L'incendie des églises et des
presbytères transformés en forts
effraya les prêtres qui se
réfugièrent tous dans les villes.
Pour les rassurer, Bâville envoya à la
mort des masses d'innocents. Les femmes et les
enfants protestants furent exposés à
sa fureur, les prisons se remplirent, les
échafauds et les gibets furent
souillés de sang huguenot.
Décidés à ne pas
faiblir sous le poids des épreuves, et
à attirer sur eux la
bénédiction de Dieu par leur vie
sainte, les Cévenols résolurent de ne
pas déposer les armes tant que la
liberté de conscience ne leur serait pas
rendue. Le sentiment de la justice de leur cause
leur donna une force surhumaine. Quand le comte de
Roure, lieutenant du roi, enverra un exprès
à Cavalier pour lui demander la raison de
leur prise d'armes, le chef huguenot pourra lui
répondre en toute
vérité :
« Nous n'avons pas pris les armes
pour attaquer, mais pour nous défendre. La
cruelle persécution, depuis longtemps
commencée contre nous et chaque jour
grandissante, nous y a forcés. Puisque l'on
ne veut pas nous laisser en repos dans nos
demeures, mais nous contraindre à abandonner
notre religion, qui, dans notre persuasion, est la
seule vraie, et nous forcer à nous courber
devant des images de bois et de pierre, contre la
lumière et la conviction de notre
conscience, nous préférons
plutôt mourir l'épée en mains
que de nous rendre à la messe.
« Mais nous sommes prêts
à déposer les armes et à les
mettre, aussi bien que notre vie, au service du
roi, aussitôt que la liberté de
conscience nous sera accordée ; que nos
pères, mères et amis seront
libérés des prisons et des
galères, et que l'on cessera de nous tuer
pour cause de religion. »
Le comte de Roure fit dire qu'il n'avait pas
d'ordre de la Cour pour répondre à de
telles plaintes et à de telles
réclamations.
Il fallait donc continuer à se
battre. Les persécutions augmentaient chaque
jour le nombre des
conjurés. Mais que pouvait faire une
poignée de paysans pauvres, souvent mal
armés, manquant de munitions, contre une
armée de vingt mille hommes commandés
par des généraux savants et
expérimentés. Forts de la justice de
leur cause et pleins de confiance en Dieu, ils
combattront pourtant avec une sagesse et un courage
qui feront l'admiration de leurs adversaires,
grâce aux inspirations et aux
révélations du Saint-Esprit.
« La première victoire que
nous remportâmes, dit Cavalier, ne fut pas
grande ; elle fit cependant beaucoup de bruit
dans le pays et détermina quelques jeunes
gens à se joindre à nous, si bien
qu'en peu de jours notre troupe comptait
soixante-dix hommes. La première chose que
nous fîmes, l'ennemi étant hors de
vue, fut de nous jeter à genoux sur le champ
de bataille, de rendre de très humbles
actions de grâces au Dieu tout-puissant pour
son extraordinaire assistance et de le prier de
nous continuer sa bénédiction et sa
protection. Il n'est pas besoin de se demander
pourquoi ce petit succès nous ravissait et
nous encourageait. Notre joie fut d'autant plus
grande que
nous
n'espérions pas la victoire, notre ambition
étant plutôt de nous défendre
que de vaincre. Mais lorsque nous vîmes ceux
que nous considérions comme invincibles
prendre la fuite, nous conçûmes de
grandes espérances pour
l'avenir. »
Cette victoire, en effet, n'était pas
grande. Trente-cinq Camisards novices et mal
armés furent surpris à Saint-Cosme
par cinquante soldats royaux bien armés et
disciplinés. Vingt soldats royaux furent
tués ; les autres s'enfuirent en toute
hâte vers Calvisson. Les Camisards avaient
perdu un seul homme. Il ne faut pas
s'étonner de leur profonde joie et de leur
reconnaissance envers Dieu.
En apprenant la mauvaise nouvelle de la
défaite de sa troupe, le comte de Broglio
résolut d'exterminer les Cévenols. Il
se mit à leur poursuite sans pouvoir les
atteindre. Pendant ce temps, Roland battait la
garnison du Pampidou et désarmait le village
de Saint-André-de-Valborgne.
Le capitaine Bimar, de l'armée
royale, marcha contre les Camisards en disant par tout
qu'avant d'avoir
dépensé les cent pistoles
renfermées dans sa bourse, il aurait
détruit tous les soldats cévenols. Au
point de vue humain, cette ambition était
raisonnable. Mais Dieu combattait avec ses
enfants ; aussi, le capitaine Bimar fut-il
tué et ses soldats mis en
déroute.
« Après cette victoire, dit
l'auteur des Mémoires sur la guerre des
Cévennes, nous rendîmes de
profondes actions de grâces à Dieu
pour son extraordinaire assistance. Nous
dépouillâmes les morts, et leurs armes
furent mises en sûreté. Nous
trouvâmes dans la poche du capitaine Bimar la
bourse de cent pistoles qui nous fut fort
agréable, car nous nous trouvions en avoir
grand besoin. Elle fut employée, en partie,
à l'achat de chapeaux, de chaussettes et de
souliers qui nous manquaient. »
Le 24 décembre, les Cévenols
remportèrent une victoire encore plus
remarquable. C'était un dimanche. Les
protestants des environs avaient été
invités à se réunir à
eux pour le culte. Ils étaient
groupés au nombre d'environ cinq cents quand
ils apprirent que le gouverneur d'Alais, M.
d'Ayguines, averti de ce rassemblement, arrivait
avec
six
cents soldats et une mule chargée de cordes.
Il se vantait, en effet, de ramener les rebelles
garrottés et de les faire pendre aux quatre
coins de la ville. Aussitôt Jean Cavalier
renvoya tous ceux qui étaient venus pour
assister au culte et mit les soldats dans un
retranchement d'où l'ennemi ne pouvait pas
se rendre compte de leur petit nombre. Inutile de
raconter cette lutte où l'ennemi perdit
près de cent hommes, sans parler des
nombreux blessés. Six Cévenols
avaient été tués. La petite
armée resta une heure sur le champ de
bataille pour bénir Dieu qui avait combattu
pour elle. L'ennemi leur avait laissé
d'abondantes munitions et de grandes
quantités d'armes.
Le lendemain, les soldats se
réunirent dans un bois, près de
Vézenobres, pour discuter la question de
l'élection d'un chef. Un grand nombre
était d'avis de nommer Rastanet, homme
courageux et expérimenté. Cependant,
après un débat d'une demi-heure, Jean
Cavalier fut choisi à l'unanimité.
C'est en vain qu'il objecta sa jeunesse et son
inexpérience : - il avait vingt-et-un
ans - il dut accepter.
« J'accepte, leur dit-il, mais sous la
condition que j'aurai sur vous droit de vie, ou de
mort sans être obligé d'en appeler
à un conseil de guerre. » Tous
s'inclinèrent devant sa volonté.
Ajoutons qu'il n'abusa jamais de son
autorité et qu'il ne mit personne à
mort sans avoir pris l'avis de ses six principaux
officiers.
Le nouveau chef était, malgré
sa jeunesse, un homme très remarquable.
Supérieurement doué au point de vue
intellectuel, il était à la fois
prophète, orateur très
éloquent et entraîneur d'hommes.
Les Camisards étaient à ce
moment-là au nombre de deux cent trente.
Malgré leur récente victoire, ils
manquaient d'armes, de poudre, de balles et
d'argent. Ils résolurent de s'en procurer
par deux coups de main d'une audace inouïe.
Sur la route d'Uzès à Anduze se
trouvait le château de Servas. C'était
un vieux repaire, bâti sur une colline haute
et escarpée, dont l'accès
était si difficile qu'il était
impossible de le prendre par force. Ce
château, gardé par
une garnison de quarante hommes, grands
persécuteurs et massacreurs des protestants
du voisinage, incommodait terriblement les
Camisards dont toutes les allées et venues
étaient découvertes. Jean Cavalier
résolut de s'ôter cette épine
du pied. Pour atteindre son but, il s'inspira
beaucoup plus de l'esprit des hommes de l'Ancienne
Alliance que de l'esprit de
Jésus-Christ.
Il ne songea pas à un siège en
règle. Le temps et les moyens lui
manquaient ; il n'avait ni échelles, ni
canons. N'ayant pas la force, il employa la
ruse.
Deux jours avant, il avait mis en
déroute une recrue de quarante hommes qui
s'en allait en Italie. Quelques-uns avaient
été tués et les autres avaient
pris la fuite. En fouillant les vêtements des
morts, un Cévenol trouva dans une poche
d'habit de l'officier qui commandait ce
détachement, un ordre du comte de Broglio,
adressé aux maires et aux consuls, de loger
l'officier et sa troupe. Cet ordre fut
apporté à Cavalier. En voyant les
justaucorps neufs et les chapeaux qui avaient
appartenu aux soldats tués, il conçut
de suite un projet aussi hardi que
périlleux.
Il s'agissait de se servir de cet ordre pour
se faire ouvrir le château de Servas.
Il choisit six de ses meilleurs hommes dont
l'un, blessé au bras dans ce dernier combat,
avait encore sa manche de chemise toute
ensanglantée. Après les avoir fait
lier avec des cordes et habillés en
cévenols, il les fit marcher à la
tête de sa troupe. Douze hommes vêtus
des justaucorps et coiffés des chapeaux pris
aux soldats du roi, les gardaient.
Ainsi équipés, ils
arrivèrent aux Plans, le village le plus
près de Servas. Cavalier se rend chez le
consul, lui dit qu'il est le neveu du comte de
Broglio, qu'il a battu une compagnie de Camisards
et fait six prisonniers. Les voici, ajoute-t-il, je
veux les enfermer dans un lieu sûr
« pour pouvoir les remettre plus tard
entre les mains de mon oncle qui,
immédiatement, les condamnera à
être roués, car il est à
craindre que d'autres Camisards ne viennent la nuit
pour essayer de délivrer leurs camarades. Il
est donc absolument nécessaire qu'ils soient
conduits au château pour être
gardés jusqu'à demain matin ;
alors, je les reprendrai et je continuerai ma
route.
En même temps, le chef cévenol
priait le consul de se rendre au
château et d'informer le gouverneur de
l'ordre de Monsieur de Broglio.
Dès que le consul eut pris
connaissance de l'ordre au bas duquel se trouvaient
les signatures de Bâville et du
général, comte de Broglio, il
s'inclina et courut en informer le gouverneur. En
homme prudent, celui-ci, résolu à
n'en croire que ses yeux, sortit du château
avec un garde. Quand Cavalier le vit venir, il se
hâta à sa rencontre avec ses
prétendus prisonniers et leurs gardiens, en
ordonnant à ses autres soldats de le suivre
à distance.
Après les salutations d'usage, le
gouverneur exprima le désir de voir l'ordre
du comte. Il le lut, puis il jeta un coup d'oeil
sur les prisonniers et dit : « Vous
êtes le bienvenu, Monsieur, je vous
félicite d'avoir fait une si bonne capture,
laissez conduire vos prisonniers dans le donjon, je
vous assure qu'ils seront en sûreté,
et si vous voulez bien me faire la faveur de venir
passer la nuit au château, vous m'obligerez
entièrement. »
Fidèle à son rôle,
Cavalier donna l'ordre aux
gardes de conduire les prisonniers dans le donjon.
Il revint ensuite vers le gros de sa troupe et la
fit mettre en bataille. Un quart d'heure plus tard,
le gouverneur le pria d'entrer et de se
rafraîchir ; puis, pendant que le souper
se préparait, il lui fit faire un tour sur
la plate-forme du château, en lui faisant
admirer sa hauteur et sa solidité.
« Vous devez savoir, lui dit-il, que le
duc de Rohan mit le siège devant ce
château, mais qu'après douze jours, il
fut forcé de le lever. Certainement, je
saurais aussi le garder contre les
barbets » (1).
Pendant le souper, quelques Cévenols
entraient l'un après l'autre, sous
prétexte de se procurer du pain ou un peu de
vin. Ils avaient leur fusil en bandoulière.
Quand leur chef apprit qu'ils étaient
entrés en nombre suffisant pour s'emparer de
la garnison et du château, il donna le signal
convenu. Les Cévenols tombèrent sur
les gardes des portes, firent entrer leurs
camarades, passèrent au fil de
l'épée le gouverneur et la garnison
coupables de nombreuses cruautés commises sur les
protestants du
voisinage, et emportèrent munitions et
provisions, sans oublier de mettre le feu aux
bâtiments. Ils avaient à peine fait
deux kilomètres, qu'un bruit terrible se fit
entendre. Le feu avait sans doute gagné une
poudrière qui, en explosant, fit sauter le
château et renversa les murailles.
Ces nouvelles remplirent de colère le
comte de Broglio. Il rassembla ses troupes pour se
mettre à la recherche de Cavalier, mais il
ne put l'atteindre. Désespéré,
il écrivit au premier ministre pour
l'informer de ce qui se passait. Le
secrétaire d'État Chamillart et
Madame de Maintenon, atterrés par ces
renseignements, crurent devoir en parler au roi,
car jusque-là on lui cachait à peu
près tout. Décidé à
éteindre ce feu, Louis XIV rappela le comte
de Broglio et envoya à sa place le
Maréchal de Montrevel avec dix mille
hommes.
Ce premier coup d'audace fut suivi d'un
second concerté avec Roland. Les deux chefs
se donnèrent rendez-vous dans un bois et
prirent la décision d'aller désarmer
les papistes de Sauve, ville forte, entourée
de murailles et bâtie au pied d'une colline
sur le Vidourle. Pour faire
croire aux habitants qu'ils ne songeaient pas
à les attaquer, ils furent d'avis d'envoyer
quarante hommes mettre le feu à
l'église fortifiée de Monoblet.
En même temps, un officier et
cinquante hommes, ornés de l'image de la
milice catholique, se rendaient à Sauve.
Quand l'officier arriva aux portes de la ville, il
répondit à la sentinelle qui
l'interrogea, qu'il était de leurs amis,
qu'il appartenait à la milice du pays. Il
raconta aussi qu'ils s'étaient
fatigués, lui et ses hommes, à la
poursuite des Camisards. Ils avaient besoin de
prendre un peu de repos dans leur ville.
Le gouverneur de Sauve ne voulut pas d'abord
donner son consentement, mais l'officier se montra
bon garçon, brillant causeur, et il inspira
confiance. Il put donc se rendre avec ses hommes
sur la place du marché. Puis il alla voir
Monsieur de Vibrac, un des seigneurs de Sauve, au
moment où il allait se mettre à
table. Celui-ci invita l'officier et son adjudant
à partager son repas. À table, on
parla des insurgés, de ces pauvres bergers
rebelles et incapables qu'on allait promptement
détruire.
Tout à coup, au dessert, on apprend
que les Camisards s'approchent de la ville. Chacun
se lève pour courir dehors. Roland et
Cavalier arrivaient en chantant un psaume, -
c'était le signal convenu. - Les habitants
de Sauve, effrayés, s'armèrent et
implorèrent l'assistance de l'officier, le
croyant encore un de leurs amis. Celui-ci se
démasque. « À bas les
armes, crie-t-il à la garnison et aux
bourgeois ». À cet ordre
inattendu, surpris et effrayés, s'apercevant
qu'ils sont cernés, ils deviennent immobiles
comme des statues. Roland et Cavalier, avec leurs
troupes, entrent dans la ville, fouillent les
maisons papistes, emportent toutes les armes et les
munitions qu'ils trouvent, puis s'éloignent
après avoir simplement brûlé
une chapelle.
Le Maréchal de Montrevel, né en
1646, avait cinquante-six ans lorsqu'il vint
succéder à M. de Broglio, dans les
Cévennes. C'était un excellent soldat
que le danger n'effrayait pas, mais c'était
un assez médiocre capitaine. Il arrivait
précédé d'une armée
nombreuse. Les catholiques étaient dans la joie.
Fléchier,
l'évêque de Nîmes,
écrivit à son clergé :
« Le roi, enfin, a eu pitié de
nous et a envoyé des troupes
réglées et un Maréchal de
France pour les commander. Nous espérons que
Dieu bénira ses armes et nous rendra
à notre première
tranquillité. » La cour et toute
la France catholique étaient convaincues que
la guerre allait promptement finir par
l'écrasement des Camisards.
Ceux-ci étaient d'ailleurs
effrayés. Comment pourraient-ils lutter
contre des forces dix ou quinze fois
supérieures aux leurs.
Dieu veillait sur son peuple opprimé.
Il vint fréquemment à son secours par
des révélations. En apparence, il n'y
avait dans cette guerre que des hommes combattant
contre d'autres hommes. Ce n'était là
que le côté humain. Jamais les
Cévenols n'auraient pu lutter pendant deux
ans, si Dieu n'avait pas été au
milieu d'eux.
Avant de quitter les Cévennes, le
comte de Broglio voulut se venger. Il attaqua
Ravanel à Caudiac, près de
Nîmes. Son lieutenant, le capitaine Poul, fut
tué et lui-même dut battre en
retraite.
La mort du capitaine Poul n'est pas
ordinaire ; elle rappelle absolument celle de
Goliath par le jeune David. Il y avait, parmi les
enfants de Dieu, un jeune garçon, courageux,
hardi, ne se souciant pas des balles qui sifflaient
à ses oreilles, nommé Samuelet. Poul,
sur son cheval de bataille, le fit penser à
Goliath. Le philistin français, comme le
philistin de l'antiquité, était un
ennemi du peuple de Dieu. Pourquoi n'aurait-il pas
le même sort ? Cette conviction s'empare
avec force de l'esprit de Samuelet. Il s'avance
vers Poul, armé d'un caillou qu'il lui lance
à la tête, et le renverse de son
cheval. Samuelet se précipite sur le
capitaine renversé, lui prend son sabre,
achève de le tuer, monte sur son cheval et
se met à poursuivre les troupes royales
terrifiées.
Le général de Broglio fit des
efforts désespérés pour
arrêter la fuite de ses troupes. Tout fut
inutile. Cette, nouvelle jeta la terreur parmi les
catholiques de Nîmes. « Ce combat,
dit Claude Arnassan, où le fameux Poul fut
tué, avait été prédit
en ma présence, le matin du jour même,
par le chef Cavalier et par un autre frère
de la troupe, lorsqu'il n'y
avait aucune apparence que cette bataille se
donnerait. M. Cavalier étant dans le
château de Caudiac, l'Esprit lui dit que nous
aurions un homme tué et deux
blessés : ce qui
arriva. »
Le lendemain, le chevalier de Saint-Chaptes
vint attaquer Ravanel ; celui-ci lui infligea
une sanglante défaite.
Le comte de Broglio reçut enfin
satisfaction ; le manque de discipline des
Camisards l'aidât à les battre. Ils se
laissèrent surprendre par le colonel
Marcilly pendant qu'une partie d'entre eux
était allée de côté et
d'autre rendre visite à des parents et
à des amis. Jean Cavalier perdit
quatre-vingts hommes dans cette funeste bataille.
Trop faible pendant longtemps pour se battre, il
évitait toutes les rencontres.
Comment une armée de paysans pauvres
pourvoyait-elle à ses besoins ? De
quels moyens usait-elle pour se procurer du pain,
des armes, de la poudre, des balles, des
chaussures, des vêtements et de
l'argent ?
Dès le commencement de la guerre, les chefs
huguenots s'étaient
mis à la recherche des cavernes les plus
inaccessibles de leurs montagnes. Les unes leur
servaient de magasins de blé et de
farine ; dans d'autres, ils fabriquaient de la
poudre et des balles ; quelques-unes furent
transformées en hôpitaux et d'autres
reçurent les vêtements et les armes
pris à l'ennemi.
Comme à l'arrivée des
Cévenols dans les villages catholiques, les
prêtres et leurs fermiers s'enfuyaient dans
les villes fortifiées, les soldats
protestants trouvaient dans les presbytères
et les fermes de grandes quantités de
blé et de seigle qu'ils transportaient dans
des cavernes éloignées les unes des
autres, afin de sauver au moins une partie des
vivres si l'ennemi découvrait quelques-uns
de leurs magasins.
Il y avait parmi les Cévenols des
gens de tous les métiers : des meuniers
pour moudre le blé dans les moulins à
vent ou à eau qui étaient à
leur portée, des boulangers pour
pétrir dans les maisons du pays et cuire le
pain dans des fours que l'on trouvait un peu
partout. Quand l'ennemi détruisit les
moulins à vent ou à eau, les
Camisards en réparèrent
quelques-uns, et, après avoir moulu leur
blé, ils emportèrent le principal
mécanisme et les outils pour les cacher en
lieu sûr afin de pouvoir s'en servir dans
leurs besoins.
Quant au vin, ils en ont rarement
manqué grâce aux caves des
prêtres toujours abondamment garnies. Si
toutefois on en manquait, on buvait joyeusement de
l'eau.
Le bétail des champs pouvait les
fournir de viande, mais ils affirment n'avoir
jamais touché aux troupeaux de leurs ennemis
sans y être contraints par la faim. La chasse
leur fournissait des perdrix, des lapins, des
lièvres et d'autres bêtes.
Comment pouvaient-ils se procurer de la
poudre et des balles en quantité suffisante
pour soutenir une longue guerre, dépourvus
comme ils l'étaient du matériel, des
engins et des ingrédients nécessaires
à leur fabrication ? De nombreux amis
leur en achetaient dans les villes ; les
soldats ennemis leur vendaient quelquefois de la
poudre, sachant qu'elle leur serait payée
chèrement. Enfin, ils avaient parmi eux deux
fabricants de poudre qui se chargeaient d'en faire.
Pour avoir des balles, ils prenaient tout le
plomb des fenêtres dans les
presbytères et les églises ; ils
le fondaient et le coulaient dans des moules faits
par leurs forgerons, Un jour, ils trouvèrent
dans un village, près d'Alais, de grandes
chaudières de plomb, pesant près de
quinze cents quintaux. Il les transportèrent
dans leurs cavernes avec soin et promptitude. S'ils
manquaient de plomb, ils faisaient des balles avec
tous les ustensiles, plats et vaisselles
d'étain qu'ils trouvaient. Les blessures
faites par ce métal étaient
très dangereuses, on en guérissait
rarement, ce qui fit courir le bruit que les
Camisards empoisonnaient leurs balles. La
vérité c'est qu'ils se servaient de
balles d'étain uniquement quand ils ne
pouvaient pas se procurer du plomb.
Quelques cavernes servaient
d'hôpitaux, dans lesquels on transportait les
malades et les blessés. Ceux-ci
étaient très bien
soignés ; ils avaient de bons lits, des
remèdes et deux habiles chirurgiens pieux
qui les regardaient comme des frères et les
traitaient avec intelligence et amour. Ceux qui
moururent entre leurs mains furent très peu
nombreux.
Pour faire vivre trois cents, cinq cents,
mille, puis bientôt de quinze cents à
deux mille hommes, il fallait de l'argent, d'autant
plus que beaucoup de familles cévenoles dont
les chefs étaient soldats, avaient besoin
d'être aidées. Des personnes
charitables en donnaient de temps en temps. Il y
avait souvent pénurie.
Généralement les Cévenols en
trouvaient dans les poches des officiers ennemis et
des soldats tués dans les combats. Un de
leurs adversaires écrivait :
« Les Camisards firent parfois un butin
considérable : après la
défaite de La Jonquière aux Devois de
Martignarques, comme nos officiers tués
étaient tous des gens opulents, pour la
plupart des aînés de maison, ils
avaient des hardes magnifiques, des bagues, des
boucles, des diamants de prix et tout leur argent
dans leurs bourses. La plupart avaient cent
cinquante à deux cents louis ; jugez du
renfort que cela donne aux
Camisards. »
Tout cet argent était employé
à acheter des souliers, des chapeaux, des
vêtements et d'autres choses
nécessaires.
Après chaque victoire,
« les officiers cévenols
ordonnaient de dépouiller les corps des ennemis et
de transporter
leurs
vêtements et autres objets dans des endroits
désignés à cet effet. On avait
ainsi toujours sous la main, pour les besoins
journaliers, des chaussettes, des bottines et des
chapeaux.
Le premier hiver fut très rude ;
le froid était terrible ; les soldats
protestants n'étaient heureusement pas
encore nombreux. « Pour l'ordinaire,
disent les Mémoires sur la guerre des
Cévennes, les soldats endurent avec
patience toutes les privations auxquelles ils sont
exposés durant la campagne, dans
l'espérance d'aller en hiver dans de bonnes
garnisons et d'y oublier leurs labeurs et leurs
fatigues dans un long repos, en se défendant
contre le froid près d'un bon feu et en
recouvrant leurs forces à une bonne table.
Mais nous, nous manquions de tout, privés de
maisons, de lits, de vivres, de pain, d'argent,
ayant à combattre la faim, le froid, la
neige, la misère, la pauvreté,
ennemis plus barbares et plus forts que nos ennemis
ordinaires. Le général de Broglio
espérait bien que nous allions mourir de
froid et de faim. Mais le Dieu tout-puissant
l'empêcha par sa protection et par des moyens
inattendus ; sa providence
ordonna si bien les choses, qu'à la fin de
l'hiver nous nous trouvions en vie et en meilleure
condition que nous ne l'attendions.
« À la montagne de
l'Éternel, il y sera pourvu. »
(Genèse
22: 14).
Quand les huguenots campaient dans un
endroit, ils envoyaient quelques-uns de leurs
hommes vers les habitants des environs pour leur
ordonner de leur fournir les vivres
nécessaires. Par crainte ou par affection,
on leur apportait de quoi manger. Ils agissaient
très honnêtement avec les populations
en n'exigeant jamais rien qui ne fût
absolument utile à leur subsistance.
Dans les temps de pluie et pendant la nuit,
ils s'abritaient autant que possible dans des
masures ou dans des bergeries construites dans les
forêts. Tout cela était peu
confortable et pourtant la bonne humeur ne leur
manquait pas, car Dieu était au milieu
d'eux.
« Nous nous estimions heureux, dit
Jean Cavalier, quand nous trouvions une pierre ou
un morceau de bois pour en faire un oreiller, et un
peu de paille ou des feuilles sèches pour y
coucher avec nos vêtements. Nous dormions,
dans cet état, aussi tranquillement et aussi
profondément que si nous avions
été couchés dans un lit de
plumes. Malgré la dureté de la saison
sur les hautes montagnes, dans la neige profonde et
sur la glace, malgré la rareté de nos
provisions, les marches et contre-marches que nous
étions continuellement obligés de
faire et qui ne nous laissaient que rarement le
temps de laver l'unique chemise que nous avions sur
le dos, pas un seul de nous ne tomba malade. On
aurait pu voir sur notre visage un teint aussi
frais que si nous eussions été
nourris des mets les plus
délicats. »
Cependant le maréchal de Montrevel
arrivait avec des forces considérables. Son
lieutenant Julien, qu'on appelait l'apostat, parce
qu'il avait, comme celui du quatrième
siècle, renié la foi, l'avait
précédé.
Ces nouvelles jetaient la terreur dans
l'âme des chefs camisards. Heureusement,
après la moisson, une quantité
d'hommes et de jeunes gens vinrent leur offrir
leurs services, si bien qu'en septembre la troupe
de Cavalier atteignit le chiffre de huit cents
hommes. Les ennemis les
serraient de très près. Les combats
recommencèrent. Près de Serignac, les
Camisards remportèrent une victoire.
Quelques jours après, ils furent
attaqués à Nages où ils
tuèrent soixante ennemis et prirent une
grande quantité d'armes.
De Nages, ils se rendirent aux environs
d'Uzès, dans le dessein de mettre fin aux
pillages et aux meurtres que commettaient des
papistes appelés Cadets de la
Croix-Blanche. On aurait pu les appeler
brigands, ce nom leur convenait beaucoup mieux.
Sous prétexte de poursuivre les
Cévenols, ils volaient, pillaient,
brûlaient et massacraient sans pitié,
tous les hommes, femmes et enfants qu'ils
rencontraient.
Jean Cavalier en trouva une bande d'environ
trois cents, entre Saint-Chaptes et Garrigues.
À sa vue, ils prirent la fuite. Il put
cependant s'emparer d'une vingtaine de ces brigands
qu'il fit fusiller sur place. Leurs corps furent
exposés sur la grande route avec cette
inscription sur chacun d'eux : Tous les
cadets de la Croix-Blanche que nous prendrons
seront traités de cette manière.
Un certain capitaine Ermite avait grande
envie de battre les troupes protestantes. Quelle
résistance pouvaient opposer ces pauvres
paysans cévenols si peu nombreux, à
des soldats renommés, commandés par
des chefs habiles ? Il vint donc les attaquer
près de Nîmes, mais dès qu'il
vit tomber à ses pieds cinq ou six de ses
hommes, il en fut si terrifié qu'il se
hâta fort rapidement de se réfugier
dans sa forteresse de Saint-Mamert.
Ces victoires n'atténuaient
guère les craintes des Camisards. Des
régiments ennemis étaient
arrivés à Uzès. Le dessein du
Maréchal de Montrevel étaient d'en
faire de nombreux détachements en les
cantonnant dans tous les endroits qui pourraient
être fortifiés et d'où ils
pourraient arrêter les incursions des
Cévenols et les empêcher de se
ravitailler.
Ces nouvelles décourageantes
rendaient perplexes les chefs des enfants de Dieu.
Après s'être consultés sur les
mesures à prendre pour prévenir leur
ruine, ils résolurent d'abord d'essayer de
surprendre ces détachements et de
détruire ces petites places
fortifiées. Il fut aussi
décidé que Cavalier irait combattre dans le
Vivarais
et essayer de soulever la population afin d'y
attirer le capitaine ennemi Julien.
Malheureusement, Bâville eut
connaissance de ces projets. À son
arrivée à Vagnas, en Vivarais, le
chef huguenot se trouva en face du baron de Laforce
qui avait sous ses ordres de nombreuses troupes. De
dix heures du matin à quatre heures de
l'après-midi, la bataille fut très
rude. Finalement, un combat à la
baïonnette laissa la victoire aux
Cévenols. Le baron de Laforce tomba raide
mort sur le terrain.
Mais le brigadier Julien arrivait.
C'était en février 1703.
Écoutons le récit que fait Cavalier
de cette sanglante bataille :
« Julien ne voulut pas nous
attaquer de vive force, dans la crainte
d'être aussi malheureux que le baron, mais il
dressa une embuscade, plaçant, à
l'entrée du bois, un détachement de
grenadiers soutenu par un autre d'infanterie que je
ne pouvais voir, et en postant quelques dragons sur
leurs ailes. Julien avec le reste de ses troupes
occupait un terrain très favorable où
il nous attendait. Voyant qu'il ne bougeait pas, je
pensai qu'il n'avait pas plus de
soldats que je n'en apercevais et, en
conséquence, je ne refusai pas le combat
après avoir si récemment
remporté une complète victoire sur un
officier aussi brave qu'il l'était
lui-même. Nous avançant en bon ordre,
nous commençâmes l'attaque avec une
grande vigueur, mais je m'aperçus, trop
tard, que nous étions tombés dans une
embuscade, car les grenadiers qui étaient
dans le bois avec quelques autres
détachements qu'une neige épaisse
m'avait empêché de découvrir,
tombèrent sur nous, pendant qu'une autre
troupe de grenadiers nous prenait par le flanc.
Attaqués de tous côtés, nous
faisions cependant les plus grands efforts pour
nous dépêtrer ; mais les balles
tombant comme une trombe de grêle, nous
fûmes forcés de fuir la tempête
et d'essayer de gagner un bois, qui, par une
heureuse providence, se trouvait près de
notre gauche.
« Le mauvais temps et la fatigue
contribuèrent beaucoup à notre
défaite, car nos armes mouillées
étaient hors de tout usage. Quand à
moi, j'échappai au danger par une faveur
singulière du ciel. Au commencement, du
combat, j'étais à cheval et j'y
restai jusqu'à l'attaque
de flanc des grenadiers qui m'obligea de mettre
pied à terre pour encourager mes
soldats.
« Je m'avançai très
avant, au milieu des ennemis, dans
l'espérance que mes gens me suivraient, mais
voyant qu'ils ne le faisaient pas, je dus, aussi
rapidement que possible, me jeter dans un bois
voisin. Les grenadiers continuèrent à
me poursuivre alors que je cherchais à
gagner les profondeurs de ce bois, mais la fatigue
et la neige, dans laquelle mes pieds
s'enfonçaient, retardaient beaucoup ma fuite
et je faillis être pris.
Parmi ces grenadiers, il y en avait deux, de
braves compagnons, qui me talonnaient de si
près que je fus contraint de m'arrêter
pour me servir d'une paire de pistolets que j'avais
à ma ceinture. Je ne manquai pas le
grenadier le plus proche de moi, et le second
à la vue de son camarade tué et de
mon autre pistolet, que j'armais, s'arrêta
court et me laissa me retirer tranquillement au
petit pas.
Ce n'était pas trop tôt, mais
il me fallait passer par d'autres dangers, car
partout se trouvaient d'étroits
défilés dont l'ennemi avaient pris
possession. Les rivières étaient débordées et tous
les passages gardés, aussi je ne
découvrais aucun moyen d'éviter tant
de pièges.
« Cependant il fallait tenter une
évasion ; dans ce but, je
pénétrai plus avant dans le bois
où je rencontrai, presque
désespérés, quatre de mes
soldats ; mais la joie de la rencontre fut de
courte durée, car, une demi-heure plus tard,
j'aperçus au loin une troupe de grenadiers
nous attendant sur la route. C'étaient des
soldats qui, pendant que j'étais
engagé avec l'ennemi, s'étaient
glissés dans le bois par les ordres de
Julien, pour me couper toute retraite avec ceux de
mes gens qui avaient pu se sauver. Quand je vis
qu'il n'y avait plus d'espérance de les
rejoindre et que les grenadiers m'entouraient, je
résolus de combattre jusqu'à la
dernière goutte de mon sang, mais d'essayer
aussi de trouver quelque sentier
écarté qui put favoriser notre fuite.
Ne voyant aucune possibilité de
réussir, je me jetai avec mes hommes dans un
épais fourré. Alors que nous
étions ainsi cachés, nous
découvrîmes, par le plus grand bonheur
du monde, que ce buisson était sur le haut
d'un rocher, où se trouvait une cavité assez large
pour nous abriter et à laquelle, pour ainsi
dire, il servait de porte. Nous n'étions pas
là depuis longtemps, que le buisson avait
repris sa première forme et était
déjà recouvert de neige. Nous
entendîmes marcher plusieurs grenadiers, mais
aucun d'eux n'eut la curiosité de
l'examiner, leur principale affaire étant de
poursuivre les débris de ma troupe et de
nous exterminer jusqu'au dernier.
« Je restai sous ce rocher
jusqu'à la nuit sans être
découvert et le quittai alors dans le
dessein de savoir combien de mes gens vivaient
encore.
« Mais, au soir, le brigadier
Julien, ravi de sa victoire, donna ordre à
ses soldats de cesser la poursuite et de se rendre
à Barjac, à deux heures de marche de
Vagnas. Pour moi, j'errai, pendant toute la nuit,
dans le bois, sans pouvoir en sortir. Je croyais
cependant être loin de l'ennemi, mais,
dès que la lumière du jour parut, je
fus bien surpris en me trouvant sur le champ de
bataille, où j'aperçus Julien,
revenant, avec ses gens, relever les soldats
blessés qu'il avait laissés et
rechercher, dans les broussailles, quelques
barbets.
« Il était très
facile cependant de nous suivre à la piste,
car bien qu'il neigeât beaucoup, la neige ne
pouvait pas couvrir immédiatement la trace
de mes pas. Sur notre route, je vis à peu de
distance une maison où je me rendis pour
m'informer du chemin de Barjac, sous le
prétexte de m'y rendre. J'y trouvai une
femme seule, avec deux enfants : elle me dit
que son mari était à la poursuite des
barbets. Je lui demandai l'un de ses fils pour me
conduire à Barjac, mais soupçonnant
que nous étions des barbets (camisards),
elle refusa, et à peine étais-je
sorti de sa demeure qu'elle envoya l'un d'eux vers
les ennemis qui n'étaient pas loin de
là pour leur donner avis de ma visite. Sans
retard, le brigadier Julien se dirigea vers
l'endroit où il pensait me trouver. Il me
sembla alors qu'il n'était plus même
nécessaire d'essayer de fuir. La neige
couvrait la terre, et nos traces y étaient
si visibles que les ennemis pouvaient
aisément nous découvrir. Mon trouble
fut si grand que je pensais ma dernière
heure venue et que c'était le temps de me
préparer à la mort par de
fréquentes prières et une
entière soumission à la
volonté de Dieu.
Cependant, peu disposé à laisser
connaître à mes gens la
véritable cause de mes craintes, j'aimais
mieux les préparer au martyre, en leur
disant que, si la volonté de Dieu
était que nous périssions, notre
devoir était de nous soumettre que notre
cause était très juste, car nous
tentions de nous défendre des
persécutions dont nous avions à
souffrir, contraires aux principes de la religion
et de l'État, et que pour notre salut nous
devions demeurer inébranlables dans la foi
à l'Évangile et dans la soumission
à la volonté de Dieu. Il serait plus
glorieux pour nous, leur dis-je, de mourir dans un
combat, que d'être pris, menés
à l'échafaud ou brûlés
vifs.
« Après ces paroles,
j'avançai, sans songer au danger, dans
l'appréhension que la mort était
inévitable ; mais, par bonheur, un
ruisseau fut découvert, et l'un de mes
hommes me montra le chemin où nos ennemis ne
pourraient pas retrouver nos traces. Nous en
suivîmes, pendant une demi-heure, le courant
qui nous conduisit directement hors du bois. Un
grand quart-d'heure plus tard, nous trouvions une
ravine que l'eau avait prodigieusement creusée,
dont l'entrée était fermée par
de grandes broussailles entraînées par
le torrent. Nous y entrâmes et,
protégés de notre mieux par ces
branchages, nous y restâmes toute la
journée, périssant presque de faim et
de froid. Depuis deux jours, nous étions
sans nourriture, et l'endroit était si
humide et si froid que nous pensâmes y
mourir. À chaque moment, nous pouvions voir
les ennemis passer devant nous ou les entendre
marcher sur nos têtes, nous mettant dans de
si perpétuelles alarmes, que nous ne
pouvions prendre aucun repos. Je proteste que ce
jour me parût le plus long de l'année,
bien qu'il en fût le plus court. Toutes nos
espérances étaient dans la puissance
de Dieu qui entendit nos prières et aveugla
nos ennemis.
« À la tombée de la
nuit, l'ennemi se retira à Barjac et, sans
tarder, sortant de cet abri avec mes gens, je me
dirigeai vers l'une de nos places,
désignées comme rendez-vous en cas de
malheur. À une demi-heure de là, nous
aperçûmes une petite maison où
nous nous rendîmes pour voir si nous
pourrions y trouver quelque chose à manger.
Un vieillard, qui l'habitait,
fit difficulté pour nous ouvrir la porte
jusqu'au moment où nous lui fîmes
croire que nous appartenions aux troupes royales et
désirions avoir quelque nourriture,
l'assurant que nous saurions bien le
récompenser. Le pauvre homme n'avait que six
oeufs ; il nous les prépara et je les
trouvai meilleurs que tous les ragoûts que
j'ai jamais mangés dans ma vie. Il nous
donna du pain de châtaignes, noir comme du
charbon, qui cependant nous parut exquis, et du vin
aigre. Si bien régalés, nous
demandâmes au campagnard de nous indiquer la
route de Saint-Jean-des-Aumals. Le chemin
était si mauvais que je perdis l'un de mes
souliers dans la boue et fus obligé de
marcher nu-pieds environ deux lieues. Arrivé
près de Saint-Jean, je le renvoyai, lui
donnant une bonne gratification. Je continuai mon
chemin vers la rivière de Cèze, que
ma troupe avait traversée très
difficilement, et même plusieurs de mes gens
s'y noyèrent. Elle était
débordée et gardée de
très près par l'ennemi ; mais,
malgré tant de dangers, il nous fallait
absolument passer cette rivière.
Dans ces moments si troubles, me rappelant
qu'un homme de ma connaissance
habitait près de la Cèze, je me
rendis chez lui. Il fut mis au courant du
malheureux résultat de mon entreprise et du
danger auquel j'avais si heureusement
échappé. Je le priai de faire tous
ses efforts pour faciliter notre fuite. Mon
arrivée le réjouit, car il me croyait
mort. Il m'obligea de rester dans sa maison tout le
jour, bien que l'ennemi fût aux environs.
Vers le soir, je pris congé de lui, le
priant de me fournir quelques moyens de
dépister la vigilance des gardes. Il
m'indiqua un gué où je passai, ayant
de l'eau jusqu'au cou. Je me dirigeai alors vers
Nîmes pour y rejoindre mes amis. Ayant
marché toute la nuit et le jour suivant, je
trouvai trente de mes soldats qui, après
notre défaite, allaient au rendez-vous, et
le soir nous arrivâmes à un village
voisin du bois du Bouquet. J'étais si
lassé qu'avec mes gens je me rendis à
un castel proche d'un hameau, où une vieille
femme protestante me reçut avec grande
bonté. Nous passâmes la nuit
très tranquillement ; mais, au matin,
lorsqu'elle ouvrit la porte, voulant acheter pour
nous quelques provisions au village voisin, elle
fut, très surprise à la vue d'une
sentinelle qui la fit rentrer.
« Nous fûmes plus surpris
encore à cette nouvelle, car il n'y avait
aucune possibilité d'échapper, le
village et le castel étant entourés
par sept ou huit cents hommes de troupe. Je
m'avisai d'un stratagème sur lequel à
vrai dire, je comptais peu, en demandant à
la pauvre femme de ne faire aucun bruit et d'ouvrir
la porte à toute personne qui viendrait y
frapper, sans hésiter. En même temps,
nous nous résolûmes à combattre
jusqu'à la mort.
« Une demi-heure plus tard,
l'officier commandant le détachement, venait
et frappait à la porte, qui lui fut
immédiatement ouverte ; il demanda s'il
n'y avait pas de barbets cachés dans la
maison. Tremblante, elle répondit qu'il n'y
en avait pas. La voyant terrifiée, il pensa
que la vue des soldats causait son
émotion ; cependant, il lui demanda
pourquoi elle tremblait ainsi ? Elle
répondit qu'elle avait été
atteinte longtemps avant d'une très grosse
fièvre et qu'elle était seule, mais
que cependant s'il voulait être assez aimable
pour entrer, il serait le bienvenu, mais qu'elle le
suppliait de ne pas le permettre à ses
soldats, à moins qu'ils ne fissent aucun désordre.
L'officier qui, sans doute, était de
caractère charitable, donna crédit
à cette prétendue maladie de la
vieille femme, eut pitié d'elle, la fit
entrer et ferma la porte. Il donna ordre à
ses soldats de se retirer et reprit le chemin par
lequel, il était venu.
« Le lecteur peut imaginer notre
perplexité d'esprit pendant tout ce temps et
combien grande fut notre joie en les voyant
s'éloigner au moment même où
nous nous attendions à être ensevelis
sous les ruines du castel. Nous restâmes
là le reste de la journée et, partis
au soir, nous nous rendîmes au bois du
Bouquet, distant d'une demi-lieue, continuant notre
route vers Jeuzet, où je trouvai plusieurs
de mes hommes, qui, depuis notre dispersion,
étaient impatients d'avoir de mes nouvelles,
ne sachant si j'étais mort ou vivant.
Ensemble, nous fîmes route jusqu'à
Vézenobres pour savoir ce qu'était
devenu le reste de ma troupe.
Dès que mon messager eut
prévenu mes gens, ils vinrent me rejoindre
à un endroit appelé Colognac.
Impossible d'exprimer notre joie après de si
grandes terreurs, et une telle
espérance de nous rallier de nouveau. Nous
nous regardions les uns les autres, comme si nous
étions ressuscités des morts.
« Après avoir rendu
grâce au Dieu Tout-Puissant, je passai en
revue ma troupe, et ma satisfaction fut grande en
trouvant que le nombre de ceux que j'avais perdus
n'était de loin pas aussi important que je
le craignais, après deux combats, car il ne
s'élevait qu'à cinquante ou soixante
hommes, dont plusieurs s'étaient
noyés en traversant la Cèze. Mais ce
qui m'affligea le plus fut la mort du capitaine
Espérandieu, car je perdais en lui un brave,
un excellent officier, un conseiller, un
ami. »
Il est impossible de ne pas voir dans ce
récit de la bataille de Vagnas la main de
Dieu protégeant visiblement Jean Cavalier.
Avec un témoin de cette époque
héroïque, nous disons aussi :
« Plus j'y pense, ma défiance a
beau s'en défendre, je me trouve
forcé à croire qu'il y avait
là-dedans du miraculeux. » Il est
vrai que les Camisards ont essuyé là
une sanglante défaite, mais peut-être
convient-il ici de se rappeler les paroles d'Elie
Marion : « Je puis protester devant Dieu,
qu'à parler
généralement, nos inspirations ont
été nos lois et nos guides. Et
j'ajouterai, avec vérité, que
lorsqu'il nous est arrivé des
disgrâces, ça a été pour
n'avoir pas obéi ponctuellement à ce
qu'elles nous avaient commandé, ou pour
avoir fait quelque entreprise sans leur
ordre. »
Après la bataille de Vaguas, les
Camisards éprouvaient un grand besoin de
repos. Ils se rendirent dans ce but à une
lieue de Nîmes, dans une ferme, au bas de
Serières ; mais le Maréchal de
Montrevel vint les attaquer. Il fut vainqueur avec
de grosses pertes pour lui, tandis que les
Cévenols, commandés par Ravanel,
perdirent peu de monde.
Poursuivis par Montrevel, de coteau en
coteau, de vignoble en vignoble, ils
s'évadèrent la nuit. Le jour suivant,
le Maréchal donna l'ordre à ses
troupes d'aller prendre possession de tous les
passages pour empêcher les Camisards de se
rendre aux montagnes, mais c'était chose
impossible : ils connaissaient le pays mieux
que lui.
Roland et Cavalier, fort embarrassés
de savoir que faire en face d'ennemis si nombreux,
se réunirent encore à Torniac pour examiner la
situation.
Leurs
troupes, dont le nombre s'élevait à
treize cents hommes, comptaient beaucoup de jeunes
soldats sans armes. La poudre manquait, les
souliers aussi et l'argent. Cavalier, atteint de la
petite vérole, dut se retirer dans une
maison à Cardet, pour s'y soigner et
attendre sa guérison. Mais en attendant, il
fallait absolument des armes et de la poudre.
Roland attaqua dans ce but les garnisons de
Sumène et du Vigan. Tous les habitants
furent désarmés les 3 et 4 mars 1703,
malgré le Maréchal de Montrevel qui
se trouvait tout près, à
Saint-Hippolyte, avec six mille hommes.
Le Maréchal attaqua Roland à
Pompignan. L'action fut sanglante et
opiniâtre. Finalement, les troupes de Roland
et de Ravanel durent se retirer et traverser une
plaine où les dragons foncèrent sur
eux et en firent un terrible massacre. Ce fut une
journée désastreuse
(2).
Très affligés, les Camisards
ne se laissèrent pourtant pas
décourager. Un de leurs détachements
brûla la nuit suivante l'église de
Durfort, pendant que Cavalier se dirigeait vers
Uzès pour essayer de s'approvisionner
d'armes et faire de nouvelles recrues. Il
désarma les papistes de Saint-Esprit,
Bagnols et Brugnières, pendant que Roland
inquiétait les ennemis du côté
de Saint-Hippolyte et de Saint-Jean-du-Gard. Le
maréchal de Montrevel qui croyait avoir
anéanti les Cévenols à
Pompignan, fut surpris et furieux. Il remplit le
pays de troupes qui brûlèrent et
pillèrent plusieurs villages, passant
même quelques habitants. au fil de
l'épée. Des détachements
étaient placés un peu partout sous
les ordres du lieutenant-général La
Lande, des brigadiers Julien et Planque et d'autres
officiers généraux, dans le but
d'empêcher les Camisards de se ravitailler en
vivres et en munitions. Mais les chefs huguenots
formèrent à leur tour de petits
détachements qui travaillaient jour et nuit
avec un admirable succès.
Le maréchal était
désespéré. Il recevait
à la fois trois ou quatre messages lui apprenant
la défaite de
quelques-uns de ses détachements et
l'apparition des Cévenols un peu partout. Il
les croyait donc innombrables quand ils
n'étaient que quelques centaines. Ceux-ci
parcouraient la contrée presque à sa
vue.
Ne sachant plus que faire, il
écrivit, découragé, à
la Cour, de lui envoyer de nouvelles troupes,
déclarant qu'autrement il ne pourrait
vaincre. Ses craintes étaient si grandes
qu'il n'osait plus faire sortir ses soldats des
villes.
Cavalier constatait l'impuissance du
maréchal avec reconnaissance envers Dieu.
« Je n'avais pas, dit-il, plus
d'expérience que mes soldats ; aussi
devions-nous nos succès à la divine
Providence, qui ordonnait toutes choses, nous
soutenant dans nos plus grandes calamités et
faisant des miracles continuels en notre faveur.
N'est-il pas très remarquable, par exemple,
que parfois nous trouvions nos ennemis, bien que
quatre contre un, tellement
découragés, qu'ils ne pouvaient nous
résister ? Ce n'était pas, je
dois le dire, par notre valeur que nous les avions
vaincus, malgré leurs troupes très
disciplinées et notre milice sans
ordre ; mais il
y avait cette différence, que nous
combattions pour notre foi et pour nos
libertés, alors qu'ils combattaient pour un
tyran qui avait violé à la fois les
lois divines et humaines contre ses fidèles
sujets, les contraignant, après une
persécution de trente ans, à prendre
les armes, au mépris de ses serments
sacrés si souvent renouvelés et
enregistrés dans les parlements. »
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