La fin du XVIIe siècle est une des
époques les plus tragiques de l'histoire de
France.
En 1685, l'édit de Nantes,
publié par Henri IV en 1598, en faveur des
protestants, fut révoqué. Depuis
longtemps déjà il était
violé dans son esprit et dans sa lettre,
quand Louis XIV le déchira
tout-à-fait. Les enfants protestants
étaient enlevés à leurs
parents et enfermés dans des couvents
où on les instruisait dans la foi
catholique. Tous les pasteurs furent exilés.
Les huguenots n'avaient le droit ni de sortir de
France, ni d'y rester sans abjurer. S'ils
essayaient d'en sortir, ils risquaient d'être
arrêtés et c'était le bagne
pour les hommes, la prison pour les femmes ;
s'ils restaient, c'était la visite des
dragons qui s'établissaient à demeure
dans les maisons avec la liberté de piller,
de détruire, de confisquer les biens et
d'user des tortures les plus inhumaines pour
obliger les croyants fidèles à aller
à la messe. On leur donnait parfois l'ordre
de se déchausser et de placer leurs pieds
nus sur des barres de fer rougies au feu. D'autres
fois, on leur faisait tourner une broche
auprès d'un feu ardent jusqu'à ce
qu'ils fussent à moitié rôtis.
Ou bien encore on les descendait dans des trous ou
dans des puits jusqu'à ce que leur sang
fût glacé.
Chaque maison protestante devint le
théâtre d'une lutte acharnée
entre la faiblesse héroïque et la force
brutale. La pauvre femme huguenote devait recevoir
chez elle dix, quinze, vingt soldats (on en mit
jusqu'à cent dans une maison de
Nîmes). Elle devait leur faire la cuisine et
les servir seule. Ils ne la laissaient plus sortir,
riant de ses souffrances, de ses prières, de
ses larmes ; et comme la prière et la
foi rendaient leur victime capable de tout
supporter, les dragons en venaient aux coups, se
servaient pour frapper de gaules vertes, pliantes,
qui s'ensanglantaient sans casser. Ils inventaient
les supplices les plus atroces. Telle femme fut
lentement, cruellement épilée ;
telle autre, flambée à la paille,
comme un poulet ; d'autres,
l'hiver, reçurent sur les reins des seaux
d'eau glacée. Parfois ils enflaient le
patient (homme ou femme) avec un soufflet, comme on
enfle un boeuf mort, jusqu'à le faire
crever. Parfois, ils le tenaient suspendu, presque
assis, à nu, sur des charbons ardents. Les
généraux riaient de voir les
huguenotes houspillées, que les soldats
mettaient nues à la porte et faisaient
courir dans les rues. On martyrisait le mari sous
les yeux de sa femme ; on insultait la fille
sous les yeux de sa mère ; on liait la
mère qui allaitait, et on lui tenait
à distance son nourrisson qui pleurait,
languissait, se mourait.
Une des scènes les plus atroces se
vit à Montauban. On avait mis trente-huit
cavaliers chez M. et Mme Peschels. Elle
était enceinte et sur le point d'accoucher.
Les soldats brisèrent tout et ne
laissèrent pas même un lit, jetant le
mari et la femme très près de son
terme, à la rue avec leurs quatre enfants,
dont l'aîné avait sept ans. Ils leur
permirent seulement d'emporter un berceau. Pour
adieu, ils leur jetèrent des seaux d'eau
froide dont ils restèrent mouillés,
glacés. Ils erraient dans la rue ne sachant où
aller, quand
l'intendant leur ordonna de rentrer chez eux pour
recevoir d'autres soldats. Il en arriva six, puis
dix, puis d'autres encore qui, irrités de ne
plus rien trouver, leur firent subir mille
outrages, puis les mirent de nouveau à la
porte. La pauvre dame, prise de douleurs à
ce moment, était sur le pavé sans
asile. N'était-il pas défendu de
recevoir les rebelles !
Où aller ? Son mari et une
sage-femme la tenaient sous les bras ; l'heure
de l'accouchement approchait et elle était
dans la rue. À ce moment, la maison de sa
soeur se trouvait libre de soldats pour quelques
heures. Elle y entra et accoucha. Mais des soldats
revinrent bientôt et firent un si grand feu
dans sa chambre qu'ils faillirent l'étouffer
avec son enfant.
De nouveau, elle est chassée ;
dehors, elle s'assied sur une pierre, tenant son
frêle bébé dans ses bras. Des
soldats la suivent, l'entourent, la martyrisent de
risées et d'insultes.
Une dame catholique témoin de ce
spectacle, recueillit l'accouchée. Quelque
temps après, elle put rejoindre son mari.
Ils ne furent pas longtemps ensemble. Elle fut chassée
de Montauban et on
lui ôta ses cinq enfants. Traquée
comme une bête, elle errait dans les
campagnes, tandis que son mari était
enfermé de prison en prison pendant deux
ans. Plus tard, ces deux héroïques
époux furent réunis, mais on ne sait
s'ils retrouvèrent leurs enfants.
Malgré les lois condamnant les hommes
qui tentaient de s'expatrier, aux galères
perpétuelles ; les femmes, à
être enfermées dans des couvents ou en
prison ; tous, à la confiscation de
leurs biens, cinq à six cent mille
protestants s'expatrièrent.
« C'était une
désobéissance criminelle »,
disaient les ordonnances du roi de France, comme si
c'était un crime de tout abandonner
plutôt que de renier sa foi.
Des milliers d'émigrants
périrent de fatigue, de froid, de faim, ou
dans des naufrages, ou sous les balles des
soldats.
D'autres milliers furent
arrêtés et enchaînés avec
des assassins et traînèrent le boulet
du forçat. Les galères de Marseille
se remplirent de ces infortunés ; il y
avait parmi eux d'anciens magistrats, des
officiers, des gentilshommes, des vieillards et
presque des enfants. Les femmes
souffraient dans d'infects cachots ou à la
tour de Constance.
Plus de temples, plus de pasteurs, plus de
Bibles. La plus sainte des libertés
était supprimée.
Dans son Histoire de l'Édit de
Nantes, Elie Benoit, contemporain des
événements que nous racontons,
écrit : « Les cavaliers
attachaient des croix à la bouche de leurs
mousquetons pour les faire baiser par force, et
quand on leur résistait, ils poussaient ces
croix contre le visage et dans l'estomac de ces
malheureux. Ils n'épargnaient pas plus les
enfants que les personnes avancées en
âge et, sans compassion de leur faiblesse et
de leurs infirmités, ils les frappaient de
coups de bâtons, ou de plat
d'épée, ou de la crosse de leurs
mousquetons ; ce qu'ils faisaient avec tant de
violence que quelques-uns en demeurèrent
estropiés. Ces scélérats
affectaient de faire des cruautés aux
femmes. Ils les battaient à coups de
fouet ; ils leur donnaient des coups de canne
sur le visage pour les défigurer ; il
les traînaient par les cheveux dans la boue
et sur les pierres. Quelquefois, des soldats
trouvant des laboureurs dans les chemins ou à la
suite de
leurs charrues, les arrachaient de là pour
les mener aux églises catholiques, et les
piquaient comme des boeufs de leurs propres
aiguillons pour les faire marcher.
Quand ces malheureux consentaient à
abjurer sous le sabre des dragons, ils en
devenaient quelquefois fous, ou ils mouraient de
douleur dans des accès de remords et de
désespoir.
Ces infortunés convertis ne pouvaient
pas se rencontrer sans honte et sans
souffrance.
« Quand l'un voyait l'autre au
pied d'une image, ou dans un autre acte de
dévotion catholique, les cris redoublaient,
la douleur éclatait par de nouveaux
témoignages. Le laboureur, abandonné
à ses réflexions au milieu de son
travail, se sentait plus pressé de ses
remords, et quittant sa charrue au milieu de son
champ, se jetait à genoux, se prosternait le
visage en terre, demandait pardon, prenait tout
à témoin qu'il n'avait obéi
qu'à la violence. »
En 1684, l'Eglise de Marennes-en-Saintonge
était encore debout. Il fallait bien la
démolir. Les prétextes ne manquaient
pas.
Dans la nuit du samedi au dimanche, un
arrêt interdit l'exercice du culte.
Le lendemain, par un froid intense qui en
tua plusieurs, dix mille fidèles se
trouvèrent réunis à la porte
du temple. « En se retirant, dit Elie
Benoit, le peuple donna des marques d'une sensible
douleur. Ce n'étaient que larmes, que cris,
que gémissements. On ne se contraignait ni
dans les rues, ni à la campagne. Les parents
et les amis s'embrassaient en pleurant, et sans
rien dire. Les hommes et les femmes, les mains
jointes, les yeux tournés vers le ciel, ne
pouvaient s'arracher du lieu où ils
étaient venus, malgré les rigueurs de
la saison, chercher la consolation de prier
Dieu ; et néanmoins, au milieu d'une
douleur si vive, il fallait encore songer à
ne pas donner de nouvelles prises aux
persécuteurs, en demeurant en grand nombre
sur le lieu où l'arrêt rendu contre
les ministres rendait les assemblées
illégitimes. »
Après la révocation de
l'édit de Nantes, l'intendant Foucault
ordonna aux dragons de se montrer plus
sévères, et de poursuivre les
réformés comme des bêtes
fauves. Les dragons entraient dans les maisons protestantes
le sabre nu, en
criant : Tue ! tue ! ou
catholique ! Ils ruinaient les demeures dans
lesquelles ils entraient. Tout leur appartenait si
bien qu'ils vendaient aux catholiques provisions,
vaisselle et meubles. « Entre les autres
secrets que Foucault leur apprit, dit Elie Benoit,
il leur commanda de faire veiller ceux qui ne
voulaient pas se rendre à d'autres
tourments. Les fidèles exécuteurs de
ces ordres furieux se relayaient pour ne pas
succomber aux tourments qu'ils faisaient subir aux
autres. Le bruit des tambours, les
blasphèmes, les cris, le fracas des meubles
qu'ils brisaient ou qu'ils jetaient d'un
côté à l'autre, l'agitation
où ils tenaient ces pauvres gens, pour les
forcer à demeurer debout et à ouvrir
les yeux, étaient les moyens dont ils se
servaient pour les priver de repos. Les pincer, les
piquer, les tirailler, les suspendre avec des
cordes, leur souffler dans le nez la fumée
de tabac, et cent autres cruautés
étaient le jouet de ces bourreaux, qui
réduisaient par là leurs hôtes
à ne savoir ce qu'ils faisaient, et à
promettre tout ce qu'on voulait pour se tirer de
ces mains barbares. Ils faisaient aux femmes des
indignités que la pudeur
ne permet pas de décrire... Le plus fort de
leur étude et de leur application
était de trouver des tourments qui fussent
douloureux sans être mortels, et de faire
éprouver à ces malheureux objets de
leur fureur tout ce que le corps humain peut
endurer sans mourir. »
À des maux extraordinaires,
accompagnés chez beaucoup d'une foi sublime,
il fallait des grâces et des dons
extraordinaires. C'est alors que Dieu suscita des
prophètes pour éclairer, consoler,
fortifier les opprimés, et leur donner le
courage de se dresser en face de leurs assassins.
Sur la montagne du Peyrat, près de
Dieulefit, dans la Drôme, vivait un
gentilhomme verrier, renommé pour sa
foi ; il se nommait Du Serre. Les
persécutions l'avaient rendu plus
zélé que jamais. La lecture de la
Bible le remplissait de joie et d'espérance.
Comme autrefois Jeanne d'Arc, il avait des
inspirations, il entendait des voix
intérieures. Après l'exil des
pasteurs, Dieu lui mit au coeur d'instruire la
jeunesse et il devint le catéchiste des jeunes
bergers pendant les longues soirées d'hiver.
Il leur expliquait la parole de Dieu. Et comme il
vivait dans l'intimité des prophètes
de l'Ancienne et de la Nouvelle Alliance, comme il
se nourrissait des tableaux que Jésus et
l'apôtre Jean tracent de l'avenir, il
montrait à ses jeunes amis que Rome, cette
grande prostituée de l'Apocalypse, ivre du
sang des saints et des martyrs du Sauveur, tient
dans ses mains une coupe pleine des abominations de
la terre.
La foi ardente du vieillard, ses entretiens
enthousiastes, son âme de feu
émouvaient profondément son jeune
auditoire ; l'imagination et le coeur de ces
enfants s'enflammaient ; ils attendaient avec
impatience le jour glorieux où ils
pourraient se réjouir avec le ciel, les
saints, les apôtres et les prophètes
sur la ruine de Babylone. La chambre de Du Serre
était devenue une école de
prophètes ; le vieillard huguenot
était un nouveau Samuel et ses
élèves tombaient dans l'extase.
Le prophète ému conduisit ses
catéchumènes sur le sommet de sa
montagne, et leur montrant les
plaines du Dauphiné et du Languedoc
où gémissaient leurs frères,
il les convainquit qu'ils avaient une grande oeuvre
à accomplir. Sachez-le bien, leur dit-il, si
Dieu vous a accordé des
révélations et le don de
prophétie, c'est pour le bien de ceux qui
souffrent. Allez les éclairer, les consoler,
les fortifier. « Allez édifier les
églises de ces provinces, allez ramener les
brebis perdues de la maison d'Israël. Voyez
ces temples où vous vous êtes si
souvent assemblés pour chanter les louanges
de Dieu ; ils sont détruits ;
jetez les yeux sur ces chaires d'où on vous
annonçait la vérité
chrétienne, elles sont abattues ;
portez vos regards sur ces tables où le pain
et le vin eucharistiques étaient
distribués, elles sont
renversées ; remarquez ces personnes si
pressées dans leur fuite, ce sont vos
pasteurs que l'on a contraints de force à
vous abandonner ; considérez ces foules
à qui l'on prêche, ce sont vos
frères que l'on séduit. Oui, le
mystère d'iniquité se met en
train ; la bête a reçu le pouvoir
de faire la guerre aux saints et de les
vaincre ; la mère des paillardises,
Babylone, et des abominations, a enivré les
habitants de la terre du vin de sa prostitution.
Mais traitez, ô prophètes du Seigneur,
traitez Babylone comme elle vous a traités
elle-même ; rendez-lui au double de
toutes ses oeuvres. Dans la même coupe
où elle nous a fait boire, faites-la boire
deux fois autant ; rendez-lui au double ses
tourments et ses douleurs, car il est
écrit : Ne pensez pas que je sois venu
apporter la paix sur la terre ; je suis venu
apporter non la paix, mais l'épée.
Les propres domestiques des hommes seront ses
ennemis ; le frère livrera son
frère à la mort, le père son
enfant ; des enfants s'élèveront
contre leurs pères et les feront mettre
à mort. »
(1).
Le vieillard éleva les mains au ciel,
puis les posa sur leur tète et leur
dit : « La paix soit avec
vous ; comme le Père m'a envoyé,
je vous envoie aussi de même. -
Allez !
Les jeunes bergers, au nombre de trente,
écoutèrent leur maître avec un
saint respect et une absolue confiance. Nouveaux
apôtres, ils partirent pleins de courage et
de foi. Dans le Dauphiné et le Languedoc,
ils annoncèrent
l'Évangile de la grâce de Dieu,
affermissant les faibles, encourageant les forts,
menaçant de la condamnation éternelle
ceux qui avaient renié leur foi par crainte.
Les populations protestantes les accueillirent
comme des envoyés de Dieu ; elles se
groupèrent pour écouter leur message.
Leurs larmes coulaient abondantes en
l'écoutant, les consciences se
réveillaient, les coeurs étaient
touchés, des cris de repentance se faisaient
entendre, le réveil visitait les
églises depuis si longtemps
éprouvées et les prophètes
surgissaient de leur sein par centaines et
bientôt par milliers, « la secte
des inspirés, dit l'apostat Brueys, devint
bientôt nombreuse, les vallées en
fourmillèrent et les montagnes en furent
couvertes. Il y eut une infinité de petits
prophètes ; il y en avait des
milliers ».
Les disciples de Du Serre
manifestèrent une grande
fidélité. Leur zèle et leur
foi ne se refroidirent pas. Ils semblaient
n'aspirer qu'à la gloire du martyre. Le
besoin de glorifier le Sauveur et de travailler au
salut des âmes était leur seule
passion. Leur témoignage eut un immense
retentissement et porta des
fruits abondants. Trois d'entre eux, Pascalin,
Nazel et Bompard exerçaient une
autorité souveraine au milieu des
assemblées ; leur mission divine
était reconnue par tous.
« Dieu, disaient les protestants
émerveillés, tire sa louange de la
bouche des petits enfants. » Saisis par
les dragons, ils furent jetés au fond d'un
sombre cachot. Dieu en suscita aussitôt une
infinité d'autres dont le plus
célèbre fut Gabriel Astier, un
élève aussi de Du Serre. Il portait
partout avec lui l'esprit prophétique. Les
populations de l'Ardèche l'accueillirent
avec un tel enthousiasme que l'enceinte des
villages était trop petite pour contenir les
foules qui accouraient pour l'entendre ; il
fallut se transporter dans les champs.
Les gens oubliaient leurs travaux,
négligeaient même de manger et de
boire pour le suivre pendant plusieurs jours de
lieu en lieu.
Les femmes, les enfants écoutaient
avec ravissement le jeune Gabriel Astier
prêchait aux multitudes la soumission au Roi
du ciel et la résistance au roi de la terre.
Finalement, il fut arrêté et
condamné à mort.
Après lui, se leva Isabeau
Vincent, la bergère du
Dauphiné, jeune fille de seize à
dix-sept ans, ne sachant ni lire ni écrire,
qui devint célèbre sous le nom de la
belle Isabeau. Elle tomba pour la première
fois en extase le 2 février 1688 ; le
même phénomène se renouvela
fréquemment pendant son sommeil ;
même en la brûlant avec un fer rouge,
il était impossible de la réveiller.
« Les cinq premières semaines, dit
Jurieu, elle ne parla durant ses extases que le
langage de son pays, parce qu'elle n'avait pour
auditeurs que les paysans de son village. Le bruit
de ce miracle s'étant répandu, il y
vint des gens qui savaient parler et qui
entendaient le français. Alors, elle se mit
à parler français, et un
français aussi pur que si elle avait
été à Paris, dans les maisons
où l'on parle le mieux. Elle fait des
prières qui sont admirables et excellentes.
Ses mouvements ne sont pas violents. Elle remue les
lèvres, mais peu, et sans aucune apparence
de convulsion. »
Quand l'esprit la saisissait, ses traits et
son regard avaient quelque chose d'idéal,
elle était transfigurée.
« C'est un ange de Dieu »,
s'écriaient ravis les protestants
émus qui la voyaient et l'écoutaient.
« Rien de violent dans ses
aspirations, dit notre grand historien Michelet,
mais des plaintes et des pleurs. Elle chantait
d'abord les commandements de Dieu, puis un psaume
d'une voix basse et languissante. Elle se
recueillait un moment, puis commençait la
lamentation de l'Eglise, torturée,
exilée, aux galères, aux
cachots ; de tous ces malheurs, elle en
accusait uniquement nos péchés et
appelait à la pénitence. Là,
s'attendrissant de nouveau, elle parlait
angéliquement de la bonté divine. Son
inspiration bouillonnait, abondante et
inépuisable, comme une eau longtemps
contenue. Les mots coulaient d'un cours
impétueux jusqu'à s'embarrasser en
finissant. Sa parole était alors comme un
chant, une douce cantilène peu variée
qui allait au coeur, elle rougissait et se
transfigurait d'une beauté
merveilleuse. »
La belle Isabeau n'était pas
seulement une prophétesse remarquable, elle
communiquait l'esprit prophétique à
ceux qui l'écoutaient. Ce fut une vraie
contagion chez riches et pauvres, protestants et
catholiques. On compta bientôt autour d'elle
les prophètes par centaines. Une dame
catholique, veuve d'un conseiller
au Parlement, Madame de Baix, subit sa puissante et
saine influence ; elle reçut d'Isabeau
l'esprit de prophétie qu'elle communiqua
à son tour à sa fille et à un
grand nombre de personnes. L'intendant de la
province, Boucher, la fit arrêter et
incarcérer à Tournon ; en
même temps, il mettait ses agents à la
poursuite de la belle Isabeau qu'ils lui
amenèrent après de longues
recherches.
La prisonnière se montra devant ses
juges, humble et fidèle. Menacée par
eux du supplice, elle leur répondit
simplement : « Vous pouvez me faire
mourir, mais Dieu saura bien susciter d'autres
prophètes qui diront de plus belles choses
que moi. » Touchés sans doute par
sa beauté et par ce rayonnement
céleste que reflétait sa physionomie,
ses juges ne la condamnèrent pas à
mort ; elle fut enfermée dans les
prisons de l'hôpital général de
Grenoble, d'où elle sortit plus tard.
Il y a quelque chose de grand qui inspire un
profond respect dans ces inspirés, si pleins
d'amour, de zèle et de foi, qui peuvent
parler éloquemment pendant des heures et
remuer les coeurs les plus insensibles.
L'un d'eux, qui ne savait ni lire ni
écrire, Daniel Raoul, de Vagnas, quitta la
charrue paternelle « pour revêtir
le manteau de prophète ». Sa
parole hardie, colorée, impressionnait ses
auditeurs - auxquels il reprochait leur
tiédeur. « Dieu, leur disait-il,
vous a envoyé ses ministres, qui
étaient remplis de sagesse et qui, au
péril de leur vie, vous exhortaient à
la repentance, et vous avez toujours suivi votre
mauvais train ; aussi, mériteriez-vous
que Dieu vous abandonnât ; cependant,
touché de compassion, il ne l'a pas fait
absolument. Il est vrai que vos prédicateurs
sont des ignorants qui n'ont d'autres connaissances
que celles que Dieu répand dans leur esprit.
Vous en voyez un en moi ; je ne sais pas lire
et cependant ma commission est de vous exhorter
fortement, à la repentance. »
Ses paroles inspirées,
accompagnées de ses larmes, impressionnaient
fortement ses auditeurs qui fondaient en larmes
à leur tour en s'écriant :
Grâce, ô Dieu, pardon à de
misérables pécheurs ! - Pendant
que les coeurs émus s'humiliaient à
haute voix, le prédicateur gardait le
silence, puis, il leur faisait sentir que les
larmes et les
gémissements sont inutiles sans une
repentance sincère qui nous fait abandonner
le péché.
Le Languedoc était alors
gouverné par le cruel intendant
Bâville. Il fit arrêter Daniel Raoul et
le livra au bourreau. Le noble jeune homme
était de la race des saints et des
martyrs ; il marcha au supplice sans une ombre
d'hésitation, heureux et fier de souffrir
pour le nom de Jésus. Du haut de son
échafaud, il protesta de son amour pour
Jésus-Christ et de sa haine pour les
idolâtries romaines. Sa mort fut un
triomphe ; les huguenots y puisèrent de
nouvelles forces.
Les faits extraordinaires se multipliaient.
Des enfants à la mamelle, ne sachant pas
encore parler, prophétisaient.
« Environ un an avant mon
départ, raconte Jean Vernet, deux de mes
amis, Antoine Coste, Louis Talon et moi,
allâmes visiter Pierre Jaquet, notre ami
commun, au moulin d'Eve, près de Vernoux.
Comme nous étions ensemble, une fille de la
maison vint appeler sa mère qui était
avec nous, et lui dit : Ma mère,
venez voir l'enfant. Ensuite de quoi la
mère elle-même nous appela, nous
disant que nous vinssions voir le
petit enfant qui parlait. Elle ajouta qu'il ne
fallait pas nous épouvanter et que le
miracle était déjà
arrivé.
« Aussitôt nous
courûmes tous : l'enfant,
âgé de 13 à 14 mois,
était emmailloté dans le berceau, et il n'avait encore jamais
parle de
lui-même, ni marché. Quand
j'entrai avec mes amis, il parlait distinctement en français,
d'une voix
assez haute, vu son âge, en sorte qu'il
était aisé de l'entendre par toute la
chambre. Il exhortait (comme les autres que j'avais
vus dans l'inspiration) à faire des oeuvres
de repentance ; mais je ne fis pas assez
attention à ce qu'il dit pour me souvenir
d'aucune circonstance. La chambre où
était cet enfant se remplit : il y
avait pour le moins vingt personnes, et nous
étions tous pleurant et priant autour du
berceau. Après que l'extase eut
cessé, je vis l'enfant dans son état
ordinaire. Sa mère nous dit qu'il avait eu
des agitations de corps au commencement de
l'inspiration ; mais je ne remarquai pas cela
quand j'entrai. C'était une chose difficile
à reconnaître parce qu'il était
enveloppé de ses langes. J'ai beaucoup
ouï parler d'un autre petit enfant à
la mamelle qui parlait aussi,
à Clieu, dans le
Dauphiné. » (2).
Jacques Dubois, de Montpellier,
déclare que l'année 1701, il a vu
pour le moins deux cents personnes dans ces
inspirations, en divers lieux et temps, de tout
âge et de tout sexe. « J'ai vu,
entre autre, dit-il, un garçon de quinze
mois, entre les bras de sa mère, à
Quissac, qui avait de grandes agitations de tout le
corps, et particulièrement de la poitrine.
Il parlait avec sanglots, en bon
français, distinctement et à haute
voix, mais pourtant avec des
interruptions : ce qui était cause
qu'il fallait prêter l'oreille pour entendre
certaines paroles. L'enfant parlait comme si Dieu
eût parlé par sa bouche, se servant
toujours de cette manière d'assurer les
choses : Je te dis, mon enfant, etc. Ce
même enfant fut mis avec sa mère en
prison. Je suis persuadé que j'ai vu
plus de soixante enfants entre l'âge de trois et de douze ans
qui étaient
dans un semblable état. Les discours de ces
enfants tendaient toujours à exhorter
puissamment à l'amendement de vie. Ils
prédisaient aussi plusieurs
choses. »
C'est encore dans le Théâtre
sacré des Cévennes que nous
trouvons le récit suivant de Durand
Fage :
« Comme j'étais avec un
petit détachement de Vallongue, à
deux lieues de Nîmes, le jour
commençait à paraître, nous
fûmes obligés de nous cacher chez un
paysan. Dès que la maîtresse de la
maison nous aperçut, elle nous dit
gaîment : Frères, soyez les
bienvenus. Je lui demandai comment elle savait
qui nous étions ? (car il y avait des
milices proches de là, qui étaient
des gens qu'on ne pouvait pas discerner d'avec les
camisards). Elle me répondit - j'eus, hier
au soir, un avertissement qui m'ordonna de me
préparer à recevoir aujourd'hui de
mes frères. Et effectivement, elle nous fit
une bonne réception. Cette femme et ses cinq
enfants, dont l'aîné n'avait que douze
ans, avaient tous reçu les
grâces. Sur les huit heures du matin,
comme nous étions tous ensemble, le
père, les enfants et les hommes du
détachement, son petit garçon fut
saisi de l'Esprit avec des agitations et des
sanglots. Il fit une prière admirable, et
ensuite une exhortation qui dura plus d'une
demi-heure. Nous étions tous ravis, et moi en
particulier ; j'étais ému et
charmé de voir ce joli enfant dire des
choses merveilleuses qui étaient si fort
au-dessus de sa portée.
Après l'exhortation, l'Esprit lui
dit, en l'agitant un peu : Mon enfant,
prépare-toi, et va exhorter tes
frères ; je veux que tu ailles à
B. Aussitôt, il s'en alla, avec son
père, dans l'endroit marqué, à
un quart de lieue de là, et ils revinrent
sur les deux heures. Comme j'ai presque toujours
porté les armes dans le désert depuis
que j'ai reçu mes premières
inspirations, je n'ai pas eu occasion de voir
beaucoup de tout petits enfants dans l'extase. Il
n'y avait pas de raison d'apporter ces petits
enfants dans les assemblées ; et pour
nous, notre séjour et notre retraite
étaient dans les forêts ou dans les
cavernes ; c'est ce que nous appelions le
désert. Le plus jeune des enfants que j'ai
vus parlant dans l'extase, était une petite
fille de cinq ans, au village de Saint-Maurice,
près de Yousé. Mais il est notoire
dans le pays que l'Esprit a été
répandu sur quantité de petits
enfants, dont quelques-uns même
étaient encore à la mamelle, et
qui ne pouvaient parler dans cet âge si
tendre que quand il plaisait à Dieu de faire
annoncer ses
merveilles par
la bouche de ces innocents. La souveraine sagesse a
voulu manifester ainsi sa puissance. Et son bon
plaisir a été aussi que l'exemple
convainquant de ces petits enfants parlant sans
connaissance, avant même que d'avoir la
langue déliée, servit à rendre
plus croyable le témoignage que nous rendons
de cette parole admirable qui découle de
notre bouche pendant nos extases, sans aucune
volonté ni dessein de notre
part. »
Il est fréquemment arrivé que
Dieu s'est servi des prophètes pour
révéler à des frères et
à des soeurs les dangers qu'ils couraient.
Le pieux et célèbre Abraham Mazel en
cite plusieurs cas :
« Un certain homme, dit-il, qui
avait autrefois été de ceux qu'on
appelait anciens, dans quelqu'une de nos
églises, fut subordonné pour trahir
le frère Salomon Couderc, et le faire tomber
dans une embuscade avec la troupe qu'il commandait.
Cet ancien donc s'enrôla parmi nous avec
Salomon, faisant valoir le talent qu'il avait de
chanter les psaumes. Salomon le prit en
amitié, et les choses
s'acheminaient bien pour le traître, parce
que la troupe s'approchait insensiblement d'Alais,
par l'adresse de ses persuasions. Dans ces
entrefaites, comme j'étais à cinq ou
six lieues de là, je fus averti par
inspiration que le frère Salomon
était obsédé par un flatteur
qui lui tendait des pièges ; et
l'Esprit m'ordonna de partir incessamment, pour
aller moi-même en donner avis au dit Salomon.
Je partis sur le champ, et dès que je fus
arrivé, l'Esprit me saisissant de nouveau,
en présence du traître, me fit
déclarer le complot qu'il avait fait avec le
gouverneur d'Alais. Ce malheureux, confus et
tremblant, confessa la vérité de tout
ce qui m'avait été
révélé. Si, par hasard,
quelqu'un me demande ici pourquoi Dieu me
faisait venir de si loin pour avertir Salomon qui
avait lui-même des inspirations, laissant
à part les conjectures raisonnables qui
pourraient être faites sur cela, je lui
répondrai que Dieu fait ce qu'il
veut, selon sa sagesse toujours adorable. Ce
n'est pas à nous de lui demander
pourquoi. »
Les expériences suivantes d'Abraham
Mazel ne sont pas moins touchantes :
« Environ trois mois après
que le frère Elie Marion,
mon associé au commandement de la troupe,
eût capitulé pour moi en même
temps que pour lui, selon le pouvoir que je lui en
avais donné, je fus pris par les Miquelets
et conduit à la citadelle de Montpellier,
car je n'avais pu me résoudre à
quitter le pays, ni à marcher sans mes
pistolets. J'avouai naïvement tout quand on
m'interrogea. Et comme je confessais qu'il
était vrai que c'était moi qui avais
soulevé les Cévennes, en
obéissant à mes inspirations, mes
juges se moquèrent de moi ; ils me
disaient que j'avais fait des merveilles et que je
n'avais qu'à me préparer aux plus
rudes supplices. Je leur répondis que
j'étais résigné à la
volonté de Dieu, ce qui était vrai,
par sa grâce ; mais dans mon coeur il
était vrai aussi que je ne les craignais
pas du tout, ayant été averti
plus d'une fois par l'Esprit que
j'échapperais de leurs mains. On en avait
roué et brûlé qui n'avaient
été que de simples soldats ; on
en avait pendu, seulement à cause des
inspirations : quelle ne devait pas être
ma destinée ? Cependant, Dieu fit agir
d'un côté le lieutenant
général La Lande, qui, pour des
raisons que j'expliquerais s'il
était nécessaire, écrivit en
cour en ma faveur. D'un autre côté, il
mit au coeur d'un curé à qui j'avais
sauvé la vie, de solliciter fortement ma
grâce. (C'était le curé de
Saint-Martin Corconas.) Par les entremises de ces
deux organes de la Providence, je fus seulement
condamné à une prison
perpétuelle dans la fameuse tour de
Constance.
« Quelques jours après
qu'on m'eut mis dans ce lieu fatal, l'Esprit me dit
par inspiration que j'en sortirais ; et sur
quelques doutes de mon infirmité, il
redoubla ses saintes promesses. À quelques
jours de là, Dieu me mit au coeur de percer
la muraille : elle était
épaisse ; nous étions au second
étage, à cent pieds de hauteur du
terrain ; je n'avais pas d'outils ; il y
avait trente-trois autres prisonniers avec moi dans
la même chambre ; il fallait ou gagner
tous ces gens-là, et les trouver
fidèles, ou être accusé par
quelqu'un d'entre eux ; il fallait des cordes
pour descendre. En bas, il y avait de hautes
murailles à escalader ; des sentinelles
à éviter, des grands marais pleins
d'eau à traverser ; et après
tout cela ne savoir où prendre du pain, ni
où se retirer. Mais avec l'assistance de Dieu,
je surmontai tous ces
obstacles, après sept ou huit mois de
travail. Seize de mes compagnons me suivirent, les
dix-sept autres manquèrent de courage.
« Le duc de Berwick ayant appris
mon aventure, eut ses raisons pour faire publier
que tous mes péchés me seraient
pardonnés si je voulais sortir du royaume.
Et sur ces entrefaites, comme il me fut
rapporté que le frère Elie Marion
était à Montpellier, prêt
à partir pour Genève, après
avoir traité une seconde fois, j'acceptai
l'amnistie, et nous vînmes sous bonne
escorte, avec plusieurs autres frères,
à Genève, en Suisse, où me
voici, grâce à Dieu, en paix, toujours
bénignement visité par les
inspirations de son bon Esprit, et vivant en ferme
espérance, fondée sur la
vérité de ses promesses qui sont
infaillibles, qu'il édifiera de nouveau son
temple et que la gloire de la seconde (ou de la
troisième) maison sera plus grande que celle
de la première. »
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