Christophe Blumhardt né à
Moettlingen en juin 1842 (1) s'est
éteint le 2
Août 1019 dans le calme de la retraite, dans
sa maison de Jebenhausen, petit village
situé entre Bad-Boll et la ville voisine de
Goeppingen.
Cet homme de bien était très
connu il y a une trentaine d'années non
seulement en Allemagne mais en tous pays. Des
milliers d'êtres ont fait appel à ses
conseils et à son aide pour guérir
leurs souffrances physiques et morales et lui ont
gardé jusqu'à la fin un amour
sincère et une fidélité
reconnaissante.
Nous n'avons pas à décrire ni
à apprécier ici le rôle qu'il
joua dans les affaires religieuses et sociales de
son temps. Nous laissons ce soin à
l'écrivain futur, qui bien renseigné
sur le mouvement des idées de notre
époque, mais n'ayant pas à prendre
parti comme nous, pourra lui rendre l'hommage qu'il
mérite. Ce sont des sentiments personnels de
reconnaissance que nous voulons exprimer ici.
La vie de Blumhardt s'est
écoulée très simplement. Il
passa sa jeunesse au presbytère paternel de
Moettlingen, en pleine Forêt Noire de
Souabe ; puis il se voua aux travaux habituels
d'un jeune étudiant en théologie
wurtembergeois. Il eût à
l'Université de Tubingue des maîtres
renommés, mais on ne peut dire que l'un
d'eux ait eu une influence décisive sur lui.
C'est au foyer paternel que son esprit fut
formé. On sait que Jean Christophe Blumhardt
son père avait été soutenu
dans sa mission par des interventions divines
extraordinaires grâce à la puissance
et à l'efficacité desquelles il avait
pu réveiller la vie religieuse dans sa
paroisse et obtenir tant de
guérisons corporelles. De très loin
une foule de malades était venue lui
demander le rétablissement moral ou
physique. Dans le petit village perdu au fond des
montagnes le gîte était devenu
insuffisant pour tous les visiteurs.
Le pasteur s'était vu
débordé par le travail que lui
occasionnait sa fonction et par les soins moraux
à donner aux sollicitants. C'est pourquoi il
avait dû se décider, en 1852, à
faire l'acquisition de Bad-Boll près de
Goeppingen. De là il avait exercé son
action soit en personne, soit par correspondance
sur les cercles les plus étendus,
conseillant les uns, guérissant les autres
et dirigeant les âmes de tous. C'est au
milieu de cette grande animation, au contact de
cette vie riche en luttes, en efforts et en peines,
mais féconde aussi en enseignements
miraculeux, que grandirent Christophe et ses
frères et soeurs. Là fut sa patrie,
son champ d'action où le retenaient des
racines profondes ; il n'aimait pas à
la quitter parce qu'en dehors de ce monde qui
était à lui, il se sentait
dépaysé. Dès sa jeunesse il
eut une rectitude d'esprit, une pureté de
coeur native qui lui firent toujours sentir, comme
l'eut fait une âme enfantine, ce qui
était juste et raisonnable, dans les cas
où d'autres personnes eussent
été incertaines sur la conduite
à tenir. C'est ainsi que pour lui, Dieu
n'était pas une idée, mais sans
contestation possible la plus évidente des
réalités et que Jésus
n'était pas une
célébrité historique
seulement, mais encore le Seigneur toujours vivant
et présent.
Ses études terminées,
Christophe Blumhardt entra au service de
l'église protestante wurtembergeoise et fut
vicaire dans plusieurs paroisses. Il n'a jamais eu
de cure en propre, mais le consistoire lui
conféra le titre et les droits d'un pasteur
en fonctions, lorsqu'il prit la succession de son
père à Bad-Boll. C'est là
qu'il se fixa après sa vie active de
vicaire. Il fit quelques voyages, puis, se retira
dans sa paisible maison de Jebenhausen.
Auprès de son père il avait eu
d'abord une vie très effacée. Puis
peu à peu il avait partagé avec lui
la prédication et la direction des
âmes. À la mort de son père il
lui avait succédé dans
l'accomplissement de la vaste tâche. Pour lui
cette succession n'était pas une chose de
droit.
Il l'accepta par obéissance pour son
père et avec la confiance qu'il
plaçait en Dieu. Il voyait dans la
possibilité de cette mission le plus grand
des miracles : Dieu lui permettait de
continuer l'oeuvre paternelle.
Comment définir ce qu'était
cette oeuvre prodigieuse !
Les visiteurs, les hôtes venaient de
toutes les parties du monde. Le matin et le soir
avaient lieu les méditations selon le rite
piétiste, suivies de causeries
appropriées pendant lesquelles on pouvait
interroger le pasteur. Les réponses aux
questions représentaient un travail
intellectuel considérable. Le reste de la
journée était pris par les audiences
et délibérations. Il est impossible
de dire le nombre de requêtes, la somme de
souffrances qui furent présentées et
de donner une idée du soulagement qui fut
apporté à tous les coeurs : les
âmes et les corps étaient
guéris. Comme la correspondance était
abondante le pasteur lui consacrait une partie de
la nuit. Aux premières heures du jour, alors
que tous les hôtes reposaient encore à
Bad-Boll, il disait les prières du matin au
milieu de son personnel. Riches ou pauvres, gens
instruits ou non, avaient toujours libre
accès auprès de lui et étaient
assurés de recevoir un accueil bienveillant.
Nous avons vu les habitants des campagnes venir
assiéger l'appartement du pasteur
après le culte du dimanche. Ce spectacle
était extraordinaire et profondément
émouvant. Ils étaient des milliers
qui venaient entendre Blumhardt et le
consulter.
Telle était la situation à
Bad-Boll vers 1888. Ce fut l'apogée de la
vie de Blumhardt. Mais tout cela ne suffisait pas
à son âme qu'agitait une aspiration
plus haute. Ce qui s'accomplissait autour de lui,
lui paraissait grand et important ; mais ce
n'était pas la chose principale pour les
désirs de son coeur : il était
dans l'attente du Règne de Dieu qui
apporterait un état de choses où Dieu
seul serait Seigneur et Maître, et
Jésus, Roi et Seigneur. Dans ce royaume il
n'y aurait plus de place pour le mal et le
péché, mais toutes les voies y
seraient ouvertes vers l'aide suprême et le
salut. C'est l'espérance de tous les
chrétiens. Mais, les chrétiens ont
pensé depuis longtemps que ce bonheur
n'était pas de ce monde parce que
réservé à l'au-delà que
nous ouvre la mort. Blumhardt
confiant dans l'expérience acquise par son
père et dans la sienne propre, affirma en
toute conscience que les promesses divines faites
aux croyants étaient « pour ce
monde ». Dieu n'a-t-il pas
créé ce monde pour la glorification
de l'humanité et non pour sa perdition. Pour
notre pasteur l'aide d'en haut, qui se manifestait
dans les guérisons même corporelles,
était le signe précieux, la preuve
ineffable que Dieu veut nous sauver par
Jésus et qu'il peut et veut être notre
Seigneur et Maître. Le bienfait reçu
était pour lui une lumière qui
éclairait l'avenir et montrait les grandes
intentions de Dieu. Une étape était
gagnée mais le but n'était pas
atteint. Il ne fallait pas s'arrêter, mais
tout bienfait obtenu devait nous inciter à
marcher sans trêve vers le but suprême.
Cependant Blumhardt avait constaté
que beaucoup de chrétiens se
déclaraient satisfaits du moment que leurs
désirs personnels étaient
comblés, c'est-à-dire aussitôt
qu'ils étaient guéris. Ces personnes
avaient tendance à s'enorgueillir du
bienfait obtenu, elles ne le considéraient
que par rapport à leur bien-être
personnel et non comme un signe de la faveur divine
qui devait les inciter à la recherche de la
perfection. Aussi, pour elles, ce qui aurait
dû être un aiguillon n'était
plus qu'un frein. Il va sans dire que Blumhardt
faisait ces réflexions en lui-même. Du
reste, il ne s'agit pas ici de juger ses
idées, mais sachant cela, nous pouvons
comprendre l'homme et apprécier sa conduite.
Il ne s'est pas ménagé, il a pris
logiquement une détermination par laquelle
il se dépouilla de ce qui avait
été la gloire et l'honneur de sa
vie : son désistement de l'Eglise fut
le résultat d'un mouvement intérieur
qu'il accomplit par principe. Quant ensuite,
à l'occasion d'une maladie de sa femme,
Blumhardt fit humblement, mais volontiers appel
à l'aide de la chirurgie, le bruit couru
qu'il avait perdu sa croyance et beaucoup de
personnes se détournèrent de lui. Il
ne s'en est pas plaint. Au sein de sa retraite, il
a encore reçu maintes fois l'aide divine,
mais on n'en a pas parlé au dehors.
Ainsi Blumhardt avait dû quitter la
voie qu'il avait suivie après son
père. Il n'avait perdu ni sa croyance ni sa
foi. Il ne pensait qu'à trouver une nouvelle
voie.
Ceux qui le comprirent le moins, ce furent
les gens très pieux de l'Eglise
régulière. Or, à
présent, plusieurs de ses idées sont
devenues le patrimoine commun de la
communauté chrétienne alors qu'il y a
trente ans on les combattait à outrance. Il
en résulta que Blumhardt prit à
l'égard de l'Eglise et des usages religieux
une attitude de plus en plus indépendante.
Mais il ne les attaqua jamais d'une façon
inconvenante. Il lui fut donné au contraire
de les défendre, de les montrer comme le
giron maternel dont lui-même se
réclamait. En même temps il promenait
ses regards sur tout ce que le monde pensant
offrait à ses méditations. Il trouva
ainsi que notre époque avait produit
beaucoup de bien et favorisé le
progrès. Il en rapportait tout le
mérite à l'action de Dieu. Il ne
limitait pas ses recherches à un seul
domaine, cela est compréhensible. Aussi
est-ce à tort qu'on lui reprochait les
idées nouvelles qu'il lançait
soudainement. Certes il lui arrivait dans tel ou
tel cas d'attacher trop d'importance à une
de ses conceptions et de l'exprimer trop tôt,
trop fortement et avec trop d'audace ; il fut
desservi quelquefois par des amis trop
récents ou trop zélés ;
ce n'est pas contestable. Blumhardt avait beau
répéter : laissez-moi dans mon
cabinet de travail me livrer tranquillement
à mes recherches et expériences.
Toute cette période de sa vie est faite
d'enquêtes et d'inquiétudes On a eu le
tort d'en trop parler. Malgré tout cela, on
peut affirmer qu'il a toujours aspiré au
même but.
Ce fut un étonnement pour tous ceux
qui ne connaissaient pas intimement Blumhardt quand
il entra dans le parti social-démocrate.
Depuis longtemps il avait exprimé son
opinion au sujet de ce parti, et, c'est
l'ancienneté de cette opinion qui en fait la
valeur. Il avait reconnu de bonne heure que ce
parti était dépositaire de
vérités qu'il n'était pas
possible d'exprimer on de mettre en valeur autre
part, il pensait que le socialisme avait sa place
marquée dans la société et,
tenait sa mission de Dieu au profit de
l'humanité, que l'homme ne devait plus
être asservi à l'homme, mais qu'il
avait le droit de voir son existence
protégée. Pour arriver à cela
beaucoup de moyens étaient indiqués,
mais, la fin ne devait pas fortifier tous les
moyens. Le but pouvait être le même mais les
raisons
agissantes très différentes. Les uns
ne le considéraient que pour leur propre
satisfaction les autres, par contre, étaient
désintéressés. De ces derniers
fut Blumhardt parce qu'il était pour la
vérité évidente que
représentait l'idéal socialiste, non
par la volonté d'hommes désirant
arriver à leurs fins, mais par la
volonté de Dieu. Pour lui cet idéal
ne pouvait être conquis qu'au nom de Dieu.
La Sociale démocratie manquait donc
d'un élément de succès
indispensable qu'elle ne pouvait trouver en
elle-même. Il s'en rendait compte.
Peut-être a-t-il eu l'espoir de pouvoir
apporter l'étincelle divine dans ce parti en
voie d'organisation pour l'éclairer et
l'orienter vers le véritable but ?
Blumhardt dans cette occurrence n'a pas agi selon
un plan préconçu, mais s'est
laissé guider par les circonstances. On
petit dire que son adhésion au parti fut le
résultat d'un événement
fortuit. Une loi avait été
promulguée contre les menées
socialistes. Blumhardt ressentit l'émotion
qui s'empara des masses populaires. Poussé
par sa conscience il alla prendre la parole dans
une réunion de socialistes. Ils
écoutèrent celui qui, sans être
des leurs par son rang social, savait parler
à leurs coeurs. Son entrée au parti
ne tarda pas et lui parut être une chose
toute naturelle, un devoir même. Mais il a
dit sévèrement à ses amis de
se bien garder d'en faire autant. il était
difficile en effet pour d'autres, d'accomplir le
même geste. Il n'a pas agi en politicien de
parti ou comme ecclésiastique, guidé
par des intérêts particuliers,
humainement utilitaires, mais en disciple du
Maître qui appelle à lui les pauvres
et les malheureux. C'était par élan
de son coeur honnête et pour que la
volonté de Dieu fût faite. Il n'a
gagné ainsi qu'un labeur plus grand. Le
parti socialiste l'envoya siéger à la
chambre des députés
wurtembergeoise ; mais Blumhardt n'abandonna
pas pour cela la direction de Bad-Boll. Aussi
a-t-il toujours dit que cette époque de sa
vie a été la mieux remplie.
Mais, toute cette activité lui
a-t-elle apporté de la satisfaction ou des
déceptions ? Il n'est pas facile de
répondre à cette question. Certes, il
a eu de la satisfaction, si celle-ci doit
résulter de la rectitude dans l'action, de
la sincérité des intentions et de
l'obéissance aux
volontés de Dieu ; ce qui est certain
c'est qu'il n'en a tiré aucun avantage. Il
n'a pu élever le parti à la hauteur
de son idéal. S'il vivait encore il
renierait ce parti tel qu'il se présente
maintenant sous ses divers aspects. Mais a-t-il
nourri l'espoir de voir le parti le suivre ?
je ne crois pas que l'on puisse l'affirmer.
La déception pour lui n'a pas
été brutale car il avait peu à
peu rompu les liens avec le parti ; il avait
renoncé à la vie publique, mais sans
rancune, sans être brisé. On ne peut
avoir de déceptions que lorsque l'on ne
s'occupe que des hommes. Mais vivre et agir pour
Dieu c'est accepter d'avance que les hommes restent
longtemps indifférents à la voix qui
leur parle. Blumhardt appartenait à Dieu et
non aux hommes. Du reste, pourquoi, en ces
matières, parler de succès. Une bonne
action peut ne pas être couronnée de
succès, mais il y a toujours des effets, des
effets lointains que l'on ne sait pas rattacher
à leur cause. C'est un fait certain
qu'aujourd'hui le socialisme religieux et
chrétien tient une place importante. Quant
aux socialistes non chrétiens, ils sont
encore la majorité. D'autre part nous ne
pouvons concevoir que des chrétiens puissent
ne pas être socialistes et puissent ne pas
reconnaître sincèrement le bien
fondé des revendications socialistes. C'est
une vérité qui court les rues. Il y a
vingt-cinq ou trente ans, Blumhardt l'a dit devant
un petit auditoire à Bad-Boll. Parmi eux il
y en a qui sont devenus des chefs dans le
parti ; ils ont gardé à l'ancien
député un souvenir plein de
reconnaissance et d'estime.
Bad-Boll est devenu un séjour
silencieux et Blumhardt a
préféré le silence pour
lui-même. Apprécions à sa
valeur la résolution qu'il avait prise avant
sa mort. Ce n'est pas l'étoffe qui lui a
manqué pour faire un grand chef religieux
enthousiaste, agitateur des foules croyantes. Il
n'a pas voulu être cela car il voulait qu'un
seul fut grand : Jésus. Il a bien des
fois annoncé qu'il n'y aurait plus de grands
hommes à notre époque. Il ne croyait
plus à la venue d'un grand homme, mais
était dans l'attente du plus grand parmi les
hommes, de Jésus, Seigneur sur terre et dans
le ciel. Ce n'est pas lui qui se serait mis plein
de présomption et d'orgueil en travers du chemin
préparé
pour le Seigneur. Fidèle à
lui-même il a préféré
offrir à ses amis et à ses
hôtes une paisible hospitalité. Dans
les derniers temps il avait dû s'adjoindre
quelques collaborateurs plus jeunes pour la
prédication et l'administration, car
l'entreprise était immense ; mais il ne
cessa de participer à la vie de Bad-Boll,
annonçant de grandes choses, prenant la
parole pendant la grande guerre pour opposer aux
souffrances du moment la grande espérance de
toute sa vie. Il rendit témoignage de la
croyance qui était sa raison de vivre et
chercha à élever ses auditeurs
à la hauteur de cette croyance. À
l'automne 1917 il eut une attaque d'apoplexie.
Alors il attendit sa fin, paisiblement
détaché des choses de ce monde. La
vie s'est retirée de lui doucement, le
serviteur a été rappelé du
poste où il était resté
patiemment et fidèlement pour l'amour de son
Seigneur. Il ne nous sera pas donné à
nous de voir les fruits d'une si belle vie. Il est
certain cependant qu'ils viendront. Blumhardt a
été un homme qui a personnifié
l'attente du Royaume de Dieu pendant toute sa
vie ; sur sa tombe rayonnent toujours :
la Foi, l'Espérance et la Charité.
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