De tous les livres de l'Ancien Testament, le
livre des Psaumes a été
assurément le plus lu par les
chrétiens de tous les temps, et c'est
justice ; car s'il porte le cachet
israélite, il porte encore plus le cachet
humain ; il donne aux éternels besoins
de l'âme et à ses rapports avec Dieu
leur expression la plus haute et la plus pure. Et
puis, n'est-ce pas à ce livre que
Jésus mourant a
emprunté deux des paroles de la croix
(1), et
cette
raison ne suffirait-elle pas, à
défaut d'autres, pour le rendre sacré
aux yeux des disciples du Sauveur ?
Les psaumes sont naturellement devenus
les hymnes de l'Eglise chrétienne, comme ils
avaient été celles du culte
israélite. Chantés en grec dans
l'Eglise d'Orient et en latin dans celle
d'Occident, ils ont continué, dans cette
dernière langue, à faire partie de la
liturgie de l'Eglise romaine.
La Réforme, en simplifiant le
culte et en lui donnant la Bible pour base, se
garda bien de restreindre le rôle du
psautier. Elle l'étendit au contraire et le
fortifia. Traduits en langue vulgaire, les psaumes
eurent, dans les dévotions publiques et
privées des fidèles, une part bien
plus grande qu'au temps où ils n'existaient
que dans une langue morte. Mis en vers, ils
devinrent le recueil de chants religieux des
réformés, et constituèrent une
partie essentielle de leur culte.
Le Psautier huguenot est, de tous ceux
que la Réforme a produits, celui dont
l'influence a été la plus grande et
la plus féconde. Aucun livre, la Bible
exceptée, n'a eu une histoire aussi
glorieuse que la sienne. Ce succès a
été, Il est vrai, d'ordre purement
religieux, et les distributeurs attitrés de
la renommée
littéraire n'y ont contribué en rien.
Les critiques ont accepté, sans toujours la
contrôler, l'opinion de Voltaire
disant :
- Pour tout plaisir Genève psalmodie
- Du bon David les antiques concerts,
- Croyant que Dieu se plaît aux mauvais vers.
Ils ont répété,
après lui, que les psaumes de Marot
« ne peuvent inspirer que du
dégoût » et ne sont
« faits que pour la
populace ; » ou, après La
Harpe, qu' « ils ne sont bons qu'à
être chantés dans les églises
protestantes, » ce qui semble être
le dernier mot du mépris. La plupart des
historiens de notre littérature, les
plaçant au-dessous de toute critique, ne
leur font pas même l'honneur de les
mentionner.
Or, il se trouve que ce psautier,
chassé ignominieusement de notre histoire
littéraire, occupe une place unique dans
notre histoire religieuse. Les protestants
français lui ont voué, par une
compensation touchante, encore plus d'amour que le
reste de la nation. lui prodiguait de
dédains. Ils l'ont relevé de sa
déchéance littéraire, en lui
faisant, dans le domaine religieux, l'une des plus
belles places qu'ait jamais occupé un livre
humain.
Comment expliquer cette
contradiction ? Faut-il penser que, cette
fois, le peuple protestant a eu plus d'esprit que
Voltaire et plus de goût que La Harpe ?
Ou bien faut-il croire que son admiration a fait fausse
route et a donné
une vie factice à une oeuvre
mort-née ? Et ne nous resterait-il
qu'à gourmander ce livre qui s'obstine
à vivre trois siècles après
qu'on a dressé son acte de
décès, comme ces malades qui
s'avisent de guérir en dépit des
arrêts de la Faculté ?
Nous ne prétendons pas
résoudre ce problème, n'ayant pas
l'intention de faire ici du Psautier huguenot une
étude littéraire.
Nous voudrions retracer rapidement
l'histoire religieuse et héroïque du
Psautier huguenot, en nous aidant des beaux
ouvrages de MM. Félix Bovet et 0. Douen
(2), sans
négliger quelques autres sources
d'information. Notre unique ambition serait de
raconter à notre peuple protestant
l'histoire d'un livre qui a contribué, pour
sa bonne part, à faire de nos pères
ce qu'ils ont été, des consciences
incorruptibles et des caractères
indomptables.
Mais avant de retracer les
destinées de l'oeuvre, nous ferons
connaître l'homme qui en fut le premier
ouvrier, Clément Marot. Le contraste est
grand entre le caractère austère de
l'ouvrage et le caractère frivole de
l'auteur, et l'on s'est souvent demandé par
quelle bizarrerie le gai poète de cour put
devenir le psalmiste de la Réforme
française. Il est permis de penser que
l'homme valut un peu mieux que
sa réputation et que, s'il paya trop
largement son tribut à l'esprit de son
siècle, il subit pourtant assez
sérieusement l'influence de la
Réforme pour n'être pas indigne de
composer les hymnes que ses guerriers chantaient en
allant au combat et ses confesseurs en allant au
martyre.
Clément Marot naquit à Cahors vers 1497. Son père, poète de quelque valeur, était valet de chambre de François 1er ce qui valut à son fils l'avantage d'être élevé à Paris, avantage considérable pour le futur poète de la Renaissance et de la Réforme. Voici comment il décrivait plus tard son humeur inconstante d'adolescent :
- Sur le printemps de ma jeunesse folle,
- Je ressemblais l'hirondelle qui vole,
- Puis ça, puis là ; l'âge me conduisait
- Sans peur ni soin où le coeur me disait (3).
Il essaya, en effet, successivement de l'étude des lois et du métier des armes, sans mieux réussir dans l'un que dans l'autre. Sa vraie vocation l'entraînait vers la poésie, et dès lors les vers coulaient de sa plume avec une facilité et une grâce qui annonçaient des temps nouveaux et l'avènement d'un maître. La note sérieuse est complètement absente des premiers essais poétiques de Clément Marot. Les préoccupations religieuses n'ont encore aucune place dans cet esprit frivole, qui déclare que ses « missel, bréviaire et psautier » sont :
- Ovidius, maître Alain Charetier,
- Pétrarque, aussi le Roman de la Rose (4)
Avec de tels maîtres et surtout avec les
influences démoralisantes de la cour de
François 1er, lui eût fallu une
âme plus fortement trempée que ne
l'était la sienne pour résister au
courant. Il serait vain de chercher à
blanchir sa jeunesse des désordres dont il
s'accuse si gaiement lui-même dans ses
oeuvres poétiques. Tout ce qu'on peut dire,
c'est que l'on a peut-être
exagéré, sur la foi de
témoignages suspects, les charges qui
pèsent sur ses moeurs.
Recommandé par François
1er à sa soeur Marguerite, duchesse
d'Alençon, il obtint d'elle une charge qui
l'attachait à sa personne. Cette noble
princesse inspira au poète une affection
profonde et pure, qui s'éleva jusqu'à
l'enthousiasme, comme l'indique ce vers par lequel
il la dépeint :
Corps féminin, coeur d'homme et tête d'ange.
Cette affection, qui fut partagée,
dépassa-t-elle les bornes de
l'amitié ? On l'a cru souvent, parce
qu'on a pris au pied de la lettre certaines
épîtres du poète, où il
exprime à sa protectrice une tendresse plus
brûlante que ne semblait le comporter sa
situation auprès d'elle. Mais
c'étaient là licences permises aux
poètes, et il était entendu, au
seizième siècle, qu'on pouvait
déraisonner en vers tout à son aise,
sans que cela tirât à
conséquence. Marguerite était trop
spirituelle pour ne pas se prêter à ce
jeu et trop sage pour le prendre au
sérieux.
Dans ce commerce épistolaire
entre la princesse et le poète, la note
grave se montre bientôt à
côté de la note légère.
Marguerite, que préoccupaient les questions
religieuses et qui prêtait une oreille
attentive aux enseignements des luthériens,
dut la première ouvrir l'âme de Marot
à un ordre d'idées qui lui
était demeuré étranger
jusqu'alors. Ce fut d'abord sans doute pour se
mettre au diapason de sa royale amie et lui mieux
faire sa cour qu'il parla religion, mais il
paraît s'être intéressé
bientôt pour son propre compte à ces
matières. Toutefois il faut beaucoup de
bonne volonté pour trouver chez lui des
traces de protestantisme dès 1521, et pour
faire de lui « l'un des premiers
disciples de la Réforme, » comme
le fait M. Douen.
Pour donner quelque vraisemblance
à cette précoce conversion, on a
voulu placer à cette époque la
composition de l'Oraison devant le
crucifix,qui porte dans les éditions
ordinaires la date de 1530.(5) Cette
dernière date nous
paraît de beaucoup la plus probable, elle
fait de cette pièce, qui a une importance
capitale dans le développement religieux de
Marot, une oeuvre contemporaine du Miroir de
l'âme pécheresse de Marguerite,
avec lequel elle a une parenté
incontestable.
À ce moment-là, vers 1530,
la muse, légère jusqu'alors, du
poète adopte, avec le langage mystique de
Briçonnet et de ses amis, les doctrines
nouvelles qu'il recouvre. Elle est
décidément sous l'influence de la
Réforme, cette âme en qui parle le
sentiment du péché et qui recourt
à Jésus-Christ pour obtenir le
pardon.
- Ma conscience a sa puissance ouverte,
- Pour stimuler et poindre ma pensée
- De ce que j'ai ta hautesse offensée...
- Tu savais bien que pécher je devoye
- M'as-tu donc fait pour d'enfer tenir voye
- Non, mais afin qu'on connût au remède
- Que ta pitié toute rigueur excède...
- Mais ô Jésus, Roi doux et amiable,
- Dieu très clément et juge pitoyable,
- Fais qu'en mes ans ta hautesse me donne
- Pour te servir saine pensée et bonne ;
- Ne faire rien qu'à ton honneur et gloire,
- Tes mandements ouïr, garder et croire,
- Avec soupirs, regrets et repentance
- De t'avoir fait par tant de fois offense.
- Puis quand la vie à mort donnera lieu,
- Las ! tire-moi, mon Rédempteur et Dieu,
- La-haut, où joie indicible sentit
- Celui larron qui tard se repentit.
Que s'était-il donc passé pour expliquer le revirement survenu dans les pensées de Marot ? Nous l'ignorerions si peu avant sa mort, le poète n'avait écrit un poème étrange, le Balladin (6), où il raconte, sous une forme allégorique, le changement qui s'était opéré dans ses convictions. Il y représente l'Eglise romaine, sous le nom de Symonne, « reine des rois, » fardée de visage et de langage, « aigre et fallacieuse.., » ne jouant, en fait d'instruments de musique, que de « bombardes et canons. » Symonne, décrite par « Jehan de l'Aigle » dans l'Apocalypse, a détrôné Christine, la vraie religion du Christ, a « Mis à mort ses servants, » et, pendant « près de mille ans, » a régné « en riche pompe et orgueil effréné. » Mais le moment est venu où Christine qui « se mussait (se cachait) en un rocher des Saxonnois, » reparaît aux regards des hommes, « aussi entière et, belle que fut oncques. » Elle crie à tous :
Marot décrit en vers touchants la marche victorieuse de la Réforme à travers l'Europe :
- Christine donc parmi l'Europe allait,
- Et doucement ses amis appelait,
- Qui, pour se rendre à la belle aux beaux yeux,
- Laissaient trésors, laissaient, leurs propres lieux
- Abandonnaient leurs parents et eux-mêmes,
- Sentant d'amour les aiguillons extrêmes.
Lui-même, indigne, a été trouvé par elle, et est devenu l'un des amants mystiques de la pure Christine. Voici dans quelles circonstances :
- Tant chemina la belle, qu'elle vint
- Au fleuve Loire, où des fois plus de vingt
- Jeta son oeil dessus moi la première...
- S'approcha près et me dit seulement
- Réveille-toi, il en est temps, ami.
- Tu as par trop en ténèbres dormi
- Réveille-toi. » À si peu de parler,
- Je la connus, et si sentais aller
- Hors de mon coeur une pesante charge
- De griefs tourments, dont me trouvai au large,
- Et au repos de franche liberté,
- Où paravant n'avais jamais été.
C'est donc près de la Loire que Marot dit
avoir entendu l'appel décisif qui l'a fait
rompre avec Rome.
Pour préciser davantage, ce fut
à Blois, en 1527, que, « plus de
vingt fois, » il fut l'auditeur des
doctrines réformées. Celles-ci y
étaient prêchées par un moine
jacobin, Matthieu Malingre, que le poète
devait retrouver plus tard en Suisse, et auquel il
adressait de Genève, le 5 mai 15 43, le
dizain suivant :
- Je ne suis plus tout seul qui s'émerveille
- De ton savoir, bonté, croix et constance ;
- Et des sermons, où grandement travaille
- Mais aussi sont les plus sages de France,
- Et à bon droit car tu es l'excellence,
- Et le premier des Jacobins de Blois,
- Qui tous états à Jésus assemblois,
- Pour tes sermons et ta vie angélique
- En quoi faisant à saint Paul ressemblois
- Cent mille fois plus qu'à saint Dominique.
Dans le poème. allégorique dont nous venons de parler, la pure religion du Christ, sous le nom de Christine, avait ordonné à son nouveau chevalier de laisser pour elle « ses vieilles couleurs, »
- Et pour un bien souffrir mille douleurs.
Déjà, avant d'avoir fait acte d'adhésion à la Réforme, Marot avait eu à souffrir des tracasseries que lui suscitaient les prêtres et les moines, qu'il chansonnait sans pitié, comme dans cette ballade du frère Lubin (7), qui est si vivement tournée :
- Pour mettre, comme un homme habile,
- Le bien d'autrui avec le sien
- Et vous laisser sans croix ni pile,
- Frère Lubin le fera bien.
- On a beau dire : je le tiens,
- Et le presser de satisfaire
- Jamais il ne vous rendra rien,
- Frère Lubin ne le peut faire.
- .........................................
- Il prêche en théologien,
- Mais pour boire de belle eau claire,
- Faites-la boire à votre chien,
- Frère Lubin ne le peut faire.
Les frères Lubin essayèrent de se
venger du poète qui les fustigeait de la
sorte. Un rondeau sur l'Inconstance d'Ysabeau
(8), où
l'on vit une attaque contre l'Eglise, servit de
prétexte à la Sorbonne pour le faire
jeter au Châtelet, sous la prévention
d'hérésie.
C'était en 1526, l'année
qui suivit là défaite de Pavie,
où Marot avait combattu. Le roi était
prisonnier, sa soeur était allée le
rejoindre en Espagne ; de plus, l'Inquisition
venait d'être établie en France.
Privé de ses protecteurs naturels, le pauvre
poète était dans une position
singulièrement fâcheuse. Il se
décida à s'adresser directement
à l'inquisiteur Bouchard
(9).
- Donne réponse à mon présent affaire,
- Docte docteur. Qui t'a induit à faire
- Emprisonner, depuis six jours en ça,
- Un tien ami, qui onc ne t'offensa,
- Et vouloir mettre en lui crainte et terreur
- D'aigre justice, en disant que l'erreur
- Tient de Luther ? Point ne suis luthértiste
- Ni zuinglien, et moins anabaptiste :
- Je suis de Dieu par son fils Jésus-Christ,
- Je suis celui qui ai fait maint écrit,
- Dont un seul vers on n'en saurait extraire
- Qui à la Loi divine soit contraire.
- Je suis celui qui prend plaisir et peine
- À louer Christ et sa mère, tant pleine
- De grâce infuse : et pour bien l'éprouver,
- On le pourra par mes écrits prouver.
- Brief, celui suis qui croit, honore et prise
- La sainte, vraie et catholique Église ;
- Autre doctrine en moi ne veux bouter.
Il n'est que trop évident que le
poète qui se défendait aussi vivement
d'être
« luthériste, » ne
devait pas être un très chaud partisan
de la Réforme. Il y avait loin, en tout cas,
de la foi de Clément Marot, qui se faisait
si humble devant l'inquisiteur Bouchart, à
celle d'un Louis de Berquin, qui allait, trois ans
plus tard, être brûlé en place
de Grève.
Les inquisiteurs ont l'oreille dure, et
la main aussi. Ce fut bien en vain que le
prisonnier-poète essaya d'apaiser, en lui
jetant, en guise de gâteau, une
épître en vers, le Cerbère qui
gardait l'entrée de l'enfer, comme il appela
le Châtelet. Bouchart trouvait sans doute de bonne
prise ce
poète qui, s'il n'était pas un
luthérien pratiquant, était l'un de
ces libres esprits dont Rome a toutes sortes de
raisons de se défier. Marot se tourna alors
vers son ami Lyon Jamet, qui était en
situation de lui être utile, et lui adressa
cette épître charmante où, au
moyen de la fable du Lion et du Rat,
racontée avec une grâce que ne
surpassera pas La Fontaine, il lui demande de le
tirer de peine.
- Or viens me voir pour faire le lion,
- Et je mettrai peine, sens et étude
- D'être le rat exempt d'ingratitude.
- J'entends, si Dieu te donne autant d'affaire,
- Qu'au grand lion, ce qu'il ne veuille faire (10).
Lyon Jamet fit si bien le lion qu'il réussit à arracher son ami des griffes de Bouchart. Usant d'un stratagème qui ne manquait pas d'habileté, il obtint que le poète fût déféré à la juridiction de l'évêque de Chartres, Louis Guillard, qui lui assigna une prison fort douce dans une auberge, où il put laisser passer l'orage et préparer sa vengeance. Il tailla sa meilleure plume et chansonna ceux qui avaient crié, pour le rendre suspect :
- Voilà Clément !Prenez-le,
il a mangé le lard (11) !
Dans une éloquente satire
intitulée l'Enfer, il
dépeignit la demeure vraiment infernale
où on l'avait plongé. Il y attaque
sans merci l'avarice et la vénalité
des hommes de loi et d'Eglise ; il s'indigne
contre les atroces pratiques de la justice de son
temps, et se moque du pape et du
purgatoire.
Le retour de François 1er rendit
la sécurité à Marot et lui
permit de rentrer à Paris, où il
obtint d'hériter de la charge de valet de
chambre du roi, ce qui ne l'empêcha pas
d'aller faire un nouveau séjour au
Châtelet, pour avoir facilité
l'évasion d'un prisonnier. Une spirituelle
épître au roi lui valut la
liberté. Mais il n'était pas homme
à se faire oublier. Sa verve frondeuse ne
tarda pas à ramener sur lui l'attention de
ses ennemis les Sorbonistes. À leurs griefs
anciens, il en ajoutait de nouveaux ; il les
attaquait en face par ses vers toujours plus
entachés d'hérésie.
« Peuple séduit, »
écrivait-il,
- Peuple séduit, endormi en ténèbres,
- Tant de longs jours par la doctrine d'homme...
- Prie à Dieu seul que par grâce te donne
- La vive foi, dont saint Paul tant écrit...
- Mais le mal est en l'avare prêtrise ;
- Car si tu n'as vaillant que ta chemise,
- Tiens-toi certain qu'après le tien trépas,
- Il n'y aura ni couvent ni église
- Qui, pour toi, sonne ou chante ou fasse un pas (12)
D'autres fois, il enveloppait sa pensée sous des déguisements ingénieux, comme dans ces Épîtres du coq à l'âne, où, tout en ayant l'air de jouer aux propos interrompus, il frappait d'estoc et de taille sur les « papelards. » Il s'excusait en même temps de n'en pas dire plus long :
- Tant de brouillis qu'en justice on tolère,
- Je l'écrirais, mais je crains la colère
- L'oisiveté des prêtres et cagots,
- Je la dirais, mais gare les fagots ;
- Et des abus dont l'Eglise est fourrée,
- J'en parlerais, mais gare la bourrée (13)
La Sorbonne, qui avait réussi à
faire brûler Louis de Berquin, devait
souffrir impatiemment les coups d'épingle de
Clément Marot. Elle voyait avec rage ses
vers partout lus, à la cour et à la
ville, et leur auteur jouissant de
l'impunité que lui assurait la faveur du roi
et de sa soeur. En 1531, pendant une grave maladie
du poète, on lui intenta un procès
pour « avoir mangé de la chair
durant le temps de carême, » et il
faillit aller finir sa maladie et sa vie au
Châtelet. L'intervention du roi l'arracha
encore aux « juges
brûleurs, » comme les appelait
Robert Estienne. C'est à ce moment qu'il
adressa à son protecteur l'Epistre au roy
pour avoir esté desrobé, un
chef-d'oeuvre de grâce aimable et
ingénieuse, que l'on
trouve dans toutes les anthologies
(14)
Comme le fait remarquer M. Douen,
« si Marot plaisantait avec tant de
charme, ayant déjà un pied dans le
tombeau, ce n'est pas qu'il voulût
s'étourdir pour ne pas voir la
mort. » Il y pensait, au contraire, avec
ce sérieux que dissimulaient ordinairement
les saillies d'un esprit étonnamment mobile.
Voici sur ses sentiments une épigramme qu'il
adressait à l'un de ses amis :
- Ce méchant corps demande guérison,
- Mon frère cher ; et l'esprit, au contraire,
- Le veut laisser comme une orde prison :
- L'un tend au monde, et l'autre à s'en distraire.
- C'est grand'pitié que de les ouïr braire :
- - Ha ! dit le corps, faut-il mourir ainsi ?
- - Ha ! dit l'esprit, faut-il languir ici ?
- - Va, dit le corps, mieux que toi je souhaite.
- - Va dit l'esprit, tu faulx, et moi aussi :
- Du Seigneur Dieu la volonté soit faite (15) !
Profitant d'un moment où l'inconstant François 1er paraissait pencher vers la Réforme, Marot lui adressa son Sermon du bon pasteur et du mauvais (16), sorte de sommaire versifié des doctrines évangéliques, où il se montre lecteur de la Bible et disciple des réformateurs. Il y oppose le bon pasteur qui paît son troupeau « de l'Écriture sainte, » au mauvais qui nourrit le sien « de songes et de mensonges. » Le poète, qui défend avec force, dans cette pièce les deux grands principes de la Réforme, la justification par la foi et l'autorité suprême de l'Écriture sainte, est incontestablement protestant de conviction, et il ne s'en cache pas. Jusqu'à quel point l'était-il alors de profession ? C'est ce qui demeure fort obscur.
Les fameux placards contre la messe, affichés à Paris dans la nuit du 17 au 18 octobre 1534, vinrent fournir un prétexte à de nouvelles persécutions, et provoquer une tempête devant laquelle le poète dut fuir, bien qu'il n'eût pas trempé dans cette affaire. Les raisons qu'il allégua à son ami Jamet, pour expliquer sa fuite, sont caractéristiques. Il déclare d'abord qu'il ne se sent pas d'humeur à se laisser « convertir... en cendres, » et il donne à ses amis le conseil de l'imiter :
- Or jamais ne vous laissez prendre
- S'il est possible de fuir ;
- Car après on vous peut ouïr
- Tout à loisir et sans colère.
- Mais en fureur de telle affaire ;
- Il vaut mieux s'excuser d'absence
- Qu'être brûlé en sa présence (17)
Ce fut sans doute pour obéir à cette crainte que lui inspirait le bûcher que Clément Marot ne séjourna que peu de temps à la cour de la reine de Navarre, où Il se trouvait pourtant en nombreuse et illustre compagnie. Il ne se sentait pas suffisamment en sûreté auprès de la soeur de François 1er, quelque attachée qu'elle fût elle-même et à Marot et à la cause réformée. Il se retira donc en Italie, auprès de Renée, duchesse de Ferrare, fille de Louis XII, et protectrice, elle aussi, des réformés. Il y fut bien accueilli, et, comme les troubadours du moyen âge, il paya avec des chants l'hospitalité qui lui était généreusement accordée. Mais il aimait la France, et il adressa au roi une belle épître pour se justifier et obtenir son rappel (18) Il s'y plaint de « l'ignorante Sorbonne » dont la haine le poursuit, et « des juges corrompables » qui, « par faute de pécune, » sont inhumains aux innocents. Il ne leur pardonne pas d'avoir fait une descente à son domicile, à Paris, et d'avoir saisi « ses papiers, ses livres et ses labeurs. » Il reconnaît qu'on a trouvé chez lui des livres interdits ; mais, a-t-il soin d'ajouter,
- Cela n'est offense
- À un poète, à qui on doit lâcher
- La bride longue, et rien ne lui cacher.
D'ailleurs, pourquoi ne pas tout lire ? N'a-t-il pas
sous la main le moyen de reconnaître ce qui est bon de ce qui est mauvais ? Cette pierre de touche, c'est la Bible.
- Car l'Écriture est la touche où l'on treuve
- Le plus haut or. Et qui veut faire épreuve
- D'or quel qu'il soit, il le convient toucher
- À cette pierre, et bien près l'approcher
- De l'or exquis, qui tant se fait paraître,
- Que, bas ou haut, tout autre fait connaître.
Voilà, certes, une déclaration franchement protestante, et dont la sincérité ne saurait être suspectée puisqu'elle s'adresse au roi, devant qui le poète aurait eu intérêt à dissimuler ses convictions. Il est vrai qu'il se défend encore d'être « luthériste, » mais il ne cache pas qu'il n'est plus de la religion des « sorbonicqueurs. »
- De luthériste ils m'ont donné le nom,
- Qu'à droit ce soit je leur réponds que non.
- Luther pour moi des cieux n'est descendu,
- Luther en croix n'a pas été pendu
- Pour mes péchés ; et, tout bien advisé,
- Au nom de lui ne suis point baptisé.
- Baptisé suis au nom qui tant bien sonne
- Qu'au son de lui le Père éternel donne
- Ce que l'on quiert : le seul nom sous les cieux
- En et par qui ce monde vicieux
- Peut être sauf ; le nom tant fort puissant
- Qu'il a rendu tout genou fléchissant,
- Soit infernal, soit céleste ou humain ;
- Le nom par qui du Seigneur Dieu la main
- M'a préservé de ces grands loups rabis (19),
- Qui m'épiaient dessous peau de brebis.
L'auteur de cette profession de foi montre assez que, s'il n'ose pas porter le nom de guerre des réformés, il appartient à leur cause par ses convictions intimes. Cette note vibre plus encore peut-être dans la belle invocation qui suit les vers que nous venons de citer :
- O Seigneur Dieu, permettez-moi de croire
- Que réservé m'avez à votre gloire...
- Puisque n'avez voulu donc condescendre
- Que ma chair vile ait été mise en cendre,
- Faites au moins, tant que serai vivant,
- Que votre honneur soit ma plume écrivant
- Et si ce corps avez prédestiné
- À être un jour par flamme terminé,
- Que ce ne soit au moins pour cause folle,
- Ainçois pour vous et pour votre parole
- Et vous supplie, père, que le tourment
- Ne lui soit pas donné si véhément
- Que l'âme vienne à mettre en oubliance
- Vous en qui seul git toute sa fiance ;
- Si que je puisse avant que d'assoupir
- Vous invoquer jusqu'au dernier soupir.
Nous aimons aussi à trouver dans ces poésies de l'exil une autre note qui est habituellement silencieuse chez Marot, celle des affections de famille. Après avoir écrit qu'il a abandonné sans regret la France qui s'est montrée ingrate envers son poète, il se reprend soudain :
- Tu mens, Marot, grand regret tu sentis
- Quand tu pensas à tes enfants petits (20).
Dans une autre épître, il demande qu'on le laisse au moins rentrer en France pour six mois :
- Non pour aller visiter mes châteaux,
- Mais bien pour voir mes petits Maroteaux (21).
Forcé de quitter Ferrare, avec les autres Français, dont Hercule d'Este ne voulait plus souffrir la présence auprès de sa femme, Marot se réfugia à Venise. « C'est là qu'il écrivit sa troisième et sa quatrième Épître du coq à l'âne, où se peint, avec son horreur de la guerre qui sévissait alors en Provence, son aversion pour « la messe et la sainte chattemite » qui ne devait pas désarmer ses ennemis. L'exil n'était plus sans tristesse depuis qu'il avait dû quitter Ferrare où, dans le cercle de Renée et de ses dames, il retrouvait encore une image de la patrie ; ses pensées reprenaient sans cesse le chemin de la France, où l'attendait une famille dont il était séparé depuis plus d'un an (22) » Il s'adressait au dauphin. François, pour lui demander d'intercéder pour lui auprès de son père, pour qu'il l'autorisât à rentrer en France :
- Il le, ferait, si savait bien comment
- Depuis un peu je parle sobrement,
- Car ces Lombards, avec qui je chemine,
- M'ont fort appris à faire bonne mine,
- À un mot seul de Dieu ne deviser,
- À parler peu et à poltronniser (23).
Le roi se laissa toucher par les supplications
de son poète ; mais il mit à son
retour en France la condition qu'il se soumit aux
clauses de l'édit de Coucy, qui exigeait une
abjuration formelle des exilés pour cause de
religion. Il est malheureusement trop certain
qu'après quelques hésitations, Marot
se soumit à cette dure exigence
(24). Une
lettre du cardinal de Tournon à Montmorency,
en date du 14 décembre 1536, ne laisse aucun
doute à cet égard. « M.,
Clément Marot, » écrit-il
de Lyon, « est depuis quelques jours en
cette ville, qui est venu en bonne volonté,
ce me semble, de vivre autrement qu'il n'a vécu,
délibéré de faire abjuration
solennelle dans cette ville devant moi et devant
les vicaires de M. de Lyon
(25) »
Au prix de cette rétractation, il obtint du
roi la permission de « venir en
sûreté et aller en son
royaume. » Il. s'était soumis
à l'humiliante cérémonie de
l'abjuration « et rien,
hélas ! » dit M. Jules
Bonnet, « dans les vers que lui inspira
son séjour à Lyon, ne trahit le
trouble de conscience, le remords qui
succède à un acte de faiblesse
(26). »
Certes, de telles défaillances ne
furent pas sans exemples au seizième
siècle, et la crainte du bûcher fit
capituler plus d'une conscience ; mais elles
furent le plus souvent rachetées par un
repentir sincère et profond. Ce qui aggrave
la faute de Marot, c'est qu'elle n'eut d'autre
motif que son désir de rentrer en France.
Chez lui, évidemment, la conversion
n'était pas descendue de la tête
jusqu'à la conscience et jusqu'au
coeur.
Revenu à Paris en 1537,
réintégré dans les fonctions
qu'il occupait auprès du roi, Clément
Marot redevient poète de cour, en attendant
que la haine de ses ennemis et l'humeur changeante
du roi lui fassent reprendre le chemin de l'exil.
Il se remet à adresser des compliments aux
dames et décoche de vives épigrammes
contre Sagon et La Huetterie, deux rimeurs de bas
étage que
l'on avait lâchés sur lui. Il s'occupe
en même temps de poésie
religieuse ; il écrit la Mort du
juste et du pécheur, dont chaque strophe
a pour refrain : « La mort est fin
et principe de vie ; » le Chant
royal chrestien, qui a pour refrain :
« Santé au corps et paradis
à l'âme, » poèmes
dont on peut dire qu'ils sont pavés de
bonnes intentions, comme le chemin d'un certain
lieu auquel Marot avait comparé la prison du
Châtelet.
Ce fut dans cette période de sa vie qu'il
aborda enfin la traduction des psaumes, dont il
avait eu l'idée et commencé
l'exécution dès 1533. Elle ne parut,
du moins à Paris, qu'à la fin de
1541, après avoir, sous sa forme manuscrite,
circulé à la cour, où elle
excita un véritable enthousiasme, et
reçu les éloges de Charles-Quint,
lors de son passage dans la capitale. Cette
première édition, qui contenait
trente psaumes seulement, portait l'approbation de
la Faculté de théologie de Paris, qui
ne craignit pas de se contredire plus tard en
condamnant l'ouvrage.
Ce succès de ses psaumes ne fut
qu'une éclaircie de courte durée dans
le ciel désormais assombri du poète.
Menacé d'être enveloppé dans la
persécution qui suivit l'édit royal
du 30 août 1542, il reprit son bâton
d'exilé et se dirigea vers la Savoie,
d'où il gagna Genève en novembre de
cette même année. Sur son séjour en Savoie,
nous n'avons d'autre témoignage qu'une
épître en vers à M. Pellisson, président de Savoye
(27), où
le poète, à court d'argent, sollicite
des secours de celui qu'il appelle « un
Cicéron quant à l'art
d'éloquence, un Salomon en jugements
parfaits, un vrai Crésus en biens et
opulence. » De telles hyperboles
faisaient trop partie du bagage littéraire
du poète de cour pour qu'il y ait lieu de
s'en étonner.
Le séjour de Marot à
Genève paraît avoir duré une
année environ, de la fin de 1542 à la
fin de 1543. Dans cette cité, qui
commençait sa glorieuse mission de ville de
refuge de la Réforme française, quel
accueil rencontra Marot, qui y arrivait
« en grande
pauvreté ? » Tout permet de
penser qu'il y fut bien accueilli. Sa
réputation de grand poète l'avait
précédé, mais ce qui dut plus
encore lui ouvrir les portes et les coeurs des
Genevois, ce furent d'abord les persécutions
qu'il avait subies, et puis ces
« Psalmes » mis par lui
« en rime élégante et
raison, » comme lui écrivait
Matthieu Malingre, qui le félicitait sur ses
psaumes :
- Qu'on chante au temple en forme d'oraison
- Dont mention de toi en sera faite
- Tant que de Christ la maison soit défaite (28).
Ce dut être avec une vive émotion
que le poète entendit,
pour la première fois, sous les voûtes
de Saint-Pierre, ses psaumes chantés, non
plus par quelques belles dames de la cour des
Valois, mais par le peuple chrétien
réuni pour le culte. Il dut avoir alors le
pressentiment de succès plus purs que ceux
qui lui avaient souri dans sa « jeunesse
folle. » On a dit qu'il est plus glorieux
de faire : les hymnes d'un peuple que de faire
ses lois : Marot a connu cette
gloire-là avant de mourir.
On lui demandait de toutes parts de
poursuivre l'oeuvre commencée.
« Dépêche-toi, »
lui écrivait Malingre,
- Dépêche-toi, ô poète royal,
- De besongner comme servant loyal,
- Et d'achever le Psautier davidique.
- L'oeuvre sera chef-d'oeuvre poétique
- Parfais-le donc, comme nous l'attendons (29)
Un homme dut mettre plus d'insistance que
personne à engager le poète à
se remettre à son travail de traducteur. Cet
homme était Calvin. Préoccupé
de bonne heure de fournir aux jeunes églises
réformées un recueil de chants
sacrés, il avait mis à profit le
travail du poète parisien, en y ajoutant
quelques essais de traduction faits par
lui-même précédemment. Il
devait lui tarder de voir se compléter ce
recueil trop restreint pour les besoins du culte.
À ces instances vinrent s'en
joindre d'autres, celles mêmes de
François 1er, qui fit savoir à son
poète, exilé que de nouveaux psaumes
lui seraient agréables. Marot
répondit par ce huitain, qui porte la date
de « Genève, le quinziesme de mars
1543 » :
- Puisque voulez que je poursuive, ô Sire,
- L'oeuvre royal du Psautier commencé,
- Et que tout coeur-aimant Dieu le désire,
- D'y besongner m'y tiens pour dispensé (30).
- S'en sente donc qui voudra offensé ;
- Car ceux à qui un tel bien ne peut plaire
- Doivent penser, si jà ne l'ont pensé,
- Qu'en vous plaisant me plaît de leur déplaire (31).
Marot travailla beaucoup pendant son séjour d'un an à Genève. Outre la traduction en vers de vingt psaumes, il composa cette ravissante épître aux dames de France, qu'il mit, en guise de préface, à ses Cinquante psaumes, et où les réminiscences mythologiques viennent se mêler aux émotions religieuses (32).
- Quand viendra le siècle doré
- Qu'on verra Dieu seul adoré,
- Loué, chanté, comme il l'ordonne,
- Sans qu'ailleurs sa gloire l'on donne
- Quand n'auront plus ni cours ni lieu
- Les chansons de ce petit dieu
- À qui les peintres font des ailes ?
- 0 vous, dames et demoiselles,
- Que Dieu fit pour être son temple,
- Et faites, sous mauvais exemple,
- Retentir et chambres et salles
- De chansons mondaines et sales,
- Je veux ici vous présenter
- De quoi sans offense chanter
- Et, sachant que point ne vous plaisent
- Chansons qui de l'amour se taisent,
- Celles qu'ici présenter j'ose
- Ne parlent certes d'autre chose.
- Ce n'est qu'amour : Amour lui-même,
- Par sa sapience suprême,
- Les composa, et l'homme vain
- N'en a été que l'écrivain.
Plus loin, il célèbre l'âge d'or qui verra le chant des psaumes remplacer partout celui des chansons frivoles :
- O bien heureux qui voir pourra
- Fleurir le temps que l'on orra (33)
- Le laboureur à sa charrue,
- Le charretier parmi la rue,
- Et l'artisan en sa boutique,
- Avecques un psaume ou cantique
- En son labeur se soulager !
- Heureux qui orra le berger
- Et la bergère au bois étants
- Faire que rochers et étangs
- Après eux chantent la hauteur
- Du saint nom de leur Créateur !
- Souffrirez-vous qu'à joie telle
- Plutôt que vous Dieu les appelle
- Commencez, dames, commencez,
- Le siècle doré avancez,
- En chantant d'un coeur débonnaire
- Dedans ce saint cancionnaire (34),
- Afin que du monde s'envole
- Ce dieu inconstant d'amour folle,
- Place faisant à l'amiable
- Vrai Dieu d'amour non variable.
Certes, l'homme qui composa ces beaux vers avait
entrevu une gloire plus haute que celle que les
muses profanes devaient jeter sur sa
mémoire : la gloire de donner au peuple
chrétien des hymnes qui expriment sa foi et
ses espérances.
Ce fut probablement aussi à
Genève que Marot composa la Complainte
d'un pastoureau chrétien
(35), où
il se représente sous l'image d'un berger
chassé loin de sa bergerie et adressant sa
plainte à Dieu, qu'il invoque sous le nom de
« Pan, dieu des bergers. » Il
s'y plaint avec une mélancolie touchante
d'avoir été séparé de
sa femme Marion,
Mais ce qui l'afflige plus encore que ses maux personnels, c'est
- De voir à l'oeil le très piteux massacre
- Que faux pasteurs font en ton temple sacre (36).
- De voir aussi les actes inhumains
- Que chacun jour commettent de leurs mains.
Il s'émeut au souvenir de ces faux pasteurs, dont il dénonce « les faits séditieux »
- Las ! quantesfois j'ai vu de mes deux yeux
- De ces pasteurs les faits séditieux !
- Las ! quantesfois sous sainte couverture,
- Aux agnelets ont fait tort et injure...
- Ce sont renards qui, sous simples habits,
- Vont dévorant les plus tendres brebis.
- Ce sont des loups qui les troupeaux séduisent
- Du droit chemin, et à mal les induisent.
- Ce sont voleurs, qui sous le toit champêtre,
- Ne sont entrés sinon par la fenêtre.
Puis le poète élève sa protestation contre l'intolérance qui interdit aux pastoureaux chrétiens de
- Chanter de Dieu et de son divin nom,
- Pour par nos chants accroître son renom.
- Ne sont-ce pas défenses trop étranges
- De prohiber, annoncer tes louanges
- Parmi les champs ou en temple sacré,
- Comme je sais que bien te vient à gré ?
Ces poèmes de l'exil prouvent qu'en mettant son talent au service des idées évangéliques, Clément Marot ne tarit pas en lui la source de l'inspiration. Il en avait bien le sentiment lorsqu'il écrivait à un ami :
- Si l'on m'a pris tout ce qui se peut prendre,
- Ce néanmoins par mont et par campagne
- Le mien esprit me suit et m'accompagne.
- Malgré fâcheux j'en jouis et j'en use.
- Abandonné jamais ne m'a la muse (37)
Genève ne dut pas toutefois être
pour Marot un séjour de prédilection.
Passer sans transition de la cour de
François 1er à la Genève de
Calvin, c'était se transporter aux antipodes
au point de vue moral. Le poète insouciant
et rieur dut souffrir de la contrainte que lui
imposaient les sévères règles
de moeurs que le réformateur avait fait
adopter, et il ne faut pas s'étonner qu'il
les ait enfreintes plus d'une fois. Toutefois, s'il
y avait incompatibilité d'humeur entre
Calvin et lui, il n'est pas prouvé qu'il y
ait eu conflit. Une pareille lutte eût
laissé quelque trace, soit dans les lettres
du réformateur, soit dans les vers du
poète, soit dans les registres du
consistoire. Or, Calvin ne mentionne Marot qu'en
passant dans deux lettres à Viret ; et
quant aux registres du consistoire, il n'y est
question de Marot qu'une fois à propos d'une
partie de trictrac entre Bonivard et lui, qui
attira à
Bonivard le désagrément d'être
cité devant le consistoire pour avoir
à rendre compte de cette infraction aux
ordonnances. Si Marot ne fut pas cité, ce
fut sans doute parce qu'il prit les devants en
quittant cette ville, où l'on ne pouvait pas
jouer aux dés avec ses amis sans être
admonesté.
La mésaventure de Marot a
excité l'indignation de ses biographes, qui
dénoncent à ce propos le rigorisme de
Calvin. Ces protestations contre le régime
disciplinaire établi par le grand
réformateur, constituent à la fois un
anachronisme et une injustice un anachronisme parce
qu'elles oublient que le seizième
siècle n'est pas le vingtième, et une
injustice parce qu'elles ne tiennent pas compte de
ce fait que c'est à sa forte discipline
morale que Genève doit son incomparable
rôle historique de place forte de la
Réforme française.
Il peut être intéressant de
mentionner le jugement que porta sur Marot, Th. de
Bèze, qui fut son continuateur et son
admirateur et n'eut aucun mauvais vouloir contre
lui, puisqu'il lui donna une place dans ses Icônes, à côté des
réformateurs et des martyrs de la
Réforme « Il fit un notable
service aux Églises, et dont il sera
mémoire à jamais, traduisant en vers
français un tiers des psaumes de
David.
Mais au reste, ayant passé
presque toute sa vie à la suite de la cour
(où la piété et
l'honnêteté n'ont guère
d'audience), il ne se soucia pas beaucoup de
réformer sa vie peu
chrétienne. » Dans son Histoire ecclésiastique,
il
dit encore : « Ayant
été toujours nourri en une
très mauvaise école et ne pouvant
assujettir sa vie à la réformation de
l'Évangile, il s'en alla passer le reste de
ses jours en Piémont
(38) ».
Les derniers mois de la vie de
Clément Marot sont enveloppés d'une
obscurité profonde. Retourné en
Savoie vers la fin de 1543, il traversa les Alpes
au printemps suivant, après avoir appris la
nouvelle, des succès remportés par
les armes françaises en Piémont, et
s'offrit, dans un moment d'enthousiasme
patriotique, à servir d'Homère
à l'Achille (le duc d'Enghien) qui venait de
remporter la victoire de Cérisoles. La mort,
qui le surprit à Turin, au mois d'août
1544, à l'âge de quarante-sept ans,
brisa sa lyre au moment où il songeait
à y ajouter une nouvelle corde.
Sa dernière inspiration
poétique, que la mort ne lui laissa pas le
temps d'achever, fut encore une oeuvre religieuse,
qui prouve que son retour au catholicisme n'avait
en rien changé ses convictions intimes.
C'est cette pièce, le Baladin
(39),
que nous
avons analysée plus haut et où nous
avons trouvé quelques renseignements sur la
crise qui l'amena au protestantisme. Ce fut son
testament religieux. Toutefois, comme s'il fallait
que les deux religions rivales se disputassent
jusqu'au bout le grand poète de la Renaissance,
l'Eglise
romaine,
qui n'avait pas eu son âme, eut son corps,
qu'elle fit ensevelir dans une église de
Turin, et sa fille qui s'ensevelit elle-même.
dans un couvent près d'Alençon.
Il nous reste, en terminant, à
résumer notre impression sur le talent et le
caractère de Clément Marot,
d'après sa vie et ses écrits.
Il fut plus grand, cela est
incontestable, par le talent que par le
caractère. Il occupe le premier rang parmi
les poètes du seizième siècle,
aussi bien par le mérite de ses oeuvres que
par leur date. C'est lui qui a sonné la
diane des poètes au matin de la grande
Renaissance, qui a donné à la France
sa langue et sa littérature
définitives. Ce poète des princes a
été aussi le prince des
poètes, et il s'est montré, bon
prince envers cette vieille langue du moyen
âge que ses successeurs ont appauvrie sous
prétexte de l'anoblir. Il représente
la dernière et brillante floraison de la
poésie des trouvères
s'épanouissant sous les chauds rayons de
l'antiquité classique retrouvée.
Tandis que les poètes de l'école de
Ronsard, de trente ans plus jeunes, ont l'air
vieillot et caduc, Clément Marot doit
à la saveur gauloise de ses vers, à
leurs grâces naïves et à leur
accent personnel, de n'avoir pas vieilli.
Devrons-nous admettre que ses
poésies religieuses font
exception, et reconnaître qu'il s'est
fourvoyé en essayant de sortir de cet
« élégant
badinage, » dans lequel la critique,
d'accord avec Boileau, a voulu l'enfermer ?
Nous pensons qu'il y a là une
prévention qui n'est pas justifiée.
Sans doute, le poète a habituellement plus
de verve et plus d'inspiration dans les sujets
légers que dans les sujets sacrés, et
cela pour cette raison qu'ils lui sont plus
familiers. Toutefois, il lui est arrivé
souvent de trouver de nobles et purs accents pour
exprimer les émotions religieuses. Alors,
pour parler avec Victor Hugo, « son vers
porte à sa cime une lueur
étrange, » cette lueur que jette
sur les oeuvres du génie humain le
rayonnement, même affaibli, des
vérités éternelles.
En Clément Marot, l'homme est
plus difficile à juger que le poète.
C'est que le poète continue à vivre
dans ses oeuvres, tandis que l'homme, - ondoyant et
divers, - ne nous est que bien imparfaitement
connu. Ses poésies demeurent la source
à peu près unique de nos informations
sur son caractère et sur sa vie, et c'est
justement à elles qu'il doit sa
réputation de poète frivole et
épicurien. Pesé à la balance
de ses propres oeuvres, le poète de
François 1er a été
trouvé léger. Ce jugement ne saurait
être, réformé. Toutefois, il
résulte d'une étude attentive de ses
oeuvres, que cette nature, que l'on a cru simple,
est fort complexe, et qu'elle échappe, comme
c'est le cas pour d'autres hommes de la
Renaissance, à toute tentative de
classification rigoureuse. La frivolité y est plus
à la surface qu'au fond ; elle est une
grâce (ou un vice) d'état du
poète de cour, plutôt qu'une incurable
faiblesse de son âme. Que l'amitié de
Marguerite d'Angoulême ouvre cette âme
à des sentiments religieux, que la lecture
de la Bible vienne l'initier aux vivifiants
enseignements du pur christianisme, et un nouveau
Marot nous apparaîtra, le Marot protestant et
persécuté, l'amant de Christine, pour
employer son langage allégorique, et le
traducteur des Psaumes. En lui, l'homme nouveau
s'ajoute à l'homme ancien, plutôt
qu'il ne se substitue à lui, et le
chrétien tâche de faire bon
ménage avec le païen. Dans ses
préfaces versifiées des Psaumes, il y
a un curieux mélange du sacré et du
profane : Pan et Jéhova, le
Saint-Esprit et Apollon, les Muses et la harpe de
David se rencontrent dans une promiscuité
qui serait impie si elle était voulue. Cette
même confusion a existé dans le
caractère et dans la vie du poète,
« qui avait été à
mauvaise école, » comme le disait
Bèze, non sans raison.
Ces réserves faites, il ne faut
pas oublier que, si défectueuse qu'ait
été la foi évangélique
du poète, elle lui attira la
persécution. Il lui sacrifia sa situation
à la cour des Valois, son repos, sa patrie
et sa famille, et pour elle il mourut en exil. Ce
sont là des titres qui ont bien quelque
valeur.
Dans les premiers âges de
l'Eglise, on estimait que, si un néophyte
était appelé au martyre avant d'avoir
été baptisé, le baptême
de sang remplaçait amplement le baptême d'eau
et rendait celui-ci superflu. Marot n'a pas droit
à une place au martyrologe, mais il souffrit
pour cet Évangile, dont il fut le
néophyte plutôt que le fidèle.
Ce serait assez pour que sa mémoire nous
fût chère, lors même qu'il
n'eût pas donné à nos
Églises le Psautier, dont nous allons
parler.
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