REPONSE À M. L'ABBÉ MERMILLOD, VICAIRE DE GENEVE,

AU SUJET D'UN ARTICLE DU JOURNAL LE SPECTATEUR

INTITULÉ

LES JÉSUITES DE BELLEY EN 1850- 1851 (*).

 

M. Louis Girard vient de publier une brochure, intitulée: Les Jésuites de Belley en 1850-1851, ou Révélations de l'ex-novice Paul de Sainte-Foi. Il y expose les cruautés qu'on lui a fait subir intra muros, et démasque la perversité du Rév. Gabriel, Supérieur-Général des Frères de la Sainte-Famille.

Il l'a imprimée à Genève, parce que sa personne ne serait pas sans danger à Belley, et qu'il ne tient pas à être repris par les Frères, pour expier de nouveau dans le cachot le tort d'avoir révélé la vérité.

Le Spectateur, ce journal des prêtres de Genève, s'émeut de cette publication. M. le vicaire Mermillod prend la plume, et, à travers force injures, déclare pontificalement que tout est faux. A l'entendre, le sieur Girard n'est qu'un faussaire, et le pasteur, qui l'a recueilli, une dupe.

Mais qu'est-ce que M. l'abbé Mermillod en sait? Qui le lui a dit? C'est le dominicain Deschamps, celui-là même qui a introduit Girard dans le couvent! Bien mieux, c'est le Révérend Gabriel, le même qui a martyrisé Girard! Ne voilà-t-il pas d'excellentes preuves et de bien respectables témoins! ! Ces Messieurs nient tout, et M. l'abbé chante victoire. Malheureusement les dénégations d'une partie intéressée n'ont jamais fait preuve qu'aux yeux de M. Mermillod et de son journal.

Puisque le Rév. Gabriel se tient pour calomnié, que ne vient-il à Genève porter plainte devant les tribunaux. Nous croyons pouvoir affirmer qu'il - fera un sensible - plaisir à M. Girard, en le mettant en demeure de raconter devant tout le monde, et ouvertement, ce qu'il a vu et ce qu'il a bien voulu taire par égard pour ses lecteurs. A Genève, du moins, le Rév. Gabriel n'a rien à craindre pour sa personne; il n'en serait pas de même de M. Girard, s'il allait à Belley.

Si je prends la plume en cette affaire, ce n'est pas pour répondre aux injures que l'honorable ecclésiastique Mermillod et son adjoint l'éditeur Leclerc ont daigné me prodiguer. Comme ces Messieurs veulent bien dire que j'ai été dupe (c'est l'expression la plus adoucie), je désire mettre au jour quelques faits, qui ne seront pas hors de propos.

 

Examinons d'abord l'histoire de Girard, telle qu'elle est racontée par le Rév. Gabriel, dans sa lettre du 27 août

« Un sieur Girard, écrit le Père, se présenta au noviciat de la Sainte-Famille en mon absence, comme envoyé par le Révérend Père Deschamps, sans aucune lettre de sa part; à mon retour, je fus étonné qu'on l'eut reçu sans savoir ce qu'il était. Je lui demandai les papiers qui pouvaient me renseigner sur son compte , il ne me montra qu'un passeport. Je voulais le renvoyer immédiatement; il me supplia de le garder à la maison, en me disant qu'il allait écrire et que je n'aurais pas longtemps à attendre les renseignements que j'exigeais. Cependant je lui fis donner par charité des vêtements laïques, car il était couvert de haillons. La réponse n'arrivant pas, je le priai de partir. Il me conjura, les larmes aux yeux, d'attendre encore, et me déclara qu'étant plâtrier, il s'occuperait utilement dans la maison. J'attendis, point de papiers; alors mon parti fut pris définitivement et je l'en informai. Il sortit furtivement à onze heures du soir, emportant quelques linges soustraits à la communauté avec les vêtements qu'on lui avait donnés. Il n'a, comme on le comprend bien, jamais porté l'habit religieux, ni été reçu dans la Congrégation comme novice.

J'ai su depuis qu'avant son départ, il avait dit à un Frère qu'il irait vendre sa conscience à Genève, et qu'il la vendrait plus chère en se donnant comme religieux. Le marché a été conclu, à ce qu'il parait, en raison sans doute de la prétendue profession, de la prétendue thèse soutenue contre la Sainte Vierge et contre l'Eglise catholique, et du nombre des mensonges inventés contre la Sainte-Famille : tout cela se paie, aussi ne me semble-t-il pas plus, honorable pour le vendeur que pour les acheteurs. »

Que d'invraisemblances dans ces quelques lignes

Qui croira jamais qu'en l'absence dit Supérieur on s'avise de recevoir dans la maison un inconnu en haillons? Puis, ce Supérieur arrive, il est étonné qu'on l'ait reçu sans .savoir ce qu'il est... et il garde ce déguenillé! il ne prend pas même la peine d'en écrire à son collègue le Père Deschamps! Est-ce ainsi qu'un supérieur prend ses informations ?

Bien plus, quand aucune réponse n'arrive, il n'écrit pas, il attend encore! Enfin, lorsqu'il se voit joué par ce prétendu misérable, au lieu de le mettre à la porte, il se borne à l'informer qu'il ait à sortir!... Et tout cela sans date aucune. On ne sait ni quand le sieur Girard est entré, ni ,quand il est sorti, ni combien de jours il est resté. En vérité, ce sont là des sornettes. On n'est pas supérieur de couvent sans savoir-faire.

 

Quant à la soustraction de quelques linges, pour expliquer la fuite de Girard, et au projet de vendre sa conscience à Genève, projet confié à l'un des Frères, c'est une invention aussi pauvre qu'ignoble. Le Rév. Gabriel aurait dû mieux cacher ses ficelles, selon l'élégante expression du Père Deschamps.

Ces remarques sont si naturelles que chacun les a sûrement faites comme nous. Il faut bien de la crédulité pour se laisser prendre à de tels récits. Nous n'avons pas été pour M. Girard aussi facile que M. le vicaire Mermillod l'est pour le Rév. Gabriel, et nous nous en félicitons. C'est à cette défiance que nous devons de pouvoir convaincre d'imposture le Supérieur-Général.

Le 18 janvier, au matin, on introduisit dans mon cabinet un jeune homme de 25 ans environ. Ses cheveux coupés à la façon des Frères, son col noir avec un appendice noir couvrant la chemise, son regard et ses manières donnaient immédiatement à connaître un homme qui a porté le froc. Il était d'une extrême maigreur, avait une respiration courte, difficile, et des accès de tremblement assez prononcés. Son expression annonçait la souffrance et l'infortune. Il me dit qu'ayant des doutes, il avait désiré s'entretenir avec un pasteur sur les matières de la foi, en particulier sur la Vierge et sur le salut. Après quelques mots dirigés en ce sens, je l'interrogeai à mon tour et lui demandai qui il était, d'où il venait, et il me fit le récit que chacun peut lire dans la brochure qu'il a publiée.

Cette narration, la vue de cet être malheureux me touchèrent. Toutefois, ces aventures me paraissaient extraordinaires.

Que cet homme sortît d'un couvent, cela était visible : sa tonsure, son col et son regard le faisaient bien voir. Qu'il fût souffrant, je n'en pouvais douter: sa maigreur, sa respiration, son tremblement, son air malheureux l'attestaient suffisamment. Mais que ce fût pour persécutions au couvent, à cause de sa foi, c'est ce qu'il était difficile de vérifier. Je me mis en observation.

Je lui demandai depuis combien de temps il était à Genève. Il m'affirma qu'il était arrivé la veille à 2 heures, et s'était présenté immédiatement chez moi, sans avoir pu me rencontrer. C'était vrai. Les informations que j'ai prises là-dessus ne m'ont laissé aucun doute à cet égard.

Je le fis causer sur ses croyances religieuses. Il me fut facile de voir qu'il connaissait assez bien le Nouveau-Testament. Sa foi ne s'était pas développée au contact des protestants, car il n'en n'avait ni l'instruction, ni le langage, ni la phraséologie; elle dérivait bien directement de la Parole de Dieu. Cette remarque a été faite par tous ceux avec qui Girard s'est entretenu dans ces premiers jours, notamment par un comité de trois personnes, qui l'examinèrent pendant près de deux heures.

Sur ma question s'il avait quelques papiers, il me remit un petit livre manuscrit, un peu usé, renfermant des prières, des extraits, des maximes pieuses, des impressions, etc. C'est une espèce de mémento, où il consignait de temps en temps les pensées et les faits qu'il jugeait bon de conserver. Ce document, auquel je fis peu d'attention alors, parce que je ne doutai point que Girard ne sortit d'un couvent, est bien précieux aujourd'hui. Il est la preuve manifeste et irréfragable de la fausseté des récits du Révérend Gabriel.

 

Ce livre porte sur la couverture, soit au commencement, soit à la fin, le nom du possesseur L. Girard, et à chaque fois le titre de novice. Il renferme une suite de dates; d'abord, celle de l'entrée au couvent, le 29 août 1850 (**). Au S. septembre, on y trouve ces détails sur les pratiques religieuses de Girard: « Je récite l'office de la Sainte Vierge le lundi pour le Supérieur, le mardi pour la Communauté, le mercredi pour les bienfaiteurs de l'Institut, le jeudi pour toute ma famille, le vendredi pour la conversion des pécheurs, le samedi pour le soulagement des âmes du Purgatoire, le dimanche pour ma consécration à la Sainte Vierge. Quand je récite le chapelet, la première dixaine est pour le Supérieur, la seconde dixaine pour la Communauté, la troisième pour ma famille, la quatrième pour la conversion des pécheurs et le soulagement des âmes du Purgatoire; la cinquième dixaine: le premier grain pour obtenir l'humilité, le second grain pour la douceur, le troisième pour demander l'obéissance, le quatrième pour avoir la chasteté, le cinquième pour demander la foi, etc. etc. » Quelques pages après on lit: « J'ai beaucoup de peine à réciter par coeur mes leçons de grammaire, d'arithmétique et de géographie. »

Paris et ses anciennes occupations de préfet de salubrité lui reviennent à la mémoire : « Quelquefois, est-il écrit, je pense aux maisons de St.-Nicolas et à leur pieux fondateur, Monseigneur de Bervenger, mais ce n'est pas pour y retourner, ce n'est qu'aux enfants que je pense. J'ai peur qu'il n'y ait à ma place un homme sans foi ou hypocrite, et que ces petits orphelins ne soient mal dirigés... Ce que c'est que d'avoir été parmi les enfants! On y est habitué, et l'on s' ennuie quand on les quitte et qu'on ne les a plus sous les yeux à surveiller. Quand l'obéissance m'appellera dans un poste, je crois que cela me fera plaisir. » Plus loin on trouve ces mots: « Première retraite que j'ai eu le bonheur de faire en communauté, commencée le 26 du mois de sept., an de grâce 1,950, 1, puis viennent les extraits de 8 instructions ou sermons qu'il a entendus. A la date du 6 octobre 1850, on lit: « Fête de la Sainte-Famille; » puis suivent les détails y relatifs.

 

De ce moment, on aperçoit quelque trace de doutes, ainsi cette prière: « Mon Dieu je vous prie de m'éclairer sur les mystères de la foi et sur toutes les vérités de la religion, telles que vous les avez révélées dans l'Ecriture-Sainte. Je vous demande ces grâces par les mérites de notre Seigneur Jésus-Christ et de la Très-Sainte Vierge et de mon saint patron. Amen. » Les doutes grandissent, car deux pages après on trouve: « Evangile de saint Matthieu, 1, 25:

..... elle n'avait point connu d'homme avant qu'elle eût enfanté son premier-né. » Suit l'indication d'une série de passages de l'Ecriture contraires au Dogme romain, avec cette prière: « Seigneur Jésus, je vous supplie de me faire connaître votre loi de grâce, telle que vous l'avez révélée dans les Saintes-Ecritures, afin que j'aie le bonheur de les pratiquer et de vivre en bon religieux. Amen. » Le 2 novembre, il se dit « tourmenté d'une violente tentation ». Les démons me suggèrent mille mauvaises pensées, jusqu'à me dégoûter du saint état auquel Dieu m'a appelé. » - le 7 décembre au soir renouvellement de ferveur... » A la fin on lit: « Je demande à Dieu, par de ferventes prières, l'assistance de son Saint-Esprit, afin qu'il m'éclaire de ses divines lumières. » Il termine par cette déclaration: Quoi qu'il arrive, que je sois persécuté et privé de tout secours, je l'aime mieux que de résister à la grâce et d'être infidèle. J'espère, avec le secours de Christ, dont je veux être le fidèle serviteur, pratiquer à la lettre les maximes de l'Evangile, parvenir à la félicité éternelle par le salut gratuit. La foi sauve l'homme et non les oeuvres. » Enfin, on trouve dans le livre une petite pièce de vers en l'honneur de la naissance du Christ. Ce qui nous porte au 25 décembre.

 

Je répète que ce livre m'a été remis lors de ma première entrevue avec Girard. Il est tout entier écrit de sa main, sans rature, et intact sauf une demi-page. La couleur diverse des encres, ainsi que les petites variations dans l'écriture, attestent qu'il a été écrit à des époques différentes. Je l'ai communiqué dans le temps à plus de vingt personnes, qui en témoigneront au besoin ; quelques-unes même l'ont eu plusieurs jours entre leurs mains. Je l'ai toujours gardé depuis et le possède encore. Je le montrerai aux personnes qui seraient curieuses d'y jeter les yeux.

 

Que penser maintenant de la lettre du Ré. Gabriel en présence de ce document authentique? Y a-t-il un mot de vérité dans toute cette histoire qu'il a forgée lui-même? N'est-il pas clair comme le jour que Girard a demeuré plusieurs mois au couvent, qu'il a participé aux travaux, aux récréations, aux pratiques religieuses, en un mot, à la vie des Frères? De quel front le Père Gabriel vient-il donc en parler comme d'un va-nu-pieds, qu'il aurait hébergé quelques jours dans sa maison? Osera-t-il répéter qu'il n'a jamais porté l'habit religieux, ni été reçu dans la Congrégation comme novice. C'est sûrement par charité qu'au don prétendu des habits laïques, il a joint celui de la tonsure cléricale. Le Rév. Supérieur met en pratique la morale qu'il prêche, et nous donne, dans cette lettre, un échantillon de ce qu'on appelle une fraude pieuse. C'est toujours la vieille maxime : La fin sanctifie les moyens.

 

J'espère que personne n'aura plus de doute sur le manque de véracité du Père Gabriel. Il donne ainsi gain de cause au sieur Girard. On ne recourt au mensonge comme l'a fait le Supérieur de Belley, que lorsque la vérité est importune et qu'on a intérêt de la cacher.

Désireux d'arriver, autant que possible, à la vérité des faits, je priai le sieur Girard de me laisser palper ses meurtrissures. Je le fis et promenai ma main sur les blessures qui sillonnaient sa chair. Un de mes amis, mieux avisé, voulut voir de ses yeux; il leva tous les voiles et vit le corps de ce malheureux couvert de plaies en croûtes. Il l'attestera au besoin. Chacun comprend la portée de ce fait. Si, comme tout le prouve, Girard venait en droiture de Belley, on n'aura plus de doutes sur l'origine de ces stigmates, et l'on comprendra pourquoi les dates, comme le noviciat, pèsent au Révérend Gabriel.

J'aurais bien voulu avoir des renseignements de Belley même, mais personne ne sait ce qui se passe dans ces retraites où la Police n'entre jamais. Il fallait nécessairement s'adresser aux Frères... mais qu'en espérer ? Néanmoins on l'essaya. Un colporteur aborda deux novices de la communauté en leur demandant des nouvelles du Frère Paul de Sainte-Foi. Ils répondirent qu'il n'était plus au couvent. Mais dès qu'il leur en eut demandé le pourquoi, les deux novices le regardèrent d'un air soupçonneux, tournèrent le dos et partirent!

Enfin je cherchai quels avaient été les antécédents de Girard. À cet effet M. N** se rendit le mercredi 26 février au collège de St.-Nicolas à Paris. Un Monsieur vêtu d'habits laïques, en gilet noir et la calotte sur la tête, le reçut au parloir. Il se tint derrière une grille et la conversation fut courte : « Je désirerais, Monsieur, avoir des nouvelles du sieur Louis Girard, préfet de salubrité. - Je ne sais de qui vous voulez parler : M. Girard est-il encore dans la maison? - Je vous répète que je n'en sais rien : Il y était cependant.- Quand?- Il y a 8 ou 10 mois. - Cela se peut, je ne dis pas non : Eh bien! qu'en savez-vous? - Ce n'est pas mon affaire, je ne suis pas chargé de suivre les traces de ceux qui ont été ici. Je n'ai rien à dire sur eux. Je ne sais rien, je vous le répète. » Ne pouvant rien obtenir de ce côté. j'écrivis à Periers (Dép. de la Manche), lieu d'origine de Girard. Je reçus de M. Le Rendu, notaire, une réponse où il dit : « qu'on n'a aucun reproche à faire à Girard, si ce n'est d'avoir peu de fixité dans les idées. » M. G. Regnault, maire, avait déjà écrit dans le même sens. Je possède aussi une lettre de la mère de Girard à son fils, lettre fort affectueuse et sans récrimination aucune.

J'ajoute que la conduite de Girard à Genève a été fort satisfaisante. Les personnes chez lesquelles il a habité, comme celles auprès desquelles il a travaillé en rendent un excellent témoignage. Ses habitudes religieuses ont été exemplaires. Il serait encore en notre ville, si la mort de son père ne l'eût brusquement rappelé dans son pays.

Telles sont les recherches que j'ai faites et les renseignements que j'ai pris. Mes démarches n'ont pas toujours eu le succès que j'aurais désiré, mais à qui la faute? Pourquoi ce silence et cette retraite des deux novices ? Pourquoi les habitants de St.-Nicolas sont-ils muets et froids comme leurs murs? Rien n'a jamais infirmé les allégations de Girard, et toutes les lumières que j'ai recueillies lui ont été plutôt favorables. D'ailleurs, après la lettre du Supérieur-Général, le doute n'est plus possible. Quand on considère que le Révérend Gabriel a poussé la méchanceté jusqu'à nier tout séjour prolongé au couvent, et à faire de Girard un voleur, on sent qu'il est capable de beaucoup d'autres choses, et qu'il ne faut pas aller chercher la vérité à Belley, mais dans la bouche de l'infortuné novice.

Enfin pour montrer jusqu'où l'effronterie et l'impudence de ces gens peut aller, il faut mettre le public dans la confidence d'une visite que j'ai reçue ces jours derniers.

Le 21 août, (c'est le 27 que le Révérend Gabriel a écrit sa lettre) un individu se présente chez moi. Il était bien vêtu ; un air cafard des plus prononcés faisait assez connaître d'où il sortait. Il me demande des nouvelles de M. Girard. Vous venez de Belley, lui dis-je ? Il me répondit ,qu'il en venait, que l'affiche l'avait conduit à la lecture de la brochure, la brochure chez l'imprimeur et de l'imprimeur chez moi. Il me déclara s'appeler Léger, être intime de Girard, s'être souvent entretenu avec lui de ses doutes et de ses lectures de l'Ecriture Sainte.

Je me rappelai en effet que Girard m'avait parlé du Frère ou Père Léger comme de l'un de ceux avec qui il se trouvait le plus volontiers, il m'avait même raconté quelques traits de sa joyeuse humeur. Toutefois, lorsque ce Monsieur pour se donner créance eut ajouté que Girard lui avait confié son dessein de fuir, qu'il lui avait écrit deux fois depuis son évasion, mais que la seconde lettre seulement lui était parvenue, de sérieux soupçons s'élevèrent en moi. Je savais que Girard n'avait pas écrit. Je priai donc le soi-disant Léger de produire cette lettre. Il déclara ne l'avoir plus. Je lui contestai dès lors d'être le Frère Léger. Pour me convaincre il tira un certificat du Supérieur attestant que le sieur Léger avait quitté la maison le 19 juillet. Cette pièce était signée Gabriel Taborin.

Ces prétendues lettres de Girard, ce certificat du Révérend Gabriel, cet intime arrivant à point nommé, ce regard que je ne rencontrais jamais en face, tout cela trahissait l'émissaire qui vient reconnaître la place, en chercher le fort et le faible, tâcher de découvrir le point vulnérable. Girard m'a écrit depuis que le Père Léger a les cheveux blonds; celui-ci les avait noirs comme jais. Afin de prendre le trompeur à son piège et d'avoir des témoins, je ne fis aucune observation sur la valeur du certificat, et rompant bientôt la conversation , j'invitai le soi-disant ex-Frère à passer la soirée chez moi. Il promit, et à 7 heures il était là.

 

Après les civilités d'usage, nous parlâmes du Couvent et du Révérend Gabriel. Le portrait qu'il en fit était peu flatteur; il le traita d'homme sans foi ni loi, en un mot, de roué. Cependant il refusa toujours d'articuler aucun fait précis. Nous comprimes par là quel était son jeu ; il nous abandonnait le Supérieur pour se faire bien venir et obtenir quelque confidence en retour. Cela nous conduisit à Girard. Il avoua que le Père Supérieur l'avait traité durement, mais il déclara que la brochure renfermait de singulières exagérations; que Girard serait bien embarrassé de prouver tout ce qu'il avait avancé. Nous le priâmes de nous désigner les points sur lesquels portaient les exagérations : « Est-ce sur ce qu'il raconte de l'intérieur du Couvent et des principes éducatifs du Père Gabriel? - Non, dit-il, cela est vrai, mais les faits à l'appui sont faux. Vous ne faites donc pas la contrebande? - Nous faisons la contrebande des livres, dit-il : Ah ! Girard ne m'avait pas parlé de celle-là, lui répliquai-je... et le tabac ? Où l'achetez-vous alors, car vous en faites une assez forte consommation ? Chez qui faites-vous vos provisions? Pourriez-vous certifier que vous ne la faites pas? »

Notre homme dit ne pouvoir certifier, il attesta seulement qu'il, ne l'avait pas faite, ni vit faire; que du reste il n'était que depuis un an au Couvent. Se voyant débouté de ce point, il déclara que l'histoire de M. N*** était une pure invention. Mais, ô inadvertance ! il nomme la personne, et c'est précisément celle qu'avait désignée Girard. Un sourire qui parut sur nos figures lui fit sentir la bévue qu'il avait commise. Nous n'objectâmes rien à ses dénégations, il nous suffisait qu'il eût reconnu la personne au trait, pour être sûrs que c'était bien la vérité. Il nia complètement la scène des aveux et les coups de discipline, mais ne put jamais expliquer d'où venaient les marques que portait Girard. Il essaya bien de dire qu'il avait probablement reçu des coups au sortir du Couvent, mais il dut promptement abandonner cette supposition. Entre le départ de Belley, le 6 janvier à 11heures du soir, et l'arrivée à Genève, le lendemain à 2 heures, il n'y a pas assez de temps pour expliquer des plaies en semblable état.

Du reste, jamais le faux Léger n'a révoqué en doute le noviciat de Girard, son nom de Paul de Sainte-Foi, et son séjour parmi les Frères. Il en a toujours parlé comme de choses avérées. Il ne savait rien du prétendu vol des hardes, ni du projet de vendre sa conscience.

 

La fin de la soirée fut singulièrement embarrassante pour lui; il ne s'était pas attendu à subir un interrogatoire en présence de trois personnes. Jamais nous ne pûmes savoir les motifs de sa sortie de l'Institut. Il laissa échapper que son nom de religion était Alfred, et prétendit que Léger était son nom de famille. Il se dit originaire de la Bretagne et refusa de nommer sa ville natale. Ce qu'il désirait savoir et ce qui fit à mainte reprise l'objet de ses questions, c'était la demeure de Girard. Que fait-il? Est-il à Genève ou à l'étranger? En quel lieu habite-t-il ? ne pourrai-je pas voir mon ami? etc. Lorsque nous nous levâmes pour lui donner le signal du départ, il renouvela ses instances. Je lui dis brièvement, qu'il m'était impossible de le satisfaire. Je lui mis son chapeau à la main et le conduisis poliment à la porte. Le lendemain j'allai faire ma déposition à la police afin de signaler le personnage à qui de droit.

 

Que le public juge maintenant de quel côté est la vérité et de quel côté est le mensonge et l'artifice.

 

J'ose croire que la prudence, la modération et la bonne foi que nous avons mise en toute cette affaire, ainsi que la charité chrétienne que nous avons exercée envers un malheureux montreront à tous les honnêtes gens, catholiques-romains aussi bien que réformés, que nous ne sommes pas poussés par une conviction fanatique qui ne reconnaît plus d'autre mobile que la haine du catholicisme, et que notre Religion ne consiste pas à calomnier celle d'autrui, bien qu'il plaise d'ainsi dire à Monsieur l'abbé Mermillod et à son digne acolyte l'éditeur Leclerc.

 

Quant à ces Messieurs, je ne sais en vérité, quel rôle ils jouent en tout ceci. Je me borne à souhaiter pour leur honneur qu'ils aient été dupes et n'aient pas trempé dans cette pieuse fraude.

 

Fait à Genève, le 5 septembre 1851.

H. OLTRAMARE, pasteur.

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Table des matières

 


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(*) Voyez le numéro de samedi 30 août 1851. Le même article a été mis en vente sous le titre de Deux Jésuites protestants démasqués.

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(**) Ceci montre que M. Girard fait erreur dans sa brochure en mettant son entrée au couvent au 19 août, et par conséquent explique comment le Père Deschamps a pu prêcher à Paris le 15 août. Le voyage aura en lieu un peu plus tard. Peut-être faut-il lire dans la brochure 23 et 29 au lieu de 13 et 19 août.