V. - Visite de Monseigneur l'Évêque. - Excommunication.

 

Une nouvelle épreuve arriva. Dieu, dans sa miséricorde, m'avait accordé quelques jours de répit pour me ménager des forces, et j'en eus grand besoin.

Le 4 janvier 1851, Monseigneur l'Evêque de Belley vint célébrer la messe dans le monastère. Le Révérend Gabriel me donna ordre de suivre le Frère François à la chapelle, et de me mettre où il m'indiquerait. Je le suivis ; il me plaça près du choeur, à genoux.

Tous les religieux entrèrent processionnellement et me traitèrent de nouveau comme un possédé en m'exorcisant. Le Père Supérieur à leur tête tenait le bénitier; chaque Frère m'aspergeait les épaules en passant derrière moi, puis il allait s'asseoir dans sa stalle.

L'exorcisme achevé, ils chantèrent les litanies des Saints, et, au lieu de dire: Priez pour nous (ora pro nobis), ils disaient : Priez pour lui (ora pro eo).

Monseigneur commença ensuite à chanter une messe de Requiem ou messe des morts. Il avait revêtu les ornements noirs. Quand il en fut à l'Evangile, il se tourna vers moi, en m'interpellant par mon nom, et m'interrogea sur ma foi. « Frère Paul de Sainte-Foi, dit-il, croyez-vous en Dieu ? » - « Oui, Monseigneur, j'y crois. » « Croyez-vous que Jésus-Christ soit né de la Vierge Marie, toujours vierge? » - « Monseigneur, je crois que Jésus Christ est né de la Vierge Marie, mais je ne crois pas que Marie soit toujours vierge; ce serait faire l'Evangile de Dieu menteur, puisqu'il dit qu'elle a eu d'autres enfants. »

« Croyez-vous à la Sainte Eglise catholique, apostolique et romaine ? » - « Monseigneur, je crois à la Sainte Eglise de Jésus-Christ, catholique et apostolique, mais non romaine, parce que l'Eglise de Rome s'est trop éloignée des préceptes de l'Evangile. »

A ces mots, l'Evêque prit le livre de l'excommunication fulmina contre-moi les anathèmes de l'Eglise... et reprit la célébration de la messe.

Après l'élévation du calice, Monseigneur se tourna de nouveau vers moi, et me dit d'une voix solennelle: « Mon Révérend Frère Paul de Ste.-Foi, croyez-vous que Jésus-Christ soit en corps et en âme sur l'autel? » - « Monseigneur, je crois que Jésus-Christ est au ciel, et non sur l'autel. »

Il ouvrit de nouveau le livre, et m'excommunia de l'Eglise romaine, en me traitant de protestant, d'hérétique et de damné.

Sur un signe et un appel nominal du Père Gabriel, quatre religieux, véritables muets, s'approchèrent de moi et m'emmenèrent dans la salle de St.-Jean Baptiste ; c'étaient les Frères Lucien, Amédée, Pierre et Charles. Là, ils m'ôtèrent successivement soutane, chemise, souliers, bas, et ne me laissèrent qu'un simple caleçon. Ils me revêtirent du cilice et de la haire, jetèrent sur moi un grand manteau pour traverser la rue du Chapitre, et m'enfermèrent dans un cachot.

Me voilà de nouveau à la torture... et Dieu seul sait ce que je vais devenir. Telle fut ma première pensée.

Au premier moment je ne pus rien apercevoir, mais peu à peu mes yeux s'ouvrirent et je vis un souterrain de douze pieds carrés, voûté par le haut. Un trou fermé par de grosses barres laissait à peine la lumière descendre dans ce sombre réduit. J'y distinguai une pierre qui devait servir de siège, pendant que mes pieds nus foulaient un peu de paille, vieille, humide et froide.

Je fis quelques pas dans cet horrible coin, mais a grand'peine. Le cilice m'étreignait. C'est un corset de toile forte et grossière, garni en dedans de plaques de métal, qui empêchent tout mouvement du buste et du cou. On le serre autour du corps, en sorte que les plaques entrent dans les chairs, et chaque fois que la poitrine se gonfle pour respirer, ce sont de nouvelles douleurs. Il me déchirait lentement et rouvrait toutes mes plaies. D'ailleurs la haire, cette autre machine de supplice, achevait de me tourmenter. Ce sont des manches doublées de longues bandes de fer qui saisissent les bras et les jambes, les serrent comme un étau, et ne permettent pas de les plier.

Dans cette extrémité, je ne savais plus si je devais désormais compter parmi les morts ou parmi les vivants. Je sentis que du côté des hommes je n'avais plus rien à attendre, pas même de la pitié, et mon coeur se tourna tout entier vers l'Eternel. C'était sans doute pour éprouver ma foi qu'il permettait à ces méchants de me torturer ainsi.

Je rappelai à mon esprit la scène de la chapelle, l'interrogatoire de l'Evêque et l'excommunication dont il m'avait frappé. Ce qui me préoccupa le plus, c'est la déclaration que j'étais protestant. Moi qui avais été nourri dans une sainte horreur pour ces hérétiques, et à qui l'on n'avait cessé de répéter qu'ils ne croient ni en Dieu ni en Jésus-Christ; que ce sont des hommes dangereux, séducteurs, ennemis de la religion; j'étais protestant!! Le Père Supérieur me l'avait déjà dit, et l'Evêque venait de me le répéter... Toutes mes idées étaient renversées. J'en appelai de l'excommunication de l'Evêque à la Parole même de Dieu ; je répétai avec ardeur ces passages de l'Evangile (lui montrent les erreurs de Rome, et mon coeur s'exaltant au dedans de moi, j'entonnai le Cantique CXIII : In exitu Israël.

Cependant l'humidité et le froid me saisissaient de plus en plus. On était en janvier, et j'étais nu-tête et nu-pieds, vêtu d'un simple caleçon. J'essayai de faire quelques pas pour me réchauffer. Mon corps, qui avait souffert des verges et de la faim, était sans force, et mes mouvements rendus si difficiles, que je ne marchais que péniblement. Lorsque j'étais fatigué, je m'adossais au mur pour me reposer, et y demeurais pensif. Mais le froid et l'humidité du sol qui pénétraient mes pieds, puis mes jambes, me rappelaient bientôt à l'activité ; j'essayais de nouveau quelques pas, pour m'adosser encore.

Au bout de quelques heures, j'étais si faible et exténué, que je ne pouvais plus rester debout; je résolus de me coucher; mais comment m'y prendre? J'imaginai de m'appuyer contre l'angle de ma prison, puis, étendant les bras et les jambes en avant, pendant que j'appuyais la tête contre le mur, je me laissai couler le moins rudement possible. Je tombai assis.

Cette position nouvelle fit diversion à mes douleurs pour quelques instants, et me permit de recueillir de nouveau mes pensées. Je me résignai aux souffrances, comme à une volonté de Dieu, et lui. remis ma cause avec larmes et avec prières, mais sans désespoir. Le Sauveur sur la croix avait bien autrement souffert, par amour pour et je ne trouvai plus extraordinaire que le disciple fût maltraité comme son maître. Jésus l'avait annonce. Plus je m'abandonnai à la volonté de Dieu, plus je me serais fort; il me semblait que cette union m'arrachait déjà aux tortures du Supérieur.

Toutefois, à ces moments d'exaltation religieuse succédaient des moments d'abattement, où mes larmes coulaient avec abondance.

Les douleurs me rappelaient que mon âme était attachée à un corps. Cette immobilité devenait intolérable, et excitait des mouvements d'impatience. J'ouvrais et fermais les mains convulsivement ; mes pieds roidis de froid souffraient des crampes causées par les courroies qui les serraient. Je sentais le froid passer de la muraille dans mon corps ; j'aurais voulu me relever; impossible. Je me laissai couler tout de mon long, et me trouvai couché par terre, sans plus pouvoir changer de position qu'en me roulant tantôt à droite, tantôt à gauche, et en m'enfonçant les plaques métalliques dans la chair.

Le froid et la souffrance finirent par me rendre insensible; je gisais à terre comme une masse inerte et sans force.

 

Ce fut en cet état que le Frère me trouva, quand, le lendemain, il entra dans mon cachot pour m'apporter un morceau de pain et un peu d'eau. Il me souleva, me remit sur mes pieds, et me donna à manger. Cette nouvelle position, son pain et son eau me redonnèrent la vie.

Cela dura peu. Je retombai bientôt dans la même ,atonie, et crus pour lors que c'en était fait de moi, qu'il me faudrait mourir en ce lieu. Cette pensée me fut douce, car je ne tenais pas à vivre. Je recommandai mon âme à Dieu; je lui demandai pardon de toutes les fautes que je pouvais avoir commises, en implorant sa grâce au nom de mon Sauveur, et en lui présentant mes douleurs comme un témoignage de la sincérité de ma foi. Je le suppliai de me prendre vite. Je ne cessai de répéter: Christ est ma vie, et la mort m'est un gain. Je pensai mourir.

 

Dieu en avait décidé autrement, et l'heure de la délivrance sonna pour moi. Le 7 janvier, à 11 heures, les quatre muets reparurent, ils me trouvèrent glacé et sans connaissance sur la paille. Ils me réveillèrent, me relevèrent et me posèrent sur mes jambes. Après m'avoir affublé d'un long manteau, ils me firent traverser la rue du Chapitre, en me portant par-dessous les bras; de là ils m'introduisirent dans une salle basse, ou ils m'ôtèrent le cilice et la haire. J'étais heureux de retrouver un peu de liberté, mais je tremblais de tous mes membres, et, lorsque je voulus faire un pas, je tombai à terre, en chancelant comme un homme ivre, sans pouvoir me relever. Les frères eurent la bonté de me prendre et de me porter sur un pliant dans la chambre voisine. Ils me donnèrent ensuite un petit verre de je ne sais quelle liqueur, qui m'endormit jusqu'au lendemain au soir.

Je m'éveillai rompu et brisé. La poitrine surtout et les reins me causaient de vives douleurs. Je restai quelque temps avant de me reconnaître, car il faisait nuit. Cependant un Frère vint avec de la lumière. Il me montra des vêtements sur une chaise en me disant qu'ils étaient à mon usage. C'étaient des habits de laïque, une méchante redingote avec une casquette. Mes bons souliers avaient été remplacés par de mauvais.

Le Frère eut la bonté de m'aider, et, grâce à lui, je pus me réfugier près d'un poêle.

De ce moment, je vécus complètement séparé de la communauté. J'étais séquestré dans une cour, ou je ne pouvais voir personne. Je mangeais seul.

Le désir, de sortir de ce repaire s'empara de moi. J'attendais d'heure en heure que le Supérieur me fît connaître sa volonté mais, comme il tardait, je le fis demander. Il vint me voir le 11 janvier, dans la matinée.

« Mon Révérend Père, lui dis-je, vous savez que je suis excommunié de l'Eglise romaine ; que d'ailleurs je n'ai pas de goût pour la vocation de religieux : par conséquent je désirerais m'eu aller. » - « Je le désire aussi de grand coeur, répondit-il, car, si vous restiez, vous porteriez malheur à la communauté. » Puis il ajouta : « Vos papiers ?.... car je veux prendre votre nom, celui de votre pays, pour vous mettre sur le livre des Apostats de la religion. Vous êtes certainement le premier. »

Là-dessus il me donna un frère pour m'accompagner à ma cellule, afin d'y prendre mes papiers et mes certificats. Je les remis au Père, « C'est bien me dit-il pour toute réponse.

Je me félicitais d'une future délivrance: mais, hélas je me trompais.

Deux jours après, comme on me donnait pas de réponse, je fis demander le Père Supérieur. Il vint. Je réclamai mes papiers pour partir. Il me répondit que jamais je ne les aurais, et qu'il préférait les brûler. Là-dessus, il me quitta.

Quelle fut ma surprise, quand, le 16 au matin, il me fit rentrer dans la communauté ! Il est vrai que je ne me mêlais point aux frères: que je prenais mes repas dans une chambre à part; que personne ne m'adressait la parole, ni ne répondait à mes questions, et que j'étais mis au ban comme un hérétique obstiné.

Mais à quel dessein me rappeler parmi les Frères et à leurs exercices ! Dans quel but retenait-on mes papiers? Pourquoi ne voulait-on pas me laisser sortir ? Le Révérend Gabriel ne m'avait-il pas suffisamment torturé et supplicié ?

Une pensée me traversa. « Il ne t'a pas laissé périr dans le cachot, me dis-je, parce que les Frères, en te voyant disparaître de cette manière, auraient su qu'il t'avait assassiné. Peut-être veut-il le faire périr par une mort qui ait l'air naturelle. » Je me rappelais avec effroi l'histoire récente d'un pauvre Frère qui surpris brutalement en faute par le Supérieur, l'avait jeté par terre, et quinze jours après se mourait au milieu d'horrible vomissements. Des soupçons affreux s'emparèrent de moi ; je résolus de m'enfuir.

Je pensai d'abord profiter d'une promenade que la communauté fit le jeudi 16 janvier; mais j'aperçus bientôt que j'étais gardé à vue. D'ailleurs mes souliers étaient trop grands, et j'aurais bientôt été rattrapé... Je rentrai donc au logis.

Mais le jour même, en rodant par la maison, j'avais découvert une issue. C'est une petite porte dérobée, par laquelle le Frère Paul s'en va chercher des pâtisseries et des confitures pour le Révérend Père Gabriel. Le verrou n'en avait pas été tiré. J'attendis les ténèbres de la nuit, et à 10 heures, alors que les Frères se rendaient à la méditation, moi, je pris la clef des champs.

Je m'enfuis en courant, et bien m'en prit.

Le Frère Auguste, que je rencontrai quelques jours plus tard, m'apprit qu'à la méditation même on s'était aperçu que je manquais. Tous les Frères s'étaient alors répandus dans le couvent pour me chercher. Le Frère Jérémie avait trouvé et apporté au Supérieur un petit billet où je lui notifiais mon départ, et le Frère Séraphin avait découvert que la petite porte près de la dépense était ouverte. Le Révérend Gabriel devint furieux. Il ordonna à huit des plus vigoureux et des plus lestes d'échanger leur soutane contre une blouse, et de me poursuivre à la course.

Ce fut en vain. Ils suivirent la route de Lyon, tandis que j'avais pris celle de Genève. Je courus comme un fou pendant plusieurs heures ; ensuite je ralentis ma marche. Je commençai à me reconnaître et à savourer l'air libre de la campagne. J'étais dehors de ce lieu de malédiction. Je ne pouvais assez bénir Dieu, et le priai d'achever l'oeuvre; Il m'exauça, car le lendemain j'arrivai dans la ville hospitalière de Calvin, où un pasteur, touché de mon dénuement et des persécutions que j'avais essuyées, prit pitié de ma souffrance, me soulagea dans mes peines, et me confirma dans ma foi.

 

Voilà ce qui s'est passé en France en 1851 !

Les faits parlent assez haut d'eux-mêmes, pour qu'il ne soit pas nécessaire d'y joindre aucune réflexion. Cet épisode de ma vie servira sans doute à d'autres. Il leur apprendra à se tenir en garde contre le fanatisme et la perversité des religieux, et à confier à des mains plus dignes ce qu'ils ont de plus cher au monde, l'éducation de leurs enfants, la direction de leur conscience, et le salut de leur âme.

Si les doutes qui m'ont assailli s'élèvent dans leur coeur, qu'ils se laissent diriger et conduire par la Parole de Dieu. Elle leur fera connaître le Seigneur Jésus, le véritable Médiateur, l'unique Sauveur de nos âmes. Ils apprendront de Celui qui est humble de coeur, que son joug est doux, tandis que celui des prêtres est pesant et rude. Ils connaîtront la paix et la réalisation de cette promesse: Si vous persévérez dans ma doctrine, vous serez véritablement mes disciples, vous connaîtrez la vérité, et la vérité vous affranchira. (Jean VIII, 30).

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