coeur se refusait à croire à l'absolution du prêtre, parce qu'il ne peut pas voir le fond des coeurs et distinguer l'hypocrite du vrai pénitent ; qu'à Dieu seul appartient la puissance et le droit de remettre les péchés; que l'Ecriture Sainte dit que la foi en Jésus-Christ remet les péchés qu'ainsi on n'a pas besoin de l'absolution du prêtre.

Un silence profond, effrayant, accueillit mes paroles. La foudre serait tombée dans la salle, qu'elle n'aurait pas produit plus d'étonnement et de stupeur. On me regardait avec des regards ébahis. Je n'aurais jamais cru que des observations si simples et si raisonnables pussent causer une aussi grande stupéfaction. Pour moi, je me sentais déjà soulagé, mon émotion s'était dissipée, et je tournai les yeux vers le Supérieur.

Le Père Gabriel me répondit d'un ton courroucé, que je ne savais pas ce que je disais; que la confession avait existé de tout temps dans l'Eglise; qu'elle était secrète, et que jamais on n'avait ouï dire un prêtre qui l'eût révélée.

Je lui demandai alors pourquoi Il m'avait défendu, à l'égard de la reddition de comptes, de décharger ma conscience auprès d'un confesseur, et d'en ouvrir la bouche à l'Evêque même, s'il venait à m'en parler. N'était-ce pas assez montrer qu'il ne tenait pas la confession pour un vrai sacrement, ou qu'il craignait que le confesseur ne révélat la reddition? - « Quand un confesseur viendrait à révéler la reddition, et même les péchés de son pénitent, jamais il n'en dirait le nom », me répondit le Père.- « Quand on a l'indiscrétion de révéler les péchés, lui répliquai-je, il n'y a qu'un pas à celle de dire le nom du pénitent. » Un murmure se fit entendre, puis un grand silence. J'avais repris la parole, et je faisais mes aveux sur le dogme de la virginité perpétuelle de Marie et sur le culte des Saints.

« Mon Révérend Père... J'ai toujours eu pour la Vierge la plus grande vénération ; bien souvent je l'ai priée à genoux avant d'entrer au couvent, et ici je lui ai adressé mes plus ferventes prières, en demeurant des heures étendu devant son image , le front sur la pierre, ou les bras en croix. J'ai suivi scrupuleusement toutes vos directions à cet égard, redisant avec révérence ses saintes litanies, et croyant, comme notre sainte Eglise, à sa virginité perpétuelle et à son pouvoir. Aujourd'hui j'ai des doutes affreux à cet égard, car j'ai lu dans l'Evangile de saint Matth. au premier chapitre, ces mots : Qu'elle enfanta son fils premier-né ; et dans un autre chapitre il y a : Voilà votre mère et vos frères qui sont dehors et qui vous demandent. Si c'est vraiment la Parole de Dieu, écrite par les saints Apôtres, comme vous nous l'avez dit, comment faut-il faire pour ne pas croire qu'elle a cessé d'être vierge et qu'elle a eu d'autres enfants? »

« Vous êtes damné! » me dit le Père d'une voix tonnante.

Cette parole me fit tressaillir. On ne l'entend pas sans frémir, surtout quand elle sort de la bouche d'un Supérieur... Néanmoins, une puissance plus forte l'emporta. Etre damné pour avoir prêté l'oreille à l'Evangile du Dieu qui sauve, me parut chose impossible. J'en appelai en mon coeur du Père Gabriel qui me damnait au Père Céleste qui voulait me sauver, et je me sentis fortifié.

Une force un peu fébrile m'anima... et je repris:

« Mon Révérend Père, je suis profondément affligé de vous irriter par mes paroles. Je vous en demande pardon. Je suis venu implorer vos lumières pour mes erreurs, et je vous supplie de ne pas me damner, mais de m'éclairer. Ce n'est pas moi qui ai inventé ce que je viens de dire. Je l'ai lu dans la Parole de Dieu. »

« Elle enseigne non seulement, que Marie a eu d'autres enfants, mais elle ne dit pas qu'il faille lui rendre un culte, ni qu'elle ait le pouvoir d'intercéder. A Cana, quand elle veut intercéder, Jésus la reprend et lui dit : Femme, qu'y a-t-il entre toi et moi? Une autre fois on dit au Seigneur: Voilà voire mère et vos frères qui sont dehors vous demandent; et le Seigneur refuse de les admettre en sa présence ; puis, étendant la main vers ses disciples : Voici, dit-il, ma mère et mes frères ; car quiconque fait la volonté de mon Père, celui-là est mon frère, ma soeur et ma mère. N'est-ce pas déclarer clairement que, si nous faisons la volonté de son Père, nous sommes pour lui à l'égal de sa mère et de ses frères?... Comment se peut-il qu'il faille rendre un culte à la Vierge?... »

« Je ne crois pas davantage qu'on doive rendre un culte à saint Joseph, à l'Ange gardien, à aucun Ange et à aucun Saint. D'ailleurs j'ai lu dans le chap. XX de l'Exode, que le second commandement est: « Tu ne le feras point d'images taillées, ni de ressemblance des choses qui sont en haut dans le ciel, ou en bas sur la terre. Tu ne te prosterneras point devant elles, et tu ne leur rendras aucun culte... » et il me semble que nous sommes de grands violateurs du commandement de Dieu, puisque nous faisons des images taillées et des ressemblances d'êtres qui ont vécu sur la terre, que nous nous prosternons devant, et que nous leur rendons le culte de doulie. »

J'attendis une réponse, mais vainement. Je regardai autour de moi pour trouver quelques figures sympathiques : tous les yeux étaient baissés, et les visages paraissaient impassibles comme le marbre. Au sourd chuchotement qui parcourait les stalles pendant que je parlais, avait succédé le silence le plus absolu.

Un orage effrayant grondait sur ma tête. J'étais seul, comme un être abandonné. Je me recommandai à Dieu.

Ce silence que l'on s'obstinait à ne pas, rompre, semblait me dire: Est-ce tout? Il pesait sur moi comme un ordre de parler; je parlai.

« Mon Révérend Père, je dois ajouter encore que je ne crois pas que Jésus-Christ soit en corps, en os et en divinité dans l'hostie, puisque l'Ecriture dit qu'il est monté au ciel, qu'il est assis à la droite de Dieu, et que l'apôtre saint Pierre déclare qu'il faut que le ciel le contienne jusqu'au rétablissement de toutes choses.

Le Seigneur est désormais avec nous en esprit, et non en corps et en os. - « Mais, s'écria le Père, il est écrit dans l'Evangile de l'Eglise que Jésus a dit à ses disciples: Ceci est mon corps, ceci est mon sang...» - C'est parfaitement vrai, mon Père. Bien souvent aussi je me suis répété ces paroles, pour combattre ces autres déclarations, et me pénétrer du sentiment que je me trompais ; mais je n'ai jamais pu en venir à bout, parce que Jésus, après avoir dit: Ceci est mort sang, ajoute : Je vous dis en vérité que je ne boirai plus de ce fruit de la vigne jusqu'à ce jour auquel je le boirai nouveau avec vous dans le royaume de mon Père, et qu'il m'a dès lors toujours semblé que ce qu'il avait bu c'était du fruit de la vigne, et non du sang. »

D'ailleurs, le Pape a eu certainement grand tort de retrancher le calice aux fidèles, parce que c'est directement contraire au précepte dit Seigneur: Buvez en tous. » Le Révérend Père me foudroya de son regard, et ne répondit pas.

« Je ne crois pas, lui dis-je encore, qu'il y ait de purgatoire. J'ai lu et relu l'Evangile, et il n'en est parlé nulle part. Comment se peut-il que Jésus qui, comme l'enseigne notre Eglise, est descendu aux limbes pour en délivrer ceux qui y étaient, ait voulu nous y plonger de nouveau, ou plutôt nous replonger dans un lieu plus redoutable encore, dans un purgatoire? L'Apocalypse de saint Jean dit : Heureux dès à présent ceux qui meurent au Seigneur! et le brigand qui se convertit sur la croix, alla droit au paradis. Jésus nous traiterait-il plus mal qu'un brigand, si nous nous repentons comme lui? »

D'ailleurs, je l'avoue, l'Evangile enseigne qu'on est sauvé par la foi et que le salut ne se gagne pas par les oeuvres. Qui serait assez saint pour le mériter?

Là-dessus le Supérieur m'interrompit brusquement et me dit, avec une voix foudroyante et (les yeux étincelants, que « j'étais un menteur. »

« Mon Révérend Père, repartis-je, je ne mens point; c'est saint Paul qui l'a dit ; et saint Augustin dit dans ses Confessions, liv. III, chap. 8 : Aimez Dieu par Jésus - Christ, et faites tout ce que vous voudrez. »

Mais il est aussi écrit : la foi sans les oeuvres est mortes. »

- « Oui, mon Père; aussi Augustin ajoute que quand on aime Dieu, on ne l'offense pas. D'ailleurs saint Paul a dit : C'est par grâce que vous êtes sauvés, en vertu de la foi; et cela ne vient pas de vous, puisque c'est un don de Dieu. Cela ne vient pas de vos oeuvres afin que nul ne s'en glorifie. »

Cette dernière parole courrouça tellement le Révérend Gabriel, qu'il déclara que « tous ces mensonges ne se trouvaient pas dans l'Evangile de l'Eglise. »

Indigné de ce procédé, désespéré de voir ce Supérieur mépriser la Parole de Dieu et ne répondre à tous les aveux d'un pauvre novice que par des paroles de plus en plus acerbes et menaçantes, je tirai de la poche de ma soutane l'Evangile de l'Eglise, ce même volume sur lequel on faisait la lecture au réfectoire, que j'avais entendu, puis lu. Il avait troublé ma foi, changé mes idées, il était juste qu'il fût mon défenseur et répondit pour moi. Je l'ouvris et je lus :

« C'est par grâce que vous êtes sauvés, en vertu de la foi; et cela ne vient pas de vous, puisque c'est un don de Dieu. Cela ne vient pas de vos oeuvres, afin que nul ne s'en glorifie. » Epitre de saint Paul aux Ephésiens. Chap. 11, v. 8, 9.

Je feuilletai et lus encore :

« Or je vous dis que je ne boirai plus désormais de ce fruit de la vigne, jusqu'à ce jour auquel je le boirai nouveau avec vous dans le royaume de mort Père. » Evan. de saint Matth. XXVI, 29.

« Et quelqu'un lui dit. Voilà votre mère et vos frères qui sont dehors et qui vous demandent... » - « Quel est ce livre? » me demanda brusquement le Supérieur en m'interrompant.

« C'est l'Evangile de Dieu, mon Révérend Père. »

« Où avez-vous pris ce livre si pernicieux et si funeste à l'homme de bien? » (C'est ainsi qu'il désigna la Parole de notre Dieu.)

Je ne fis pas de réponse. Lors, se levant de son siège, il me dénonça d'un ton d'autorité la condamnation de DIEU :

« Vous êtes damné! me dit-il, Je vous dis, en vérité, que si vous ne revenez à Dieu par la Très-Sainte Vierge; si vous ne vous jetez à ses pieds en lui demandant pardon de tous les outrages que vous lui avez faits, ainsi qu'a la religion, vous êtes damné. » - « Moi, je crois que je suis sauvé, mon Révérend Père... et quelque considération que j'aie pour vous, j'aime mieux obéir à Dieu qu'aux hommes. »« Vous persistez dans votre infidélité ? »

« Mon Révérend Père, je ne persiste pas dans mon infidélité, mais dans la fidélité que Christ m'a donnée, de pratiquer et de garder le Saint Evangile jusqu'à mon dernier soupir, afin qu'ayant fait tout ce que j'aurai pu pour aimer mon Sauveur dans ce monde, je puisse le posséder dans l'Eternité. »

- « Vous êtes encore plus méchant et plus insolent que les protestants les plus erronés. Vous recevrez 60 coups de discipline pour votre insolence. »

Il s'assit.

Soixante coups de discipline... pour avoir lu la Parole de Dieu et y avoir cru ! Soixante coups de ce fouet à cinq cordelettes dont chacune porte au bout cinq petits morceaux de plomb carré, et dont un seul coup déchire la chair!

Quel père spirituel ! quel représentant de saint Pierre ! .... Il ne sait que répondre aux doutes qui ont tourmenté un pauvre moine , il n'essaie pas même d'ajourner, ou de l'aborder par la douceur; mais il déchire son corps pour le convertir, et le met en plaie pour la grande gloire de Dieu !

0 Père Gabriel !... Soixante coups de discipline Vous voulez donc m'assassiner.?

Je demeurai immobile et résigné. J'attendis en silence.

Le Révérend Gabriel fait signe de la main, en levant deux doigts... Deux Frères de bonne volonté se lèvent de leurs stalles, et se présentent pour faire l'office de bourreau. C'est le frère Paul et le frère Nicolas.

Ils viennent vers moi; je ne fais aucune résistance et m'humilie sous la main puissante du Supérieur, sans faire entendre une plainte ni un murmure. Les Frères m'ôtent ma soutane et me dépouillent de mes vêtements. Je me mets à genoux.

Alors ils saisissent l'instrument fatal et me fustigent.

Aux deux premiers coups, mon sang jailli

Ce fut une horrible torture. Je voulus souffrir en silence ; je priai; je pensai au Seigneur Jésus qu'on avait battu de verges. Mais, hélas ! je ne pus tenir contre la souffrance. Chaque coup m'arrachait de telles douleurs que je criai, je hurlai... Le Père Supérieur donna ordre de chanter le Psaume LI. Tous les Frères debout dans leurs stalles entonnèrent en choeur le « Miserere met Deus... » et couvrirent mes cris de leurs chants. Le Révérend Gabriel unit sa voix à cette sainte harmonie, et put se repaître de la vue de mes tortures et de l'ouïe de mes hurlements.

Quand ils eurent achevé de me frapper, j'étais couché par terre, couvert de sang : je ne pouvais plus me remuer. Deux Frères eurent la bonté de venir me prendre par-dessous les bras. C'était, si je ne me trompe, le frère Célestin et le frère Justin. Ils me relevèrent et me soutinrent pour aller jusqu'à ma place. Ce spectacle avait ému l'assemblée. L'étonnement et la surprise avaient fait place à la consternation.

Cependant le supplice n'était pas terminé ; c'était encore trop peu ait gré de l'excellent Gabriel. Il fit chercher une chemise de crin, pour m'en revêtir.

Imaginez donc, chers lecteurs, une chemise tissée de telle sorte que les extrémités des crins reviennent en dedans et s'insèrent dans des plaies ouvertes et saignantes. Voilà le pansement qu'il me fit. On apporta ce nouvel instrument de torture : on me le mit, ma soutane par dessus... et l'on me reconduisit, sans plus, dans ma cellule.

Je passai une nuit horrible par les souffrances du corps, mais pleine de paix pour mon coeur.

Les angoisses et les combats de ma conscience avaient cessé. Plus le Supérieur m'avait repoussé et maltraité, plus Dieu m'accueillait et me prenait à Lui. C'était comme si j'étais passé des mains du Père Gabriel dans celles du Seigneur. Je ne cessai de me répéter cette parole : Bienheureux sont ceux qui souffrent persécution pour la justice, parce que le royaume des cieux est à eux et je comprenais ce bonheur, parce que j'en sentais le calme. Ma conscience était au large. Je l'avais déchargée par cette confession publique ; je n'avais plus rien sur le coeur.

Toutes ces pensées étaient interrompues par des douleurs incessantes. Le moindre mouvement ravivait mes plaies, en y introduisant le crin maudit. J'aurais voulu être immobile, mais impossible. Je souffrais partout, et n'avais pas une position tenable. Je m'étais couché sur la face pour ménager mes chairs meurtries, et chaque respiration me causait une douleur aiguë.

Je ne dormis point; je priai beaucoup. Je repassai tout ce qui était arrivé, et la vérité brillait de plus en plus à mes yeux. Je me fortifiais d'avance contre les mauvais traitements a venir, en me disant: Ne craignez point ceux qui ôtent la vie du corps et ne peuvent rien faire de plus... Oui, me dis-je, ne crains point!

Je me levai à 8 heures, et passai mon temps au chauffoir.

A midi, je me rendis au réfectoire. Ma place n'y était plus ; on l'avait marquée derrière la porte. Là, à genoux devant un billot, je reçus dans une assiette ébréchée un peu de soupe, une cuillerée de légume avec quatre onces de pain. On y ajouta un peu d'eau dans un petit pot cassé. Le repas fini, le Frère servant jeta les vases dans lesquels j'avais mangé, et les brisa comme choses impures et souillées.

Le Père Supérieur s'avança vers la porte ouverte, en tenant dans ses mains un grand bénitier en cuivre ; il s'y arrêta, et chaque Frère en passant plongea le goupillon dans l'eau et m'en aspergea en croix. A la fin, la soutane ruisselait ; j'étais tout trempé.

Et ainsi trois jours durant. Mes habits séchaient sur moi régulièrement deux fois par jour. Afin de me faire mieux savourer la douleur, on m'avait ôté l'unique couverture de mon lit. Au mois de décembre, je couchais sur ma paillasse sans autre vêtement qu'une soutane mouillée. Plus d'une fois, j'ai maudit l'eau bénite.

Le 31 décembre, à 10 heures du matin, le Père Supérieur me fit ôter la chemise de crin. On l'arracha de mon corps où elle était collée, pour me redonner une chemise de toile.

A dater de ce jour, les exorcismes et les aspersions cessèrent. Toutefois je demeurai séparé de la communauté, et, assis à la porte du réfectoire, je mangeais ce que les Frères avaient l'obligeance de laisser.

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