LES FONDEMENTS EN RUINES(*1)

SECOND DISCOURS

1849

L'ACTION

 

SERMONS

par

ADOLPHE MONOD

 

TROISIEME ÉDITION

TROISIEME SÉRIE

 

G. FISCHBACHER, ÉDITEUR 33, RUE DE SEINE, 33

1881

septembre1999

 


« Quand les fondements sont ruinés, le juste. que fera-t-il ? » PSAUME XI, V. 3).

 

Une âme honnête et religieuse, placée dans une situation difficile, est appelée à choisir entre deux partis, l'un de faiblesse, l'autre de force. Le parti de faiblesse, dont l'ambition suprême est de « n'être pas « vaincu par le mal, » subit la position, comme une nécessité inévitable avec laquelle il faut s'arranger du mieux qu'on peut; le parti de force, qui n'aspire à rien moins qu'à « vaincre le mal par le bien, » accepte la position, comme une dispensation paternelle dont on doit tirer avantage. Or, c'est l'un des plus magnifiques privilèges de la foi, qu'elle n'est jamais réduite à un parti de faiblesse, et qu'un parti de force lui reste toujours ouvert, parce qu'elle a à faire, non à une destinée aveugle', mais à un père aussi prévoyant que tendre, qui ménage à ses enfants les conditions les plus favorables pour l'accomplissement de sa volonté.

 

Il suffit à la piété sincère d'Hanani d'aller gémir, dans le sein de son frère, sur la triste condition des Juifs laissés en Judée, sur la muraille de Jérusalem détruite et ses portes consumées par le feu (*2): - voilà le parti de la faiblesse. Mais Néhémie part; il prend occasion de tant de maux, pour gagner le coeur du roi son maître (*3), et pour réveiller le zèle de ses concitoyens (*4); des complots incessants des Samaritains, pour exercer le courage et presser l'activité de ses soldats-travailleurs (*5); de la détresse intolérable du pauvre, pour développer chez le riche une libéralité exemplaire (*6); des atteintes profondes portées à la loi de Dieu, pour la remettre en vigueur par une alliance solennelle (*7); de chaque abus, pour amener une réforme, et de chaque obstacle, pour s'en faire un appui(*8); et laisse enfin, après un labeur de plus de douze années, Jérusalem rebâtie, la Judée en repos, et la constitution civile et religieuse de Moïse plus fidèlement observée qu'elle ne l'avait été peut-être dans aucun temps, sans en excepter les jours de Moïse lui-même : voilà le parti de la force. Il suffit à l'esprit éclairé d'Érasme de se tenir étranger aux désordres qui ont envahi l'Église, et de les poursuivre de sa plume à la fois savante et spirituelle : voilà le parti de la faiblesse. Mais Luther se lève; il oppose, à l'erreur triomphante, les leçons de la Parole de Dieu, tour à tour exposée devant les docteurs et prêchée devant la multitude; à la vénalité des indulgences, ses thèses sur la grâce, affichées sur le portail de l'église de Wittemberg; à l'excommunication du pape, la bulle romaine brûlée sur la place publique; à la lumière mise sous le boisseau, la Bible allemande semée par toute l'Allemagne, et fixant sa foi avec sa littérature; à l'assemblée des princes et des évêques, la fermeté héroïque d'un mot qui renvoie ses ennemis confondus : « Me voici : au nom de Dieu, je ne puis autrement; que Dieu me soit en aide ! » et l'Église, qu'il a trouvée, en venant au monde, prête à rompre les derniers liens qui la rattachaient à son origine, il la laisse, en mourant, plus solidement assise qu'elle ne le fût jamais, depuis les jours de saint Paul, de saint Pierre et de saint Jean, « sur le fondement des apôtres et des prophètes, avec Jésus-Christ lui-même pour la maîtresse pierre du coin (*9) » voilà le parti de la force.

Et nous, mes frères, dans ces « jours mauvais (*10) » où Dieu nous a fait vivre, mais qui, tout mauvais qu'ils sont, entrent, nous l'avons vu, dans le plan qu'il a formé pour soumettre la terre à Jésus-Christ, quel parti de faiblesse avons-nous à éviter, quel parti de force à prendre ? Comment trouver, dans les fondements ruinés qui nous entourent, une base toute prête pour une construction nouvelle et plus solide? Quel avantage tirer de cet ébranlement politique, comme citoyen; de cet ébranlement social, comme chef de famille; de cet ébranlement religieux, comme membre de l'Église; de cet ébranlement spirituel, comme homme? Telle est la question que je me propose aujourd'hui: que le Dieu de Luther, de Néhémie, de David, me soit en aide !

 

Ce tremblement de la terre politique qui se fait sentir de toutes parts, et qui menace d'ajouter chaque jour de nouvelles ruines aux ruines qu'il a déjà faites, pourrait aisément suggérer au chrétien la tentation de se soustraire aux embarras communs par la retraite ou par l'inaction. Jeter de dessus ses épaules toute intervention et toute responsabilité dans la chose publique, s'enfermer dans le cercle étroit de l'intérêt privé, et ne plus s'occuper que de sauver du naufrage sa fortune personnelle, c'est un parti commode sans doute, mais c'est un parti de faiblesse. L'appel sérieux que nous adresse, par tous ces mouvements étranges, le Dieu qui « répand les nations et les ramène (*11), » qui « change les temps et les saisons, ôte les rois et établit les rois (*12), » cet appel, que deviendra-t-il, si chacun fuit devant les obligations qu'il impose? Non pas fuir, mais demeurer, pour combattre l'ébranlement politique par une action chrétienne, qui le fera tourner enfin au bien de l'État: c'est le parti de la force, et le seul qui convienne à la foi.

 

Cette action, ce sera peut-être une action politique. Avec les lois qui nous régissent aujourd'hui, ceci regarde la presque totalité des hommes qui m'écoutent. Cette intervention qu'elles ménagent à chaque citoyen dans les affaires du pays, n'en doutez pas, c'est un talent que Dieu vous a confié et dont il vous demandera compte; et devant lui, qui regarde au coeur, non aux résultats, vous êtes aussi responsable de votre dix-millionième d'influence, que si vous conduisiez la main de la nation tout entière.

 

Eh bien ! si vous êtes convaincu que certaines institutions valent mieux que d'autres, dans la situation donnée, pour le développement de la puissance et de la prospérité publiques, pour l'amélioration des lois et des moeurs, pour le progrès des lumières et de la religion, servez cette conviction de tout votre pouvoir, mais par des moyens chrétiens et dans un esprit chrétien, devant Dieu et devant les hommes. N'employez jamais que des moyens droits, généreux comme le dévouement, purs comme le scrupule, et soigneusement dégagés de tout ce qui sent l'insurrection, le complot, le mensonge, ou quelque autre souillure de ce monde. Qu'on vous voie toujours animé d'un esprit de vrai patriotisme, qui cherche, sans intérêt, sans flatterie, sans lâche complaisance, le vrai bien du pays, en même temps que celui de l'humanité tout entière. Jamais cet esprit de parti, qui traîne un homme à la remorque d'un autre homme, ou seulement d'un nom d'homme; jamais cet esprit d'ambition personnelle, qui n'aspire qu'à faire le vide devant soi; jamais cet esprit d'animosité ou d'amour propre, qui, pour un mot, pour un geste, met les armes à la main à deux citoyens, que sais-je ? peut-être à deux représentants de la nation, qui se résignent ce jour-là à ne représenter que ses passions et ses préjugés !

 

Hélas ! en voilà assez pour faire de vous, aux yeux de plusieurs, un homme à part, si ce n'est un homme impossible; et je ne serais pas surpris que tel de mes auditeurs eût senti, en m'écoutant, ses lèvres effleurées par un sourire de compassion pour l'innocence du prédicateur. Ah ! le prédicateur en sait plus que l'homme du monde sur la corruption du siècle, instruit qu'il est par cet Évangile qui seul ose sonder un mal dont il apporte seul le remède. Mais, j'en conviens, je veux que le chrétien sache être un homme à part, comme l'a été son Maître, plutôt que de « suivre la multitude pour faire le mal; » je veux même qu'il soit un homme impossible, s'il ne doit être possible qu'à la condition de « participer aux oeuvres infructueuses des ténèbres. » Qu'il ne recule ni devant les fatigues, ni devant les sacrifices, ni devant l'impopularité, ni devant la calomnie, ni devant la mort; mais devant l'immoralité ou l'irréligion, oui, qu'il recule : ce ne sera pas « fuir sur la montagne, » ce sera se sauver dans le sein de Dieu. Mais je ne ferai pas à mon pays l'injure de croire qu'il soit impossible de le servir honnêtement et consciencieusement. Il s'est toujours trouvé des hommes qui ont su concilier le service de la patrie, comme citoyens, comme administrateurs, comme magistrats, comme guerriers, avec le service de Dieu; et quand ces hommes de bien ont le courage de se montrer tels qu'ils sont, il s'en groupe d'autres autour d'eux, d'une moindre énergie, mais à qui il ne manque que cet appui pour marcher sans reproche.

 

Quoi qu'il en soit, à cette action politique, le citoyen chrétien doit en joindre une autre, qui est accessible à tous et toujours: une action religieuse. J'appelle ainsi l'exercice de ces vertus évangéliques qui se rapportent aux institutions civiles. En tout temps, en toute contrée, le chrétien doit donner l'exemple du respect pour l'ordre établi; à moins qu'abusant de cet ordre pour opprimer sa conscience, on ne le mette dans la nécessité de choisir entre l'autorité de Dieu et celle des hommes: son choix alors ne saurait être douteux (*13) Avec cette seule exception, le chrétien doit être soumis aux puissances établies ; car il est écrit - « Que toute personne soit soumise aux puissances supérieures; car il n'y a point de puissance qui ne vienne de Dieu, et les puissances qui subsistent sont ordonnées de Dieu. C'est pourquoi celui qui résiste à la puissance, résiste à l'ordonnance de Dieu; et ceux qui y résistent feront venir la condamnation sur eux-mêmes... Rendez donc à tous ce qui leur est dû: à qui le péage, le péage; à qui la crainte, la crainte; à qui l'honneur, l'honneur (*14); » et encore : « Soyez soumis à tout établissement humain, pour l'amour de Dieu; soit au roi, comme à celui qui est pardessus les autres; soit aux gouverneurs, comme à ceux qui sont envoyés de sa part pour la punition des méchants et pour la louange des gens de bien (*15). » Le chrétien doit honorer les puissances dans ses discours ; car il est écrit: « Tu ne médiras point des juges, et tu ne maudiras point le prince de ton peuple (*16); rendez honneur à tous, craignez Dieu, honorez le roi (*17). » Le chrétien doit faire plus encore: il doit prier pour les puissances; car il est écrit : « Je recommande, avant toutes choses, que l'on fasse des requêtes, des prières, des supplications, et des actions de grâces pour tous les hommes, pour les rois et pour tous ceux qui sont constitués en dignité, afin que nous puissions mener une vie paisible et tranquille en toute piété et honnêteté: car cela est bon et agréable devant Dieu, notre Sauveur (*18). » Ces préceptes vous sont bien connus; mais avez-vous tenu compte de la gravité religieuse avec laquelle ils sont inculqués, surtout dans les derniers mots que je viens de lire ? Savez-vous bien que les péchés contraires sont rangés par l'Écriture parmi les plus noirs que les hommes puissent commettre? Avez-vous remarqué que Barrabas, cet objet d'une exécrable préférence, « avait été jeté en prison pour une sédition qui s'était faite dans la ville et pour un meurtre (*19) ? » que saint Jude associe le révolutionnaire Coré à l'avare Balaam, et à Caïn le meurtrier (*20)? et que le même apôtre se joint à saint Pierre pour marquer l'esprit insubordonné, que dis-je ? l'esprit irrespectueux, d'une réprobation spéciale, en compagnie des plus honteux excès: « Le Seigneur sait ainsi délivrer de la tentation les hommes pieux, et réserver les injustes pour être punis au jour du jugement, principalement ceux qui suivent les mouvements de la chair dans la convoitise de l'impureté, et qui méprisent la domination, gens audacieux, adonnés à leurs sens, et qui ne craignent point de blâmeries dignités (*21). »

 

Mais, véritablement, suis-je de mon siècle, suis-je de mon peuple, en parlant de cette manière ? Non, je ne parlerais pas comme je fais, si j'avais reçu mon évangile des mains du siècle: de ce siècle, qui se fait un jeu indigne, ou un détestable calcul, de prodiguer le mépris et l'outrage aux princes et aux gouverneurs des nations, et d'appeler chaque matin sur eux, dans ces feuilles légères qui courent de main en main, au lieu des grâces du ciel, les inimitiés de la terre, en attendant que vienne l'occasion, impatiemment attendue, de traduire ces coupables maximes en actes plus coupables encore. Je ne parlerais pas non plus comme je fais, si j'avais reçu mon évangile des mains de mon propre peuple : de ce peuple si généreux, si indomptable, mais si remuant; de ce peuple, qui a donné l'exemple aux autres des renversements politiques, hélas ! et à qui l'on a fait si souvent une gloire de le leur avoir donné. Mais, parce que j'ai reçu mon évangile de Jésus-Christ, je vous le donne, tel qu'il est, sans altérer, ou, pour reproduire l'énergie originale de l'Apôtre, « sans frelater la parole de Dieu (*22); » ce noble et saint Évangile, qui condamne, avec une égale sévérité, les injustices des princes et les séditions des peuples, l'oppression du grand et la vengeance du petit, l'avarice du riche et la jalousie du pauvre, et qui enseigne à tous à ne poursuivre leur droit, quoi que fassent les autres, que par des chemins où il soit permis à la bénédiction divine de les suivre. Plus les principes de l'Évangile sur cette matière sont ignorés, méconnus, foulés aux pieds, plus nous devons, nous, les crier sur les toits, et vous, les relever par vos exemples. Plus que jamais, chrétiens, montrons-nous bons citoyens. Bons citoyens dans nos actes: soumis aux ordres légitimes de l'autorité, telle qu'elle nous est donnée de Dieu, et obéissants aux lois, telles qu'elles sont, malgré tout ce qui peut leur manquer encore. Bons citoyens dans nos discours : respectueux dans les jugements que nous portons sur les actes publics; vrais, mais respectueux; justes, mais respectueux; sévères, s'il y a lieu, mais respectueux encore, et rompant sans ménagement avec cet esprit léger, sceptique, frondeur, qui mine l'une après l'autre toutes les administrations. Bons citoyens jusque dans nos prières: donnant une place, tous les jours, dans le secret du cabinet et dans le sanctuaire de la famille, à ceux qui sont chargés du fardeau pesant et envié des affaires. Ah ! quelle gloire pour l'Évangile, si, en cherchant au sein de ce peuple les hommes à la fois les plus intraitables, quand il s'agit de prêter leurs mains au mal, et les plus exacts, les plus fidèles, quand il s'agit de maintenir l'ordre publie, on est contraint de nommer, en première ligne, les protestants, et, parmi les protestants, ceux qui le sont dans l'esprit de Luther et de Calvin, de saint Paul et de saint Jean !

 

Si l'ébranlement politique est ce qui frappe le plus le vulgaire dans la crise contemporaine, les hommes réfléchis s'accordent à chercher le principe et la fin de cette crise dans un autre ébranlement, moins visible, mais plus profond: l'ébranlement social. Avec la mesure, telle quelle, de liberté et d'égalité, à laquelle les peuples les plus civilisés de l'Europe ont atteint, ou peuvent aspirer dans un prochain avenir, les masses ne se remueraient pas pour un changement d'administration, de dynastie, ou même de constitution, si on ne leur faisait entrevoir une révolution sociale au terme de la révolution politique Un mal réel et grave, la répartition trop inégale et surtout trop peu équitable, des biens de la vie, pèse sur l'humanité d'un poids croissant avec les progrès de la civilisation. Préoccupés à bon droit de la nécessité d'un prompt remède, mais ignorants du seul véritable, des esprits systématiques ou téméraires en proposent un illusoire et funeste. Ils s'attaquent au principe même de la propriété et, quand ils sont conséquents, ils n'épargnent pas davantage celui de la famille; car, malgré les impressions si différentes que réveillent ces deux noms, dont l'un semble faire appel à l'intérêt, tandis que l'autre est le symbole de l'amour, ils sont inséparables au fond: nés ensemble, nourris ensemble, ils vivent ensemble et mourraient ensemble. Ce n'est pas le lieu de développer cette thèse, mais elle est incontestable: la propriété est à la famille à peu près ce que le corps est à l'âme; le corps ne vaut pas l'âme assurément, mais l'âme ne peut exister ici-bas sans le corps. L'aveugle secousse donnée à la propriété, et par la propriété à la famille. au nom du bien-être ,général mal entendu, voilà le plus redoutable péril de la situation, et un péril qu'une réaction du dedans ou une intervention du dehors, trouvera plus de peine à conjurer.. qu'elle n'en trouve à soutenir un trône chancelant ou à relever un trône abattu. Mais, « ce qui est impossible aux hommes est possible à Dieu. » Par l'Évangile, la société compromise peut encore être raffermie sur ses bases; et c'est par vous, plus spécialement, que Dieu veut le lui faire voir, chefs de famille, à qui il a confié une fortune à administrer et une famille à conduire. Que d'autres, cherchant leur refuge dans un parti de faiblesse, ne songent qu'à mettre en lieu sûr leur fortune menacée, et à isoler leur famille au sein de la société menaçante, vous avez mieux à faire, et un parti de force à prendre. Montrez la propriété administrée selon l'Évangile et la famille conduite selon l'Évangile, et vous contraindrez ceux qui vous contemplent à reconnaître le salut de la société dans les institutions attaquées.

 

On attaque la propriété mais pourquoi? Comment expliquer des accusations ouvertes, répétées, systématiques, contre un droit qui est la raison d'être de la société, et auquel elle ne saurait porter atteinte sans se détruire de ses propres mains? S'en prendre à la jalousie et à la cupidité des classes mal partagées, c'est ne répondre qu'à demi: sans contredit, le débat a des proportions moins mesquines et des éléments plus sérieux. Faites, j'y consens, la part du pauvre dans le problème qui nous occupe; mais laissez-moi faire celle du riche., pour qui je parle en ce moment. Je le dis avec la liberté qui sied à un ministre de l'Évangile: on n'aurait vraisemblablement jamais attaqué la propriété, si elle avait été administrée selon les vues de Dieu. En mettant dans la distribution des richesses cette inégalité qu'il a mise partout, et qui est nécessaire à l'ordre matériel de la société autant qu'à son ordre moral, Dieu, qui est « le père de tous, » n'a pas entendu sacrifier la majorité de ses créatures à une minorité privilégiée (*23) ; mais il a si bien combiné et balancé toutes choses, qu'il suffit au bien commun que chacun soit fidèle à sa vocation propre, et qu'il n'y a pas d'intérêt particulier qui, dûment poursuivi, ne concoure à l'intérêt général. Que le propriétaire, entrant dans ce dessein paternel, eût considéré sa fortune comme un dépôt qu'il a reçu de Dieu, et qu'il est tenu d'administrer pour l'utilité de ses semblables; que, tout en pourvoyant d'abord aux besoins de la famille, pour laquelle et par laquelle la propriété s'est formée (*24), il se fût montré en même temps pénétré dit désir de servir la société, à laquelle il se doit dans la proportion des avantages dont elle le fait jouir, que, dans cet esprit vraiment humanitaire, parce qu'il est vraiment chrétien, on l'eût vu, supérieur aux entraînements de l'égoïsme, « suppléer par son abondance à l'indigence des autres.. » et créer un équilibre d'autant plus salutaire qu'il serait le fruit de la charité : alors, ou le socialisme ne serait pas né, ou le riche en aurait les mains nettes. Mais est-ce là ce qu'on a vu, je vous le demande? Eh ! si l'on avait vu tout le contraire ? Si l'on avait vu le riche administrant une fortune, reçue de Dieu et recueillie au sein de la société, comme s'il n'avait à en répondre ni à la société ni à Dieu; si on l'avait vu. toujours également égoïste sous des noms divers, tantôt avare, tantôt prodigue, tantôt enfouir son trésor dans la terre, tantôt le jeter dans les plaisirs, dans le luxe, dans la vanité, si ce n'est dans la convoitise et le péché? Ah ! s'il y avait quelque vérité dans ce tableau, faudrait-il s'étonner de voir la mission bienfaisante de la propriété méconnue d'autrui, après l'avoir été d'elle-même?

 

Eh bien ! c'est à vous, chefs de famille chrétiens (le réhabiliter la propriété, par une administration conforme au plan de Dieu et à l'esprit de Jésus-Christ. Posez-vous cette question : Que serait-il à souhaiter que fissent tous les chefs de famille qui possèdent quelque chose, pour donner satisfaction au malaise social de l'époque, dans les limites du possible et du juste ? Puis, la réponse trouvée, mettez-la en pratique vous-même, fussiez-vous seul: aussi bien, quand il s'agit moins d'une oeuvre à accomplir que d'un principe à mettre en honneur qui peut dire ce que peut faire un homme, un seul homme? Levez-vous donc, et à l'oeuvre ! Toutefois, calculez bien la dépense, avant de commencer à bâtir (*25). Il ne suffit pas ici de faire comme tels autres, ou mieux que tels autres : il faut faire ce que Dieu commande, et ce à quoi Jésus-Christ oblige. Il ne s'agit pas non plus de laisser tomber quelques rognures de votre bien-être ou de votre superflu dans la caisse de la bienfaisance, vaincu par l'importunité des demandes, ou par le cri de votre conscience : il s'agit d'administrer fidèlement le fond même de votre fortune; il s'agit de faire à la société sa place dans votre budget à côté de la famille. D'autres ont donné de la sorte, ou pour une fondation charitable, ou pour une mission lointaine, on pour une nation secouant une oppression séculaire: donnez à votre tour, pour répondre au besoin pressant du moment, pour occuper l'ouvrier valide, pour entretenir l'ouvrier invalide, pour justifier l'ordre divin et humain, pour confondre le socialisme et pour le détruire, mais en le dissolvant dans la charité. Les détails, je les abandonne à vos méditations personnelles; mais convenez que si les clameurs incessantes du socialisme vous poussaient dans la voie que j'ouvre devant vous, le socialisme vous aurait appris le secret de la propriété, et que si ]a leçon était généralement entendue, l'ébranlement social de l'époque deviendrait, entre les mains de Jésus-Christ, l'occasion d'établir la société sur des bases inébranlables.

 

Mais une autre obligation plus grave encore vous est imposée, chefs de famille: sauver la famille méconnue, en montrant au monde la famille chrétienne. Cette matière est trop considérable pour trouver ici le développement qui lui appartient; j'en ferai., s'il plaît à Dieu, l'objet d'un discours spécial, et me borne ici aux points essentiels. Qu'on ait intérêt à combattre la famille, quand on combat la propriété, cela se conçoit; mais il reste à expliquer où l'on trouve le courage de s'attaquer à ce saint abri des moeurs privées, à ce saint berceau des moeurs publiques. L'excès d'audace nécessaire pour cette guerre impie se trahit par les précautions infinies, que dis-je ? par les dénégations toujours prêtes, dont on se croit obligé de se protéger, comme d'un chemin couvert dans un siège. Cette audace ne serait venue à personne, si la famille eût été contemplée, telle que Jésus-Christ l'a faite, dans toute sa gloire et avec tous ses bienfaits. Mais, hélas ! quand on a vu la famille, telle qu'elle est le plus souvent: des époux, qui semblent se plaire mieux séparés que réunis ; des enfants, à qui l'on s'inquiète plus de transmettre un héritage que des principes; des frères et des soeurs, qui se refroidissent les uns pour les autres à mesure que la vie les disperse; l'éducation domestique absorbée dans l'éducation publique; des maîtres et des serviteurs unis par le seul intérêt - pour ne rien dire de ces inimitiés secrètes, de ces antipathies profondes, qui se font jour au dehors par degrés dans tant de familles, quand elles n'éclatent pas tout à coup par quelque épouvantable tragédie : - alors on a pris courage contre la famille, parce qu'on s'adressait à une société en qui la foi à la famille menaçait de s'éteindre. Eh bien, c'est cette foi qu'il faut ressusciter; et vous ne le pourrez que si vous portez dans la famille celui qui ressuscite les morts, Jésus-Christ, le centre vivant de la famille et son ciment spirituel. Cette démonstration vous regarde, chefs de famille, et c'est par vous que Dieu veut prêcher ce sermon au monde. Montrez, vous dis-je., montrez seulement la famille dans toute sa gloire et avec tous ses bienfaits, en la montrant animée de la foi de Jésus-Christ. Montrez-la, telle que la peint le Saint-Esprit par la plume de l'Apôtre (*26), comme le théâtre où se déploient, dans leurs symboles les plus heureux, les rapports de l'âme fidèle à Jésus-Christ, et ceux de Jésus-Christ à l'âme fidèle. Montrez une maison, où la femme est soumise à son mari comme l'Église est soumise à Christ, et où le mari aime sa femme comme Christ a aimé l'Eglise; où les enfants obéissent à leurs parents ainsi que les enfants de Dieu obéissent à leur Père céleste, et où les parents gouvernent leurs enfants ainsi que Dieu gouverne les siens, par la loi d'un saint amour; où les domestiques servent leurs maîtres dans le même esprit que les chrétiens servent le Seigneur, et où les maîtres commandent à leurs domestiques dans le même esprit que le Seigneur commande à ses disciples. Ah ! devant ce tableau, s'il était passé des pages du livre dans la réalité de la vie, toute parole contre la famille expirerait sur les lèvres, je dis plus, toute pensée contre la famille serait étouffée dans les coeurs. Mais ces pensées, mais ces paroles, tout indignes qu'elles sont, que de bien ne nous auront-elles pas fait. si l'indignation même qu'elles nous inspirent et le péril qu'elles nous créent, nous pressent de rechercher les sentiers anciens pour retrouver la tradition perdue de la famille chrétienne, et pour la redonner au monde !

 

J'en appelle à tous ceux qui m'écoutent; je m'adresse aux sentiments les plus intimes de leurs coeurs. Je vous suppose, qui que vous soyez, sur votre lit de mort, aujourd'hui, dans le désordre de la situation présente, dans cette ignorance plus qu'ordinaire du lendemain: qu'est-ce qui vous donnera la paix pour ceux qui vous survivent ? Pensez-y. La fortune: où en est-il d'assez solidement établie ? Le crédit: quand la faveur populaire fut-elle plus changeante? Le bien-être: demandez autour de vous si les ébranlements du jour le respectent. La santé, la vie : mais la guerre, mais l'émeute, mais les barricades, mais la fureur des partis, vous les avez donc oubliés ! Qu'est-ce donc enfin, au sein de ce naufrage effroyable, a la vue de ces débris qui roulent, de ces cordages qui se rompent, de ces voiles qui se déchirent, de ces mâts qui se brisent, de ces flancs du navire qui craquent et qui s'entr'ouvrent, qu'est-ce qui peut vous faire mourir en paix? Une seule chose, je le dis hardiment pour vous: c'est de laisser après vous des enfants résolus d'écouter Jésus-Christ, de suivre Jésus-Christ, de vivre à Jésus-Christ et de mourir en Jésus-Christ. Eh bien! qui a appris cela à tant de gens qui l'ignoraient hier ? C'est l'ébranlement social de l'époque. Tant il est vrai que cet ébranlement sera tourné à l'avantage de la société, si les chefs de famille en prennent occasion de rétablir, en Jésus-Christ, la famille avec la propriété ! De tous les livres qui se font en faveur du socialisme, il n'y en a que deux que je craigne; ils s'écrivent déjà depuis longtemps, et chacun de nous peut-être y a fourni plus d'une page: l'un s'appelle la mauvaise administration de la propriété, et l'autre le mauvais gouvernement de la famille. Il est plus que temps de commencer les deux livres contraires : l'administration chrétienne de la propriété, et le gouvernement chrétien de la famille. Béni soit de la part de Dieu celui qui y mettra la première main !

 

Les ébranlements divers que nous passons en revue, pour nous rendre compte de l'action que nous devons opposer à chacun d'eux, se rattachent étroitement les uns aux autres; ou plutôt, ce sont moins des ébranlements divers qu'un même ébranlement général, contemplé successivement dans ses applications diverses, (lue nous rangeons dans l'ordre de leur gravité et de leur étendue. Si l'ébranlement politique prend son point de départ dans l'ébranlement social, l'ébranlement social, à son tour, se rattache à l'ébranlement de la société religieuse, à l'ébranlement ecclésiastique. Ni les pouvoirs publics ne seraient si tourmentés, ni les bases de la société si remuées, si l'Église de Jésus-Christ accomplissait auprès de l'État et de la famille sa mission d'ordre et de régénération. Mais cet ordre, cette régénération, comment l'Église les apporterait-elle aux autres, quand elle en est à les chercher pour elle-même ? Elle n'est point à la hauteur de sa vocation, chacun le lui reproche, elle-même en a le sentiment; mais comment s'y placera-t-elle'? Nul ne sait le lui dire : et ce secret semble réservé pour une Église à venir, après laquelle soupirent les enfants de Dieu disséminés dans toutes les communions chrétiennes, pour ne pas dire, après laquelle soupire le genre humain, qui pressent sa délivrance dans celle de l'Église. Jugez de ce qui se passe dans le reste du monde par ce qui nous arrive à nous-mêmes : voyez la question de l'Église grandissant d'année en année; voyez-la, usurpant la place qui devrait être réservée aux fondements de la foi et de la vie; voyez-la, résolue en sens opposés par des hommes également jaloux d'obéir à leur Maître commun, et dont les uns vont se reposer de leur malaise dans la position qu'un malaise semblable contraint les autres à abandonner, sauf à en rechanger demain peut-être, quand une expérience contraire les aura désabusés.

 

Si un parti de faiblesse pouvait jamais être excusable, ce serait en présence de cette agitation infinie. Il est si facile de se dire alors: La situation de l'Église est désespérée; nous n'y pouvons rien; cessons de nous occuper d'elle, et que chacun s'inquiète seulement de lui-même et de sa maison. Mais parler de la sorte, et agir en conséquence, c'est «fuir sur la montagne; » c'est donner le funeste exemple d'une mollesse énervante et d'un individualisme égoïste ; c'est forfaire à la mission religieuse de l'époque, manifestement appelée, si ce n'est à fonder l'Eglise nouvelle (je ne sais, Dieu le sait), du moins à la préparer. A quoi j'ajoute que, si l'on appartient à une Église désorganisée, comme l'est malheureusement aujourd'hui la nôtre, c'est se rendre coupable d'une véritable infidélité, puisque c'est prendre son parti d'un état de choses qui donne accès à des doctrines d'erreur. Ici encore, l'esprit qui a dicté le Psaume XI saura nous suggérer un parti de force. Où les âmes ordinaires ne voient que des raisons de désespérer pour l'Église, cet esprit nous en fera voir de travailler d'une ardeur nouvelle à sa réformation, jusqu'à ce qu'elle devienne « le sel de la terre, la lumière du monde, la maison de Dieu, la colonne et l'appui de la vérité . »

 

Ayons la simplicité de l'avouer: si le problème ecclésiastique du jour me paraissait résolu, et la théorie de l'Église nouvelle trouvée, mon chemin serait tout tracé. Je sortirais alors sur-le-champ de la position actuelle, non sans regret, mais sans scrupule, pour fonder, au lien de l'Église telle qu'elle est, l'Église telle qu'elle doit être. Mais il s'en faut beaucoup que ce, problème soit résolu pour moi; et je crois pouvoir ajouter, sans présomption, qu'il s'en faut beaucoup aussi qu'il le soit pour le peuple de Dieu. Dans cette situation, je ne saurais me déterminer, quant à moi, à fonder un ordre nouveau : les temps ne sont pas mûrs, les choses ne sont pas prêtes. Je risquerais de devancer le Seigneur et de marcher sans lui. Je risquerais de me bâtir une maison à part, qui ne s'alignerait pas avec le dessein de l'ensemble., et qu'il faudrait bientôt abattre pour faire place à un plus grand ouvrage. Je risquerais même, tout en corrigeant certains abus qui offusquent aujourd'hui ma vue, d'en introduire d'autres qui, bien que moins éclatants, pourraient être tout aussi graves, que sais-je? plus graves encore peut-être. Mais, comme on peut.. sans élever encore les murs d'un édifice, concourir à sa construction, par un travail moins aperçu, mais non moins utile, en recueillant des matériaux, en déblayant le terrain ou seulement en dressant des plans, il reste aussi à ceux qui ne se sentent pas appelés à poser aujourd'hui les bases de l'Église nouvelle, des moyens préparatoires de contribuer à son établissement futur. En deux mots: travaillons au développement extérieur de l'Église dans l'avenir, par son développement intérieur dans le présent. Je m'explique.

 

L'Église de Jésus-Christ sur la terre a, deux éléments, l'un extérieur et visible, l'autre intérieur et invisible. Ce qui est visible, c'est la forme de l'Église. sa constitution, sa loi écrite; ce qui est invisible., c'est l'esprit de l'Église, sa foi, sa vie. Or, comme le second de ces éléments est le plus considérable, c'est aussi celui à qui revient la plus grande part d'action, même au dehors. L'influence de l'Église visible sur l'invisible est réelle, incontestable; mais l'influence de l'Église invisible sur la visible est suprême et décisive. Après tout, ce n'est pas la forme qui fait l'esprit., c'est l'esprit qui fait la forme ; ce n'est pas l'organisation (lui appelle la vie, c'est la vie qui appelle l'organisation. Il en va de l'Église extérieure, passez-moi cette comparaison familière, comme de ces habitations que certains animaux se font à eux-mêmes.. en les tirant de leur substance propre. La .coquille n'a pas produit la vie qu'elle protège ; mais la vie a produit la coquille où elle cherche un abri. Ce n'est même qu'à cette condition qu'elle l'y trouve: l'animal languirait, il périrait, dans une maison de construction étrangère, fût-elle en soi plus commode ou plus sûre que celle qu'il a extraite de son sein. Aussi, qui saurait nourrir la vie de l'animal et accroître sa vigueur, prendrait le vrai moyen pour fortifier et embellir la coquille dont il doit s'entourer. Cette coquille est l'humble, mais fidèle emblème de l'Église. L'Église ne saurait avoir de bonne organisation que celle qui est le produit, l'expression et la mesure de sa vie intérieure. Une organisation trop forte pour la vie pèse sur elle et l'écrase ; une organisation trop faible pour la vie. lui cède et se brise; il n'y a qu'une manière de tout concilier, sans rien compromettre: c'est que les deux développements soient simultanés et proportionnels. Si donc le temps n'est pas venu de réorganiser l'Église, il nous reste pourtant aujourd'hui un moyen de travailler efficacement., quoique indirectement, à son progrès futur: c'est de concentrer tous nos efforts sur le progrès de la vie spirituelle, de la foi, de la piété, de la charité, dans son sein, en comptant sur l'Église invisible pour renouveler graduellement l'Eglise visible à son image.

L'expérience de notre réveil, sans être bien longue, a de quoi nous encourager dans cette voie. Il y a vingt ans, l'état de l'Église était tout aussi fâcheux qu'il l'est aujourd'hui, il l'était plus encore : tous les désordres que nous combattons maintenant régnaient alors sans obstacle, avec bien d'autres désordres qui ont cessé d'exister depuis. Or, les mêmes hommes de foi qui supportaient alors patiemment un mal plus grand, se montrent aujourd'hui impatients d'un mal moindre. ]Plusieurs se hâtent de s'y soustraire par une retraite qui coûte à leur coeur; et ceux qui croient devoir l'accepter encore, différant moins des premiers sur le principe que sur l'application, prennent un soin jaloux de déclarer qu'ils ne s'y résignent que comme à une situation anormale et transitoire. Je me réjouis de ce grand changement, parce que j'y vois la marque d'un progrès dans la conscience ecclésiastique de l'époque; mais ce progrès, d'où vient-il ? Il peut venir en partie de la discussion publique des questions d'église, dans nos livres et nos écrits périodiques; mais l'observateur attentif lui trouvera une cause plus profonde, et plus heureuse, qui d'ailleurs a donné naissance à cette discussion publique elle-même : c'est le progrès de la vie spirituelle, de la foi, de la piété, de la charité, dans l'Église. S'il en est ainsi, le passé nous garantit l'avenir: que cette vie spirituelle se développe encore davantage, et les vices de notre organisation, qu'elle a fait sentir, elle les fera cesser. Elle provoquera graduellement, mais d'autant plus sûrement, patiemment, mais d'autant plus victorieusement, les changements et les réformes nécessaires, pour l'amélioration de l'Église actuelle et la préparation de l'Église future. Ou enfin, si nous avions trop bien espéré de la situation, si le mal était sans remède, si l'Église visible se refusait obstinément à se mettre au pas de l'Église invisible, eh bien ! dans cette triste hypothèse, que nous ne faisons que pour tout prévoir, le jour viendrait où l'Église extérieure rejetterait loin d'elle ses membres « saints et fidèles en Jésus-Christ. » Ils sortiraient alors, pour Jésus-Christ et avec Jésus-Christ, qui leur ferait trouver une habitation nouvelle toute prête, où ils n'auraient plus qu'à le suivre.

 

C'est ce qui est arrivé à Jésus-Christ lui-même et à ses apôtres; je pourrais dire encore aux réformateurs, mais je m'en tiens à ce premier exemple, qui s'offre à nous revêtu d'une autorité divine. Jésus-Christ et ses apôtres ont fini par se détacher de l'organisation au sein de laquelle ils étaient nés; mais ils ne sont sortis de la synagogue que chassés par elle, et ils n'ont rien fait pour amener cette rupture, si ce n'est de marcher dans la même voie que je vous recommande: le développement organique par le développement spirituel. Jésus-Christ, et c'est un des caractères distinctifs de son oeuvre, Jésus-Christ n'a rien réglementé, rien organisé tout ce qu'il a fait, c'est de déposer dans le monde, je devrais dire dans les coeurs, les germes intérieurs d'une vie nouvelle, que le Saint-Esprit, descendant du ciel, après que Jésus y est monté, continue de cultiver en son nom, mais en en maintenant, en en scellant au fond des âmes, le caractère spirituel et invisible. Chose admirable ! Jésus, qui venait fonder tout un ordre nouveau, au dedans et au dehors, dans le royaume de Dieu et dans le monde, ne rompt pas avec l'ordre existant, soit dans le monde, soit même dans le royaume de Dieu; il meurt sans être sorti, ni de la synagogue, qu'il condamne sans l'abandonner, ni du temple, qu'il purifie sans l'abattre. On peut dire qu'il n'a pas même mis l'Église sur la terre : il n'y a mis que l'Évangile; mais l'Évangile se charge d'amener, par son travail intérieur, et l'établissement de l'Église, et le renouvellement de la société. Animés du même esprit, les apôtres ne se pressent point de parler d'organisation : ils ne parlent d'abord que de vérité et de sainteté ; le reste sortira de cette source pure, et paraîtra en son temps. C'est au sein même de la synagogue, de cette synagogue couverte du sang de leur Maître, qu'ils commencent de proclamer la parole qu'il leur a commise et de manifester l'esprit qu'il leur a communiqué, jusqu'au jour où, devenus insupportables aux Juifs par cette parole et cet esprit même, ils sont rejetés de la synagogue et repoussés vers les Gentils (*27). Ainsi naissent les premières églises chrétiennes, non, comme les établissements humains, constituées en vertu d'un règlement arrêté d'avance, mais enfantées du sein de la vie, comme l'ordre de la famille. Car, cette même vie qui leur a donné la naissance, leur donne aussi le développement, et appelle chaque institution salutaire à mesure que le besoin s'en fait sentir; par où l'Église reçoit une organisation d'autant plus bienfaisante qu'elle l'a plus patiemment attendue, et plus spirituellement élaborée. L'Église primitive est une création de la vie, et voilà le secret de sa puissance.

 

Voilà aussi le chemin où nous devons la suivre. Dans un moment où les esprits sont si fort absorbés par les questions d'église, que notre pensée dominante, à nous, soit de nourrir en nous-mêmes et dans les autres « cette vie cachée avec Christ en Dieu, » qui est tout à la fois « la seule chose nécessaire, » et le gage assuré de toutes les choses utiles. Proclamons, avec plus d'énergie que jamais, l'unique doctrine du salut, la grâce toute gratuite du Père, le sacrifice expiatoire du Fils, la sanctification et le renouvellement de l'Esprit, un seul Dieu béni éternellement; mais plus que jamais aussi, montrons que cette foi n'a de promesses, n'a de vertu, n'a de réalité qu'en Jésus-Christ reçu dans le coeur, vivant dans la vie et incessamment traduit dans le silencieux accomplissement de la vocation journalière. Là est la tâche du moment. La cause de la saine doctrine est désormais gagnée; il est temps de pénétrer plus avant, et de déployer cette puissance intérieure de la vie religieuse qui, parlant au dedans à la conscience individuelle, au dehors à la conscience générale, accomplit à la fois, dans les conditions les plus sûres, et l'oeuvre de la sanctification personnelle, et celle de l'évangélisation du monde. Cette sainte tâche, nous en avons toujours reconnu la nécessité, cela est vrai, mais nous ne lui avons pas encore donné toute l'attention qui lui est due. Distraits peut-être autrefois par une vue trop dogmatique de l'Évangile, distraits certainement depuis par la préoccupation dévorante de la constitution, j'ai presque dit de la politique de l'Église, nous nous sommes., comme Marthe, « embarrassés de plusieurs choses, » et nous avons trop souvent négligé de « nous asseoir aux pieds de Jésus, » comme Marie, pour nous ouvrir sans obstacle, et nous abandonner sans réserve, à l'action sanctifiante de sa Parole. L'expérience de ce que peut accomplir la plénitude de grâce et de sainteté qui est en Christ, nous reste encore à faire. Eh bien ! faisons-la, sans plus de retard ; faisons-la, sans hésitation ni arrière-pensée. Par là, en même temps que nous éviterons de nous engager dans des matières secondaires et débattues , pour nous réserver tout entiers à ce que l'Évangile a de plus capital et de plus incontestable , nous travaillerons à notre manière et, je l'ose dire, de la manière la plus agréable devant Dieu et la plus puissante auprès des hommes, à la réforme et à l'affranchissement de l'Église de Jésus-Christ.

 

Gardez-vous de penser, mes frères, que ce soit ici l'affaire des seuls pasteurs : c'est l'affaire de tous. Vos pasteurs vous doivent, sans doute, une impulsion et un exemple; ils doivent, les premiers, aider à l'Église, en « aidant à la vérité. » Mais ils ne peuvent espérer de succès dans cette oeuvre sainte que par le concours de toutes les volontés et de tous les efforts. Aidez à l'Église, anciens, en donnant gloire à « la piété qui est en Jésus-Christ, » dans le gouvernement des troupeaux et dans le choix de leurs conducteurs. Aidez à l'Église, diacres, en ajoutant au secours qui soulage le corps l'avertissement qui éclaire et réveille l'âme. Aidez à l'Église, parents qui présentez vos enfants au baptême, en y portant cet esprit de foi et de prière, auquel seul le sacrement se révèle dans sa grâce et dans sa vertu. Aidez à l'Église, catéchumènes, aidez-lui, communiants, en vous approchant de la table du Seigneur avec de tels sentiments, que sa chair vous soit « véritablement une nourriture » et que son sang vous soit véritablement un breuvage. » Aidez à l'Église, nouveaux époux, en implorant la bénédiction du Seigneur comme le premier gage de votre félicité, et en donnant sa Parole pour pierre angulaire à la maison que vous commencez. Aidons à l'Église, tous ensemble, d'un même esprit et d'un même coeur, par le recueillement, par l'onction, par la faim et la soif de la justice, que nous mêlerons aux moindres devoirs de notre vie religieuse. Oh ! comment douter alors que « Dieu ne rétablisse Jérusalem en un état renommé sur la terre, » et qu'il ne rende à nos Églises ce bel ordre des jours anciens, que le malheur des temps leur a ravi, mais cet ordre mûri par l'expérience, adouci par l'onction de l'Esprit, et mis en rapport avec les besoins de l'époque ? Ainsi puissions-nous « voir la gloire de Dieu se lever encore sur ses sanctuaires désolés ! »

 

Mais, ce développement intime et spirituel, duquel seul nous attendons le renouvellement dont l'Église a besoin, quel moment pour le demander ! Quand la foi individuelle fut-elle plus remuée, et la sainteté individuelle plus compromise, que de nos jours? Après tous les ébranlements que nous 'venons de contempler, il reste le plus redoutable de tous, et celui d'où proviennent tous les autres, l'ébranlement spirituel. Quelles questions qui ne soient agitées ? Quelles tentations qui ne soient éprouvées? Quelle foi si simple, quelle obéissance si pure, qui ne soit étonnée, troublée, peut-être affaiblie ? Ah ! c'est ici que se trouve le péril des périls, ici que s'offre la question des questions : sur ce terrain vivant et personnel, comment vaincre tellement le mal par le bien, qu'au lieu de sortir de tous ces combats languissants et à demi-morts, nous en puissions recueillir une mesure plus qu'ordinaire de fermeté dans la foi et de sainteté dans la vie ?

Après tout, devant Dieu et sous l'économie spirituelle de l'Évangile, le coeur importe plus que tout le reste, « car l'Éternel regarde au coeur ; » et puis, le coeur, une fois bien réglé, entraîne tout le reste : garde ton coeur plus que tout ce qu'on garde ; car de lui procèdent les sources de la vie (*28).

 

Hélas ! si le parti de faiblesse n'est nulle part plus grave, nulle part il n'est plus facile. Aussi la tentation jetée sur notre chemin par l'ébranlement spirituel de l'époque, a-t-elle compté plus d'une victoire sur notre vie intérieure. Peut-être, ce que le mouvement religieux a gagné en étendue, il l'a perdu en profondeur; ce qu'il a gagné en intelligence, il l'a perdu en simplicité ; ce qu'il a gagné en mesure, il l'a perdu en force. Je ne sais quelle vague sensation de langueur plane sur le réveil, avec le souvenir d'une vertu évanouie : la prière languit, la foi languit, la charité languit, l'amour des frères languit, la prédication languit, les oeuvres languissent, la vie languit, « toute tête est en souffrance, tout coeur est languissant (*29). » Ce que nous recueillons le plus souvent aujourd'hui, dans l'intimité des entretiens pastoraux, de la bouche même des meilleurs, c'est un gémissement douloureux sur soi-même, c'est un soupir impuissant après Dieu, c'est cette transition amère, où la faim et la soif de la justice tourmente l'âme jusqu'au fond, mais où le rassasiement promis se fait attendre encore. Dans cet état, s'il se prolonge, à quoi ne sommes-nous pas exposés ? Comment ne pas éprouver alors la vérité de cette sérieuse parole : « Si tu as perdu courage dans la calamité, ta force est diminuée (*30) ? » À la langueur succède le refroidissement, au refroidissement l'obscurité, à l'obscurité le doute; heureux, si le jour n'arrive pas où nous reconnaîtrons avec douleur, avec effroi, que « la foi de plusieurs aura fait naufrage » dans la tempête (*31) !... Dieu veuille détourner de nous ce sinistre pressentiment !

 

Mais, plus le parti de faiblesse serait déplorable, plus nous sommes certains qu'il peut être évité, et qu'il reste un parti de force pour l'âme, chrétienne. Eh ! qu'y a-t-il, de tout ce qui fait obstacle à sa foi et à sa sanctification, qu'y a-t-il dont elle ne puisse se saisir et s'armer pour le combat de Dieu ? C'est ici, plus que partout ailleurs, que la victoire lui est assurée, parce que la question se traite tout entière entre elle et Dieu. Quand il s'agissait de l'État, ou de la famille, ou de l'Église, votre responsabilité était partagée, et vous pouviez, sinon avec raison, du moins avec quelque apparence, rejeter votre défaut de fidélité sur le compte d'autrui; mais, quand il s'agit de vous personnellement, quelle excuse trouver, quelle excuse chercher, dans une pression humaine ou dans un délaissement humain, dans l'action de votre entourage ou dans son inaction? à quelle puissance au monde appartient-il de mettre la main sur votre accroissement intérieur en Dieu, et de le comprimer en dépit de vous ? Quand il s'agissait de l'État, ou de la famille, ou de l'Église, vous pouviez vous demander s'il n'entrerait pas dans les vues mystérieuses du Seigneur d'appesantir son bras, pour un temps, sur toutes les sociétés humaines, qui ne sont que pour un jour, et qui n'existent après tout que pour l'individu; mais, quand il s'agit de la vie individuelle, spirituelle, éternelle, qui pourrait admettre, sans blasphème, que Dieu en contrariât le développement, et qu'il soumît sa créature à une tentation invincible, lui qui « ne peut être tente par aucun mal » ? - « Votre sanctification, c'est la volonté de Dieu (*32)» ; votre sanctification, c'est une terre sacrée et libre, où aucune nécessité ne saurait gêner vos mouvements. où toutes choses vous serviront, si vous servez Dieu, et où vous ferez l'expérience de cette consolante promesse : « Quand je suis faible, alors je suis fort (*33) » pourvu que vous accueilliez l'ennemi, non. avec l'esprit abattu des conseillers de David, mais avec l'esprit indomptable de David appuyé sur l'Éternel. David n'en est-il pas lui-même la preuve vivante? Ces fondements ruinés, qui justifient, selon ses compagnons, le doute, le désespoir, la fuite, ont-ils pu troubler sa foi, ébranler son espérance, ralentir son action, briser enfin sa vie intérieure? Ils l'ont nourrie, fortifiée. C'est au sein de toutes ces ruines et de tous ces périls que s'est développé « l'homme selon le coeur de Dieu, » l'auteur de ces Psaumes où l'Église universelle puise à pleines mains la vie, siècle après siècle, sans arriver jamais jusqu'au fond.

 

Ce secret merveilleux de tourner les empêchements spirituels en appuis, avait été avant David, et a été après lui, à l'usage de tous les saints de Dieu. Mais je n'en connais aucun dont il s'apprenne mieux que du « disciple que Jésus aimait, » assis à table à côté de son Maître pour la dernière fois. Jésus avait prédit récemment à ses apôtres tout ce qu'il aurait à souffrir de la part des hommes (*34); et ce discours, tout obscur qu'il leur était, avait laissé dans leurs coeurs une tristesse vague et de sinistres pressentiments. Le voici qui vient de faire plus : il a déclaré, avec un trouble visible, qu'il se trouvera, entre ces douze qui mangent avec lui, un traître pour le livrer à ses ennemis. Là-dessus, les disciples se sont regardés les uns les autres, étant en peine de savoir de qui il parlait (*35); dans leur humble défiance , ils lui ont dit tour à tour : « Est-ce moi, Seigneur (*36) ? » Ajoutez à cela le lavement des pieds qui avait précédé cette scène émouvante, ce triple chant du coq annoncé au plus fidèle des confesseurs de Jésus, et tant d'avertissements solennels qui allaient se multipliant à mesure que l'on sentait approcher le dénouement fatal. Quelle attente ! Quelle sombre perspective ! Quelle épreuve pour la foi ! A ce moment redoutable, que fait saint Jean ? Couché déjà dans le sein de son Maître, il s'y penche plus avant (*37)... C'est là, c'est là qu'il répand, avec la question de son coeur, l'angoisse de son âme; c'est là aussi qu'il recueille la force de résister, alors qu'un saint Pierre succombe, et de demeurer, seul de tous les apôtres, jusqu'à la fin, près de la croix.

 

Voilà votre modèle, ô vous, que vos combats effrayent et que vos langueurs menacent d'accabler. Que ces combats, que ces langueurs vous poussent seulement « dans le sein de Jésus. » Hors de là, tout est triste, tout est faux, tout est en piège ; mais dans le sein de Jésus, il n'y a ni tentation si subtile, ni question si délicate, ni pensée si périlleuse, qui ne tourne à votre progrès spirituel. Vous pouvez tout demander, pourvu que vous le demandiez à Jésus, dussiez-vous vous enquérir de ce qu'il est, comme Jean-Baptiste dans une heure d'obscurité : « Es-tu celui qui devait venir, ou devons-nous en attendre un autre (*38) ? » Vous pouvez tout dire, pourvu que vous le disiez à Jésus, dussiez-vous vous plaindre de lui, comme ses apôtres dans un moment de détresse : « Seigneur, ne te soucies-tu point que nous périssions (*39)? » Êtes-vous dans l'angoisse ? que votre angoisse vous pousse vers lui, qui « est la paix, » et qui vous a dit : « Vous aurez de l'angoisse au monde, mais prenez courage, j'ai vaincu le monde. » Êtes-vous dans les ténèbres ? que vos ténèbres vous poussent vers lui, qui « est la lumière, » et qui vous a dit : « Celui qui me suit ne marchera point dans les ténèbres, mais il aura la lumière de la vie. » Êtes-vous dans la langueur ? que votre langueur vous pousse vers lui, qui « est la vie, » et qui vous a dit : « Je suis venu pour que mes brebis aient la vie, et qu'elles l'aient même en abondance. » Êtes-vous dans le doute ? que votre doute vous pousse vers lui, qui « est la vérité, » et qui vous a dit : « Bienheureux qui ne sera pas scandalisé à cause de moi ! » Recueilli dans son sanctuaire (*40), et puisant la vérité à sa source, vous bénirez les orages qui ne vous ont laissé pour refuge que le coeur de votre Sauveur. Vous n'aurez été ébranlé que pour être affermi, dépourvu que pour être enrichi, tenté que pour être sanctifié. Alors, vous n'aurez pas plus de regret à toutes vos épreuves spirituelles, que n'en avaient à leurs épreuves physiques, après la guérison, ce lépreux, ce paralytique, cet aveugle-né, qu'elles avaient poussé aux pieds de Jésus. Heureuse infirmité, qui leur avait révélé un tel libérateur !

 

Cessez donc de vous plaindre, et hâtez-vous de mettre à profit tous les douloureux avantages du moment, en cherchant auprès de Jésus tout ce qui vous manque. La vie de prière, en Jésus ! la vie de renoncement, en Jésus ! la vie de charité, en Jésus ! la vie d'humilité, en Jésus ! la vie de Jésus, en Jésus ! Ainsi, le temps où tout paraissait le plus désespéré, sera pour vous le temps de réaliser cette magnifique espérance d'un prophète pour le peuple de Dieu réduit à la dernière extrémité : « Venez, et retournons à l'Éternel. C'est lui qui a déchiré, mais il guérira; il a frappé, mais il bandera nos plaies. Il nous aura remis en vie dans deux jours; et au troisième jour, il nous aura rétablis, et nous vivrons en sa présence. Car nous connaîtrons l'Éternel, et nous poursuivrons de le connaître. Son lever se prépare comme celui de l'aurore, et il viendra à nous comme la rosée, comme la pluie de la dernière saison qui humecte la terre (*41) ! »

 

Parvenus ici, chrétiens, jetez, avant de finir, un coup d'oeil en arrière. L'ébranlement spirituel raffermi vous répond de tous les autres; car, si Jésus est l'alpha et l'oméga de votre vie spirituelle, votre vie spirituelle, à son tour, est l'alpha et l'oméga de votre existence tout entière, civile, domestique, ecclésiastique. Désormais , en toutes ces choses, en toutes celles auxquelles vous pourriez songer encore, au lieu de dire : Que ferait aujourd'hui le juste ? vous aurez sujet de vous écrier : Que n'a-t-il pas à faire ? et vous allez trouver vos mains si pleines de travail, que vous ne saurez comment suffire à votre oeuvre.

 

Oui, mais en présence du travail imposé au peuple de Dieu par l'époque, ce que vous pourrez accomplir, vous personnellement, puisqu'enfin vous ne disposez que de vous-même, qu'est-ce autre chose qu'une goutte d'eau dans la mer? Quand ce ne serait qu'une goutte d'eau dans la mer, n'importe; Dieu, qui « regarde au coeur, » pèse le travail, non le succès, selon cette prière profondément chrétienne d'un serviteur de Dieu : « Seigneur, accordez-nous la grâce de travailler ! Que le succès soit ce que vous voudrez - nul, si vous voulez - mais accordez-nous la grâce de travailler ! » Mais, j'ai une autre réflexion à vous présenter en finissant, et Dieu veuille y ouvrir vos coeurs ! Quand nous parlons de choses petites et de choses grandes, savons-nous toujours ce que nous disons? Savons-nous si, devant Dieu, à qui seul appartient le plan de l'ensemble, mais qui l'exécute par les détails qu'il répartit entre ses enfants, ces oeuvres que nous appelons petites, ne contiennent pas en germe des résultats bien plus considérables que telle autre oeuvre que nous honorons, avec les hommes, du nom de grande ? Que savait David, écrivant ses Psaumes, pour lui, pour ses compagnons, tout au plus pour l'Israël contemporain, du bien que devait faire un jour, à toutes les générations, chez tous les peuples, les témoignages écrits de sa foi et l'exemple de ses prières? et, pour m'en tenir à une seule application, que savait-il des salutaires leçons que nous devions recueillir aujourd'hui de son petit Psaume XI, trois mille ans après sa mort, nous, descendants de races dont il ignorait jusqu'à l'existence, sur des bords lointains qu'il ne connaissait pas davantage? Que savait le jeune Samuel, cet humble enfant qui ne pouvait se vanter que d'ouvrir et de fermer les portes du tabernacle, et qui entendait par trois fois la voix de l'Éternel sans la discerner, que savait-il de tout ce que cette voix nouvelle lui gardait de saintes et grandes missions ? que savait-il de cette réforme civile et religieuse qu'il devait opérer en Israël ? que savait-il de ce Jérémie qui devait le proposer, à côté de Moïse, pour modèle de foi invincible, à quiconque voudrait être, dans la suite des âges, « ouvrier avec Dieu (*42) ? » Que savait l'humble Marie, qui, en répandant un nard précieux sur les pieds du Seigneur, « a fait ce qu'elle a pu (*43) » que savait-elle de son nom associé indissolublement au nom de Jésus, et parvenant avec lui, sur les pages de l'Évangile éternel, à toutes les nations, sous tous les climats ? Que savait cette pauvre veuve, qui avait pris sur son nécessaire les deux pites qu'elle versait dans le trésor du temple, que savait-elle de cette multitude d'enfants de Dieu à qui son renoncement apprendrait qu'ils avaient quelque chose à donner, et de ces sommes incalculables qu'elle attirerait, de siècle en siècle, par la main du pauvre, dans les canaux du Seigneur ? Que savait Luther, se dérobant pour lire l'Épître aux Romains dans la bibliothèque de son couvent, et tombant sur cette parole : « Le juste vivra par la foi, » que savait-il de cette révolution qu'elle allait produire dans son propre coeur, et, de son coeur, communiquer, de proche en proche et de contrée en contrée, jusqu'aux extrémités de la terre ? Que savez-vous à votre tour... mais qu'avez-vous besoin de le savoir? Il ne faudrait peut-être que la vue du bien que Dieu prépare par vous au monde, pour vous empêcher de l'accomplir. Apportez-lui seulement un coeur dévoué, et laissez-le faire. Il y a dans un coeur vraiment dévoué de quoi régénérer un monde ! Et que, sont autre chose les Moïse, les Ésaïe, les Paul, les Augustin, les Boniface, les Wiclef, les Huss., les Calvin, les Francke, les Whitfield, que des hommes simples, que le Seigneur a trouvés fidèles devant lui, et qu'il a formés peu à peu aux plus grandes entreprises, en les faisant marcher au jour le jour ?

 

Écoutez. Entre tous les serviteurs de Dieu, il y en a un dont l'oeuvre a paru d'abord, plus qu'aucune autre, infructueuse et perdue; un serviteur, qui a vu son vaste coeur et son divin génie resserrés dans l'étroite enceinte d'un petit peuple, que dis-je ? de quelques familles, de quelques amis; un serviteur, qui est venu au monde, dans les jours du plus épouvantable renversement qui fut jamais; un serviteur, qui s'est vu réduit à répandre en ces termes sa plainte amère : « J'ai travaillé en vain, j'ai usé, ma force pour néant et sans fruit; toutefois, mon droit est par devers l'Éternel, mon oeuvre est devant mon Dieu (*44)... » Ce serviteur, c'est Jésus-Christ; ces quelques amis, c'étaient les apôtres; ce petit peuple indocile, c'était la race élue pour donner le salut au monde ; ces commencements si décourageants, c'était le sermon de la montagne, c'était la parabole du Samaritain, c'était Lazare ressuscité, c'était Gethsémané, c'était Golgotha; ces jours du renversement des renversements, c'étaient ceux où le Prince de la vie allait mourir - par nous, mais pour nous - sur cette croix qui devait tout réparer et tout rétablir; et cette plainte adressée par le Fils au Père, devait provoquer cette promesse du Père au Fils : « C'est peu de chose que tu me sois serviteur pour rétablir les tribus de Jacob, et pour délivrer les captifs d'Israël; c'est pourquoi je t'ai donné pour lumière aux nations, afin que tu sois mon salut jusqu'au bout de la terre (*45). » - Allez maintenant, et osez dire qu'il n'y a rien à faire pour le juste, quand les fondements sont ruinés ! Allez maintenant, et osez vous plaindre que Dieu méprise le temps des petits commencements ! Allez maintenant, et osez refuser de semer votre semence dès le matin, et de la répandre encore le soir (*46), les yeux fixés , non « sur les vents ou sur les nuées, » mais sur celui que « toutes choses servent, » pour amener à maturité la moisson promise, sur une terre purifiée par le sang de Jésus-Christ, et sous un ciel par ce sang apaisé ! Amen.

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-1. Ces discours ont été prononcés à Paris, à l'occasion de. l'anniversaire du 24 février 1848.

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-2. Néh. I, 2, 3. -3. I, 1-8. -4. II, 17, 18. -5. IV, 10-23. -6. V, 1-13. -7. X. -8. XIII.

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-9. Éph. II, 20. -10. Eph. v, 16. -11. Job XIII, 23. -12. Dan. 11, 21. -

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-13. Dan. VI; Actes IV, 19. -14. Rom. XIII, 1, 2, 7,-15. 1 Pierre 11, 13, 14; Tite III, 1.

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-16. Ex. XXII, 28. -17. Pierre II, 17. -18. 1 Tim. II, 1-3.

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-19. Luc XXIII, 18. -20. Jude 11. -21. 2 Pierre 11, 9 10; Jude, 18.

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-22. 2 Cor. 11, 17. -23. 2 Cor. VIII, 13-1-5. -24. 1 Tim. V, 8.

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-25. Luc XVI, 28. -26. Eph. V, 19; VI. 10; Col. III, 18- IV, 2.

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-27. Actes XIII, 44-49, etc. -28. Prov. IV, 23. -29. És. I, 8.

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-30. Prov. XXIV, 10. -31.1 Tim. I, 19. -32. 1.Thess. IV, 3. -33. 2 Cor. XII, 10.

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-34. Luc XVIII, 31, 32. -35. Jean XIII, 21, 22. -36. Matth. XXVI, 22.

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-37. Jean XIII, 23, 25. -38. Matth. XI, 3. -39. Marc IV, 38.

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-40. Ps. LXXIII, 17; LXXVII, 18. -41. Osée VI, 1. 2, 3.

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-42. Jér. XV, 1. -43. Marc XIV, 8. -44. Esaïe. XLIX, 4. -45. Esaïe. XLIX, 6.

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-46. Ecl. XI, 3, 4.


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