MARIE-MAGDELEINE

Pâques 1850

 

SERMONS

par

ADOLPHE MONOD

 

TROISIEME ÉDITION

TROISIEME SÉRIE

 

G. FISCHBACHER, ÉDITEUR 33, RUE DE SEINE, 33

1881


« Or Jésus, étant ressuscité le matin du premier jour de la semaine, apparut premièrement à Marie-Magdeleine, de laquelle il avait chassé sept démons. » (MARC XVI, 9.)

 

Si l'on vous eût donné à deviner lequel d'entre tous ses disciples Jésus ressuscité devait honorer de sa première apparition, qui auriez-vous nommé? À n'écouter d'abord que le cri de la nature, cette tendre mère, à laquelle une épée venait de transpercer l'âme (*1), se serait offerte à votre esprit avant tous les autres. Puis, à peser les droits sacrés de l'apostolat, vous auriez balancé entre les deux disciples de prédilection, Pierre, héritier de cette grande promesse : « Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon É(Eglise (*2), » ou Jean, le disciple intime, le plus empressé des deux à constater la résurrection de son Maître (*3), et le premier à la croire (*4). Mais la dernière personne à laquelle vous auriez pensé, convenez-en, c'est une pauvre étrangère qui avait commencé par être l'indigne proie de sept esprits infernaux. Et pourtant, c'est cette pauvre étrangère, c'est Marie de Magdala qui a été choisie : « Or Jésus, étant ressuscité le matin du premier jour de la semaine, apparut premièrement à Marie-Magdeleine, de laquelle il avait chassé sept démons. »

 

En mettant ainsi en regard, dans un de ces raccourcis qui lui sont propres (*5), le premier et le dernier des traits par lesquels le Saint-Esprit nous a fait connaître Marie-Magdeleine, notre évangéliste a eu quelque chose de plus sérieux en vue que de nous proposer un contraste curieux ou embarrassant. Pour lui, ce contraste cache un rapport profond : si Marie - Magdeleine a été élevée si haut, c'est parce qu'elle avait été retirée de si bas. Étudions la transition instructive qui l'a conduite de l'un de ces termes à l'autre, et que l'histoire évangélique, développant la pensée de saint Marc, nous fait suivre de période en période, non en nous exposant les sentiments intérieurs de Marie-Magdeleine, mais en nous la montrant à l'oeuvre dans quelques-unes de ces grandes occasions où le coeur se révèle par l'action. Car, chose étonnante ! Dieu, lui seul connaît les coeurs, ne peint guère l'homme que par ses oeuvres, tandis que l'homme, qui ne voit que les oeuvres, s'évertue à pénétrer le secret des coeurs.

 

Me trompé-je en disant que cette étude répond à un besoin de nos âmes? Nous désirons, nous aussi, que Jésus se révèle a nous dans la sainte gloire de sa résurrection (*6). Mais, hélas ! froids pour tout l'Évangile, nous le sommes peut-être plus spécialement pour le grand événement de cette journée, que le réveil contemporain a peu contemplé, peu compris, peu senti, et où il a vu plutôt un argument à faire valoir qu'une vie nouvelle à recueillir. Eh bien ! le développement graduel qui conduisit Marie-Magdeleine à chercher avec tant d'ardeur son Sauveur ressuscité qu'elle le trouva la première, nous apprendra comment nous pouvons arriver nous-mêmes à célébrer la Pâque avec plus d'amour et de joie, à la célébrer comme la célébrerait Marie-Magdeleine si elle était aujourd'hui avec nous, - hélas! et si elle n'allait pas en chercher ailleurs que dans nos temples une commémoration plus spirituelle.

 

La seule chose que nous sachions de la conversion de Marie-Magdeleine, c'est que Jésus avait chassé d'elle sept démons. C'est là le fait saillant qui a frappé les évangélistes, saint Luc aussi bien que saint Marc; c'est sans doute aussi celui qui a frappé ce peuple fidèle dont ils sont les organes inspirés : pour l'Église primitive, Marie-Magdeleine était cette femme bien connue de laquelle Jésus avait chassé sept démons. La tradition qui nous représente Marie - Magdeleine livrée aux honteux désordres de la chair, est d'origine plus récente et sans appui solide. On avait jugé, sans raison suffisante, que la présence des esprits malins ne pouvait aller sans une vie déréglée; ou bien on avait, avec moins de raison encore (*7), confondu Marie-Magdeleine avec cette pécheresse qui vient répandre sur les pieds du Seigneur une huile odoriférante, en les arrosant de ses larmes et les essuyant de ses cheveux. Ne cherchons pas des crimes à Marie-Magdeleine, pour accroître le prodige de sa conversion : avant tout, comme l'Écriture, soyons vrais. Hélas ! et ce trait seul ne suffit-il pas pour jeter sur son premier état une mystérieuse, mais effrayante lumière : sept démons (*8)? Ce n'est pas le lieu de discuter la condition de ces démoniaques, qui apparaissent dans le Nouveau Testament comme pour fournir au Fils de Dieu l'occasion de déployer toute sa vertu divine, dans une lutte étrange et terrible avec les puissances des ténèbres. Une chose est certaine : c'est que ces infortunés, asservis à une influence occulte et pernicieuse, au travers de laquelle perçaient çà et là des lueurs d'intelligence, de foi même, qui redoublaient le sentiment de leur misère quand elles ne les conduisaient pas au Sauveur, appartenaient, parleur condition tant physique que morale, aux plus malheureux et aux plus déchus d'entre les hommes. C'était porter en soi le germe de tous les péchés et de toutes les douleurs, que d'y porter cette action des esprits malins; c'était ressentir un avant-goût de l'enfer sur la terre, avec ses souffrances sans consolation, avec sa lumière tardive et infructueuse; aussi les démons chassés comptent-ils, dans le récit des évangélistes, parmi les prodiges les plus éclatants de Jésus-Christ et parmi ses bienfaits les plus signalés. Sept démons ! c'est le type du dernier degré d'abaissement moral, dans cette parabole où le peuple juif, qui n'a renoncé au péché grossier de l'idolâtrie que pour y substituer d'autres péchés plus funestes encore, malgré des dehors plus honnêtes, est peint sous l'image d'un démoniaque, que l'esprit malin n'abandonne un temps que pour rentrer dans sa demeure embellie avec sept autres esprits plus malins que lui-même, et qui rendent la condition de leur victime pire qu'elle n'avait été avant sa délivrance.

 

Sept démons ! il n'en a fallu qu'un pour réduire un pauvre enfant à cet état d'égarement et de fureur qui défie tous les efforts des apôtres, et ne cède enfin à la parole de Jésus-Christ, spécialement préparé par le jeûne et par la prière, qu'au travers d'un si affreux combat que le malade guéri passe quelque temps pour mort aux yeux de la multitude épouvantée (*9). Sept démons ! on peut juger de ce qu'a dû être la condition première de Marie-Magdeleine par celle de cet autre possédé en qui l'esprit immonde, pressé par cette question du Seigneur : « Comment as-tu nom ? » répond : « Je m'appelle Légion, car nous sommes plusieurs, » et que saint Marc nous montre rompant ses liens et brisant ses fers, courant de jour et de nuit dans les montagnes et dans les sépulcres, se meurtrissant. avec des pierres et poussant des cris lamentables (*10). Telle à peu près a dû être la condition de Marie-Magdeleine, jusqu'au jour de grâce où elle rencontra ce Fils de Dieu « que tous les anges adorent, » et que les démons confessent en dépit d'eux tout en blasphémant. Il parle, et la voici délivrée; il dit: « Esprit immonde, je te commande, moi, sors et ne rentre plus (*11) » et voici Marie-Magdeleine rendue, j'allais dire à la société et à sa famille, mais disons mieux encore, rendue à elle-même et à Dieu. Qu'on se figure la confiance et la gratitude qui l'attachent désormais à celui qui l'a fait passer « de la puissance « de Satan à Dieu, et des ténèbres à la lumière (*12). » La profondeur de l'abîme d'où elle a été retirée, tel est le principe, telle est la mesure de l'amour qu'elle porte désormais à Jésus; et cet amour est la clef de tout ce qu'elle fait à l'égard de Jésus vivant, de Jésus mourant, de Jésus ressuscité. Elle le suit vivant, parce qu'elle l'aime ; elle le pleure mourant, parce qu'elle l'aime; elle le cherche ressuscité, parce qu'elle l'aime ; et elle l'aime, parce qu'elle n'a qu'à jeter un regard sur lui pour se rappeler que c'est lui seul qui l'a délivrée, et qu'à en jeter un sur elle-même pour se rappeler de quoi il l'a délivrée, elle, cette femme indigne et misérable, jadis possédée de sept démons à la fois.

 

Le premier effet par lequel se déclare l'amour de Marie-Magdeleine pour celui qui l'a délivrée, c'est le désir de le suivre dans le cours de sa sainte et bienfaisante vie. Cette expression de sa reconnaissance ne lui est pas particulière : quand Jésus a délivré ce malheureux Gadarénien de sa légion de démons , le malade guéri sollicite la faveur d'être avec lui. Jésus, qui avait pour cet homme une autre mission en réserve, lui répond : « Retourne en ta maison, et raconte quelles grandes choses Dieu t'a faites (*13); » mais la mission d'un homme n'est pas celle d'une femme, et la mission d'un disciple n'est pas celle d'un autre disciple (*14) : Marie-Magdeleine désire à son tour d'être avec le Seigneur, et Jésus ne le lui défend point. La voilà donc qui s'attache à tous ses pas, comme ses apôtres, jusqu'à l'accompagner aux fêtes solennelles, où la présence des hommes était seule réclamée par la loi (*15) : « Il allait de ville en ville, et de bourgade en bourgade, prêchant et annonçant le royaume de Dieu; et les douze disciples étaient avec lui, et quelques femmes aussi qu'il avait délivrées des malins esprits et des maladies, savoir Marie qu'on appelait Magdeleine, de laquelle étaient sortis sept démons, et Jeanne, femme de Chuzas, lequel avait le maniement des affaires d'Hérode, et Suzanne, et plusieurs autres, qui l'assistaient de leurs biens (*16). » Marie-Magdeleine, nommée constamment la première, et peinte au point de départ par saint Luc du même trait dont la peint saint Marc en terminant, est à la tête de ce cortège de femmes pieuses qui suivent le Seigneur de lieu en lieu, et qui en même temps subviennent à ses besoins. Jésus n'avait rien à lui dans ce monde, ni un lieu même où reposer sa tête : c'est à un ami qu'il demande un asile à Jérico (*17); c'est d'un ami qu'il emprunte une monture pour entrer dans Jérusalem (*18); c'est chez un ami qu'il retient une chambre haute pour célébrer la Pâque (*19). Eh bien ! Marie-Magdeleine, pourvue des biens de ce monde, s'empresse de les mettre à la disposition de celui à qui elle doit tout et se doit elle-même, heureuse de pouvoir faire quelque chose pour lui rendre moins pesant le fardeau de la vie humaine, dont il s'est chargé pour la soulager. Toutefois, ce généreux sacrifice n'est pas encore ce qui me touche le plus dans Marie-Magdeleine suivant tous les pas du Seigneur : ce qui me touche le plus, c'est le tendre empressement qu'elle fait paraître de demeurer toujours avec lui, pour ne perdre aucune de ses paroles , aucun de ses miracles, aucune de ses guérisons, plus spécialement peut-être aucune de celles qui ressemblent à la sienne.

 

Tout cela vous semble peut-être assez naturel, et vous vous étonnez que je voie une grande preuve de l'amour de Marie-Magdeleine pour son Sauveur dans une conduite toute simple, et que vous auriez tenue vous-mêmes à sa place. Mais y avez-vous bien réfléchi? Prenez garde : rien de plus attrayant que la charité en perspective et le sacrifice à l'horizon ; mais la réalité est une rude épreuve pour le dévouement, et la seule certaine. Jugeons plutôt de ce que nous aurions fait dans une situation que nous n'apercevons qu'à distance, par ce que nous faisons actuellement dans une situation qui est la nôtre, et où Dieu lui-même nous fournit les moyens de connaître ce qui est dans notre coeur.

 

Vivant aux jours de Jésus-Christ, vous vous seriez empressés, pensez-vous, de mettre à son service ce que vous avez de biens sur la terre : vous auriez fait comme Marie-Magdeleine qui donne son trésor, non comme le jeune riche qui refuse le sien. Et pourquoi donc faites-vous, actuellement, comme le jeune riche, non comme Marie-Magdeleine? Si Jésus-Christ n'est plus sur la terre, il y a laissé ses disciples, qui sont ses frères, les membres de son corps, et parmi lesquels il ne manque pas de pauvres (*20); il vous a déclaré que ce que vous faites pour eux, vous l'aurez fait pour lui, et que ce que vous leur refusez, vous l'aurez refusé à lui-même. Voilà un moyen tout trouvé, un moyen pratique sans danger d'illusion ni de poésie, de prouver votre disposition à faire des sacrifices pour Jésus-Christ. Ce moyen, quel usage en faites-vous? Vous voit-on en recherche d'occasions pour assister Jésus-Christ dans la personne du pauvre qui croit en son nom ? Vous voit-on vous dépouiller un peu largement en sa faveur de votre superflu, je n'ose pas dire toucher à votre nécessaire ? Ah ! sachez bien que telle que Marie-Magdeleine a été pour le Sauveur, telle elle serait aujourd'hui pour ses frères; et qu'elle aurait cru se renier elle-même, que de se contenter de ces misérables secours que la plupart d'entre vous, même de ceux qui font profession d'une foi évangélique, se laissent si péniblement arracher. Aussi bien, elle ne pouvait suivre son Maître, sans trouver à chaque pas, dans les malheureux que la charité de Jésus attirait de toutes parts, des occasions qui sollicitaient son esprit de sacrifice. Vous vous plaignez de la multitude des appels qui viennent chercher votre bienfaisance : pour elle, sa vie entière était un appel continuel, qu'elle allait chercher elle - même..... Grâces à Dieu, il est dans tous les temps quelques veuves qui donnent de leur nécessaire, quelques Dorcas qui donnent leur travail, quelques Barnabas qui donnent leurs possessions, après s'être donnés eux-mêmes; il en est que nous connaissons, il en est d'autres qui réussissent à se cacher; - mais, hélas ! hélas ! sont-ils donc si nombreux que le sacrifice de Marie-Magdeleine ne nous doive inspirer ni admiration ni surprise ?

 

Ce devait être aussi, pensez-vous, une vie pleine d'intérêt et de mouvement, que celle de ces disciples et de ces femmes, compagnons assidus du Sauveur auditeurs de ses discours, témoins de ses oeuvres, spectateurs de ses prodiges. Fort bien, s'ils l'eussent suivi dans l'esprit de ce peuple volage qui se pressait parfois sur les pas de Jésus-Christ pour n'en prendre que selon son attrait, un jour prêtant l'oreille au sermon de la montagne, un autre jour profitant de la multiplication des pains, ici assistant à la résurrection de Lazare, là attendant l'accueil fait à la prière de la Cananéenne, ou à la question des Pharisiens coalisés avec les Hérodiens. Mais suivre Jésus, comme Marie - Magdeleine, jour après jour, dans toutes les situations, dans toutes les fatigues, dans toutes les douleurs, dans toutes les humiliations, dans toutes les réalités enfin de la vie de l'Homme-Dieu sur la terre; le suivre, quand ses disciples n'avaient le loisir ni de se reposer, ni de manger (*21); le suivre, quand ses discours éloignaient de lui tous ceux qu'une foi invincible n'enchaînait pas auprès de sa personne (*22); le suivre, quand ceux de Nazareth le menaient au haut de leur montagne pour l'en précipiter (*23), ou quand ces Juifs tenaient déjà des pierres dans leurs mains pour le lapider (*24); le suivre, quand on ne pouvait le suivre qu'au péril de sa propre vie (*25), - était-ce aussi curieux, aussi nouveau, aussi entraînant selon vous ? Ah ! que vous vous connaissez mal vous-mêmes, ou que vous connaissez mal le Fils de l'homme! Que vous savez peu combien vous êtes asservis à vos habitudes, à vos aises, à votre bien-être, ou que vous savez peu combien sa vie, et la vie de ceux qui l'entouraient, était remplie de privations, d'amertumes, de périls ! Quand vous lui auriez dit : « Maître, je te suivrai partout où tu iras, » il vous eût répondu comme à ce disciple novice : « Les renards ont des tanières, et les oiseaux du ciel ont des nids; mais le Fils de l'homme n'a pas où reposer sa tête (*26); » et qu'auriez-vous fait alors, vous que décourage la moindre peine, le moindre reproche, le moindre embarras à affronter pour le nom de Jésus ?

 

Mais au reste, à cette double épreuve du sacrifice pécuniaire et du sacrifice personnel, il s'enjoignait une troisième, plus redoutable encore peut-être, mais que je me borne à indiquer : celle de la sainteté. La sainteté seule de Jésus devait suffire pour écarter une âme ordinaire, si elle n'était retenue, comme un Judas, par l'intérêt et par l'hypocrisie. Avez-vous jamais songé à ce qu'il en coûte d'avoir constamment sous les yeux un parfait exemple de piété, de charité, d'humilité, de vie céleste, soit qu'on s'applique avec une noble ardeur à se régler sur ce modèle, ou qu'on se résigne lâchement à subir la censure incommode qu'on y trouve, comme Caïn dans les oeuvres bonnes de son frère ? Mais, croyez-moi : on ne la subira pas longtemps ; si l'on ne tue pas comme un Caïn, on fuira du moins comme un Démas ; suivre Jésus, c'est s'engager tacitement à l'imiter de ne parle point ici pour vous accabler : je ne veux que vous faire apprécier, par un contraste humiliant pour nous, tout ce que valait, tout ce que prouvait la fidélité de Marie-Magdeleine à suivre Jésus-Christ vivant. Qu'est-ce donc qui la rendait capable de cette vie, dont nous serions, selon toute apparence, incapables ? C'est qu'elle était cette femme de laquelle Jésus avait chassé sept démons. En échange d'une telle délivrance, l'abandon de sa fortune, de son repos, de sa volonté, de sa vie même, si elle lui était demandée, ne lui semblait qu'un présent de vil prix. Et nous, voilà ce qui nous manque : Jésus ne nous a pas délivrés de sept démons.

 

Que si vous souhaitez cependant une épreuve plus décisive pour le dévouement de Marie-Magdeleine, vous ne serez que trop tôt satisfaits. Il est si vrai qu'il fallait aimer Jésus comme Marie-Magdeleine l'aimait, pour s'associer comme elle le faisait à sa vie, que vous allez voir la génération contemporaine importunée par cette vie si bienfaisante, mais si sainte, et tout occupée des moyens d'y mettre un terme. A peine ce beau spectacle a-t-il commencé d'être donné au monde, que déjà il va lui être enlevé : le Fils de l'homme est retranché de la terre des vivants (*27); le voici, en quelques jours, que dis-je ? en quelques heures, trahi, arrêté, jugé, condamné, crucifié entre deux brigands; « il a été mis au rang des malfaiteurs (*28). » Que devient alors Marie-Magdeleine? Hélas ! il y a un moment de terreur panique (*29), où le vide se fait de toutes parts autour de « l'homme de douleurs (*30), » et où la terre entière l'abandonne (*31), souvenir à jamais humiliant pour la race humaine Toutefois, le premier coup de tonnerre passé, les plus fidèles, ou les moins infidèles, se rallient, mais avec quelle timidité ! Des deux seuls apôtres qui suivent Jésus (*32), l'un le renie, l'autre n'évite l'apostasie que par le silence; pas une voix ne s'élève en faveur du Fils de l'homme livré aux mains des méchants. Cependant un groupe de disciples, où les femmes dominent, suivent, en pleurant, Jésus au Calvaire; et, après avoir peut-être envié secrètement à Simon de Cyrène le pesant fardeau dont on charge ses épaules, ils s'arrêtent, enchaînés sans doute par la crainte, et contemplent à distance la scène de la suprême douleur : Marie-Magdeleine est dans ce groupe (*33). Mais en voici quatre (*34), fidèles entre les fidèles, qui, s'enhardissant par degrés, percent enfin à grand'peine au travers de cette multitude curieuse, de ces pharisiens acharnés, de ces soldats romains cruellement empressés, de tous ces obstacles qui eussent rebuté dix fois un courage, disons mieux, un amour ordinaire, et ne s'arrêtent cette fois que parvenus au pied de la croix : Marie-Magdeleine est de ces quatre, qui donnent à Jésus la plus haute marque d'amour qu'il ait reçue durant « les jours de sa chair. » Je ne crois pas dépasser la vérité en ajoutant que même entre ces quatre, l'amour de Marie-Magdeleine l'emporte par un certain côté, qui est proprement celui de l'Église : c'est l'amour de Jésus-Christ tout pur, sans l'appui, ni le mélange, d'aucune affection particulière. L'amour de Marie de Nazareth est l'amour d'une mère; l'amour de Jean, l'amour d'un apôtre intime; l'amour de Marie de Cléopas, l'amour d'une tante, et cette tante, la mère d'un apôtre (*35); mais l'amour de Marie-Magdeleine, sans parenté ni apostolat, c'est l'amour, non de tel ou tel disciple, non de telle ou telle catégorie de disciples, mais de l'Église tout entière pour son Sauveur crucifié. Cet amour, Marie-Magdeleine le témoigne, non en apôtre, par une profession publique, telle que la fit autrefois Simon Pierre, mais en femme, par sa présence, par ses larmes, par sa sympathie : si Jésus souffre pour Marie-Magdeleine, Marie-Magdeleine souffre avec Jésus. Mais cette sympathie, qui la dira ? Je me plaignais tantôt que l'homme prétend lire dans le coeur de l'homme: au risque de me contredire, je me laisse aller moi-même à la tentation ; oui, je crois lire dans le coeur de Marie-Magdeleine, comme je lirais dans un livre ouvert.

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-1. Luc II, 35. -2.Math, XVI, 16. -3. Jean XX, 2-4 -4. Jean XX, 8.

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-5. Marc 1, 13, etc. -6. Éph. 1, 19-fin; 1 Cor.-IV, 14-22, Etc.

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-7. Luc VIII, 2, rapproché de Luc VII, 37-50.

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-8. Marie-Magdeleine peut avoir été possédée de ces sept démons, et guérie par le Seigneur, ou successivement, ou simultanément. La seconde hypothèse est de beaucoup la plus vraisemblable, par analogie avec Luc VIII, 27-39, et Matth. XII, 43-45.

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-9. Marc IX, 19-27. -10Marc, V, 1-20. -11. Marc IX, 25. -12. Actes XXVI, 18.

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-13. Luc VIII, 39. -14. Luc IX, 57-62. -15. Matth. XXVII, 55-56.

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-16. Luc VIII. 1-3. -17. Luc XIX, 5. -18. Luc XIX, 30, 31 -19. Luc XXII, 12.

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-20.1 Cor. 1, 26. -21. Marc VI, 31. -22. Jean VI, 67-69. -23. Luc IV, 29.

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-24. Jean X, 31. -25. Jean XI, 16. -26. Luc IX, 57,58. -27. Ésaïe LIII, 8.

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-28. Marc XV, 27, 28. -29. Marc XIV, 50 - 52. -30. Esaïe LIII, 3.

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-31. Jean XVI, 32. -32. Jean XVIII, 13.

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-33. Matth. XXVII, 56; Marc XV, 40; Luc XXIII, 49.

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-34. Auxquels Olshausen et d'autres en ajoutent une cinquième, Salomé, d'après Matth. XXVII, 56, et Marc XV, 40; mais Jean XIX, 25, est contraire à cette supposition.

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-35. Jacques le Mineur, Marc, XV, 40.


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